Médiapart - 22 septembre 2012 |
Par Philippe Riès
Dans le Piémont, de notre envoyé spécial
Dans les caves monumentales de Fontanafredda, creusées sous le beau vignoble en amphithéâtre romain développé par Emmanuel Albert, fils morganatique du premier roi d’Italie Victor Emmanuel II, une plaque en cuivre signale que le 26 juillet 1986 Carlo Petrini et ses camarades y tinrent le premier congrès d'Arcigola, précurseur du mouvement mondial Slow Food. À défaut de changer le monde en prenant le pouvoir, ces militants venus de la gauche révolutionnaire allaient partir de la base pour s’attaquer à la domination du rapport de l’homme à la nourriture et à la terre par l’agro-business et la « mal bouffe » de la restauration rapide.
Le vignoble de Fontanafredda© phr
L’arrivée le 19 septembre à Bruxelles des marcheurs de la « Good Food » (la « bonne bouffe »), reçus par le commissaire européen à l’Agriculture Dacian Ciolos et de nombreux députés au Parlement européen, est la reconnaissance par les organisations de terrain, dont Slow Food, que la bataille institutionnelle pour une nouvelle Politique agricole commune (PAC) européenne, à définir d’ici le 1er janvier 2014, est une échéance incontournable. En partie parce que le Traité de Lisbonne accorde pour la première fois au Parlement européen un pouvoir de codécision sur la PAC et que le compromis nauséabond habituel entre Paris et Berlin en faveur du statu quo pourrait passer moins facilement. Même si l’alignement des deux principaux groupes, le PPE et le PSE, sur les intérêts de l’agriculture intensive n’incite guère à l’optimisme.
« Slow Food n’a pas les moyens d’investir des sommes considérables dans le lobbying », indique Paolo di Croce, directeur de Slow Food International, au siège du mouvement à Brà, dans les anciens bâtiments magnifiquement restaurés de l’Agenzia di Pollenzo, ancienne tour de contrôle du considérable patrimoine agricole de la dynastie de Savoie. « Nous avons plein d’idées, mais pas d’argent. Il nous faut démontrer aux hommes politiques, à Bruxelles et dans les Etats membres, que les gens veulent que les choses changent », explique-t-il.
L'Agenzia, siège de Slow Food © phr
Dans le camps d’en face, celui de la « mal bouffe », l’agro-business est déjà sur le pied de guerre, soutenu par les organisations syndicales majoritaires, dont la FNSEA française, désormais présidée (une nouveauté) par un agro-industriel. Objectif : s‘assurer que le budget de la PAC, le premier de l’Union européenne, sera encore fois « sanctuarisé » et restera au service de « l’agriculture puissance », l’essentiel des subventions bénéficiant à quelques milliers de très grandes exploitations, aux fabricants d’intrants pour une agriculture chimique et mécanisée et à la grande distribution qui assure ses débouchés.
Pas un problème de riches
«Il n’est pas vrai que la bonne nourriture doive être réservée aux gens riches», reprend Paolo di Croce. Le mouvement Slow Food a travaillé à se défaire de cette image «bobo» d’une alimentation produite pour des privilégiés par des privilégiés. Le réseau est complété par Terra Madre (Notre mère la Terre), qui rassemble aujourd’hui des milliers de producteurs et d’acteurs de la chaîne alimentaire à travers la planète, au service de la qualité, de la biodiversité et du développement durable. Les communautés locales et le fonctionnement en réseau sont au cœur de la philosophie du fondateur Carlo Petrini.
Mais le «Salon du goût», organisé tous les deux ans à Turin, est un événement destiné à mobiliser le grand public en faveur d’une nourriture «bonne, propre et équitable», le slogan de Slow Food. Et de desserrer ainsi l’étau dans lequel l’agro-business et la grande distribution tiennent les agriculteurs. «Le problème numéro un des petits fermiers est qu’ils sont isolés», relève Paolo di Croce. Pour des raisons économiques autant que politiques, établir ou rétablir le lien direct entre le producteur et le consommateur est donc essentiel.
Hommage du vice à la vertu, les géants de la «mal bouffe», notamment américains, ont essayé de courtiser le mouvement, qui revendique 100.000 adhérents dans le monde, à l’instar du patron de McDonald en Italie qui est venu à l’Agenzia avant de lancer une campagne publicitaire sur le thème : «Fast and Slow have never been so close» ("Rapide et Lent n’ont jamais été aussi proches"). De l’agro-business à la grande distribution en passant par la restauration rapide, c’est à qui récupèrera au mieux le mouvement d’éveil des consommateurs à la réalité de ce qui arrive dans leurs assiettes.
