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8 janvier 2012 7 08 /01 /janvier /2012 15:52

 

 
© Nathanaël Charbonnier

L'effervescence régnait au Palais-Bourbon. Les circonstances donnaient un peu de répit aux élus car depuis des mois ils  battaient la campagne dans un climat délétère. L'hospitalisation de Maurizio Caillard tombait à point. Le diagnostic de ses médecins ne laissait aucune place au doute : « épisode dépressif majeur caractérisé ». Traitement lourd, cure de sommeil, longue indisponibilité... Le Président était aux abonnés absents.

Avec une police à mi-temps, une armée dépassée par les évènements, des juges qui refusaient de rendre la justice, la vice-Présidente chargée de la sécurité nationale ne pouvait pas présider par intérim bien longtemps. Elle était disqualifiée. Les parlementaires se tournèrent donc vers les gardiens de la Constitution.

Le texte fondateur de la République avait été entièrement remanié par Maurizio Caillard lui-même. Il s'y était arrogé (il s'était bien marré) des pouvoirs auxquels aucun de ses prédécesseurs n'avait osé penser. Il avait bien prévu la déchéance du chef de l'Etat mais dans des conditions qui rendaient sa destitution quasiment impossible. Il avait écrit : « Le Président légitimement élu par le Peuple souverain ne peut être démis de ses fonctions avant le terme de son mandat que si l'altération