Après l’Italie, c’est d’ailleurs aux Etats-Unis, empire de la mal bouffe industrielle, que Slow Food a connu la croissance la plus importante, y compris dans un Etat fédéré comme le Kentucky, plus généralement connu à l’étranger comme la patrie de «KFC» (Kentucky Fried Chicken). Pas vraiment étonnant dans un pays où la lutte contre l’obésité, une plaie sociale fabriquée par l’industrie agro-alimentaire, est devenue une cause nationale embrassée par la Première Dame Michelle Obama.
Et ce n’est pas seulement un problème de pays riches, comme on le croit trop fréquemment. «L’Afrique est la nouvelle frontière de Slow Food», explique Roberto Bordese, le président de la branche italienne du mouvement. Il a déjà essaimé dans 25 pays du continent noir, avec notamment le projet de «Mille jardins pour l’Afrique». «Même l’Afrique est en train de perdre le lien direct avec la nourriture et le diabète y devient un problème à cause de la junk food qui y est exportée depuis l’Europe», dit-il.
«Combattre la faim ne signifie pas seulement empêcher les gens de mourir de faim», reprend Paolo di Croce. Slow Food est opposé à l’aide alimentaire internationale, une subvention déguisée à leurs exportateurs qu’Américains et Européens déploient cyniquement, sauf pendant les deux premières semaines d’une situation d’urgence quand la production locale ne peut pas répondre, explique-t-il.
Culture locale et mondialisation
A contempler, depuis des villages hauts perchés comme Monforte ou La Morra, le paysage magnifique et tiré au cordeau des Langhe, ces collines du Piémont viticole, on comprend mieux pourquoi Slow Food y est né, même si le combat de Carlo Petrini est loin d'y faire l'unanimité. S’y déploie une nature transformée par la main de l’homme et qui a vu une civilisation venue de temps très anciens embrasser avec succès la mondialisation.
Ce n’est que très récemment, dans les années 60 du siècle dernier, que la vigne, présente depuis des millénaires, y est partie à la conquête de l’Italie puis du monde sous des appellations réputées comme Barolo et Barbaresco. C’est une terre où petits et moyens propriétaires individualistes cohabitent avec quelques grandes familles et où l’esprit d’entreprise est vigoureux, comme dans toute cette Italie du Nord appartenant à l’Europe la plus prospère.
Dans les Lenghe© phr
Les Langhe sont aussi le berceau de l’entreprise Ferrero, créateur de Nutella, ce qui fait que les parcelles moins propices à la vigne sont aujourd’hui couvertes de noisetiers, un complément de revenu appréciable. Le succès mondial de cette pâte à base de cacao (Turin, ville de la Cour de Savoie, est la capitale du chocolat en Italie) et de noisettes est tel que toute la récolte piémontaise de ce fruit n’assure que quelques jours de la production annuelle de Nutella. Alba, au cœur des Langhe, est la patrie de la truffe blanche, dont la célébration annuelle fin septembre attire les visiteurs dans toute la région.
Pourtant, en dépit d’une aisance manifeste, il reste à prouver que le retour d’une nourriture «bonne, propre et équitable» puisse contribuer à fournir le substrat économique d’une société équilibrée, même dans une région aussi privilégiée que les Langhe.
Le succès de l’Université des sciences gastronomiques que Slow Food a créé en 2004 à Pollenzo inciterait plutôt à l’optimisme. Depuis l’ouverture, plus de 1.000 étudiants, venus de 60 pays, en sont sortis diplômés des classes installées dans l’Albertina, une ancienne ferme de la dynastie de Savoie. Selon son doyen, le professeur Grimaldi, 90% des diplômés avaient trouvé un emploi dans l’année suivant leur sortie, parfois en le créant eux-mêmes. Mais pour que le travail de la terre et de ses produits puisse apporter une contribution significative au problème du chômage de masse en Europe, à commencer par celui des jeunes, diplômés ou pas, il faudrait un changement de paradigme.
Produits exportés mais main d'oeuvre importée
A San Cassiano, fief de la famille Ceretto, Roberta est représentative de ces jeunes Italiens qualifiés (études de littérature anglaise et allemande) revenus prendre soin de l’entreprise familiale et lui ouvrir les portes du monde. Fondée par son grand-père Ricardo, Ceretto est aujourd’hui entre les mains de la troisième génération. Elle s’est étendue considérablement, accumulant 150 hectares de vignobles à travers les Langhe, diversifiée (distillerie, confiserie, restaurants locaux, tourisme œnologique, mécénat artistique). Ses innovations, dont la résurrection du cépage blanc Arneis, se vendent très bien, de Tokyo à San Francisco.
Ceretto a créé des dizaines d’emplois. Seul problème : à part Roberta, son frère et ses cousins et quelques cadres, la quasi-totalité des employés et tous ceux qui travaillent la vigne viennent de pays étrangers, Roumanie essentiellement. Pour des emplois permanents et bien payés. Mais un travail dur.
Dans les caves de Ceretto© phr
«Afin de créer ces produits qui s’exportent, nous ne devrions pas être obligés d’importer de la main d’œuvre», regrette Gianni Gagliardo, le président de l’Académie du Barolo. Sur l’étiquette d’une bouteille de vin, le nom de Gianni Gagliardo, vigneron à la Serra dei Turchi (la «montagne des Turcs») d’où on aperçoit le château de Barolo, est synonyme de grande qualité. Sous l’ancienne grange transformée en chaix, ce qui était la réserve d’eau de la ferme il y quarante ans est occupé par les barriques de chêne français où vieillit la toute petite production (3000 bouteilles par an) du Preve, un très grand Barolo. Parce ce mot signifie «prêtre» en dialecte piémontais et que traditionnellement sur cette terre très croyante, explique Gianni, «le meilleur est pour le prêtre».
La qualité à un prix, un travail intense dans les vignes. A quelques semaines de la récolte du cépage Nebbiolo, il faut couper à la main l’extrémité des grappes, déjà sélectionnées deux fois, afin d’augmenter la concentration. Les vieux ouvriers agricoles italiens n’ont jamais pu se faire à cette pratique. «Ils disent : ce n’est pas comme ça que mon père m’a appris à faire», raconte Gianni Gagliardo.
Quant aux jeunes, il y a longtemps que le travail de la terre ne fait plus partie de leur horizon. Comme à Ceretto, et presque partout dans les Langhe, ses quinze salariés permanents, sont venus, avec leurs familles, de Bulgarie, du Monténégro, d’Albanie et même d’Argentine. «Nous risquons de perdre notre italianité», regrette-t-il, même si la relève familiale est assurée par un fils maitre de chai.
Pour que la PAC cesse de détruire les campagnes européennes
Depuis des dizaines d’années, la PAC européenne réformée toujours trop peu, trop mal et trop tard, s’est avérée être une impitoyable machine à supprimer les emplois, saccager les paysages, détruire les sols, polluer les nappes phréatiques, les cours d’eaux (et même les plages, avec les algues vertes), menacer la santé publique et développer les inégalités. L’exode rural massif, la désertification des régions intérieures qui en a résulté, alimentent un cercle vicieux social et culturel que ne corrige pas l’arrivée en masse, dans certaines zones, des «néo-ruraux», résidents secondaires ou retraités précoces.
Si rien ne change, expliquait l’eurodéputé Vert José Bové le 18 septembre en présentant les propositions de réforme de son groupe, l’Europe peut perdre dans les dix ans qui viennent quelque 7 millions d’exploitations. 70% des agriculteurs y sont âgés de plus de 55 ans et l’installation des jeunes, confrontés à des problèmes qui vont du coût du foncier à la prolifération urbaine en passant par l’extension forestière, est une véritable course d’obstacles.
Même dans le scénario le plus ambitieux, celui dont la France agricole officielle et les autres pays «amis de la PAC» ne veulent même pas entendre parler, les propositions de réforme de la Commission européennes sont très insuffi santes pour inverser rapidement cette tendance. Devant les marcheurs de la «Good Food», le commissaire Ciolos a «espéré» que son projet de «verdissement» de la PAC survivrait aux marchandages entre Etats membres et avec le Parlemet européen.
A défaut d’une réforme radicale qui priverait totalement de subventions, internes et externes, les grandes exploitations dans les grandes cultures pour concentrer les fonds sur le développement rural et durable, l’agriculture familiale, les circuits courts , les filières intégrées à valeur ajoutée, le renouveau démographique, la biodiversité (liste non limitative), les Verts européens demandent de plafonner les aides à 100.000 euros par an et par exploitation (contre un plafond de 300.000 euros proposé par la Commission). Cela ne pénaliserait que les cinq mille plus gros exploitants européens, dont une poignée de millionnaires de la subvention, mais libèrerait 7 milliards chaque année afin de faire revivre les campagnes européennes.
Malheureusement, ce n’est pas du tout comme cela que les privilégiés du statu quo et leurs obligés politiques voient l’avenir de la PAC. La marche de la «Good Food» promet d'être longue.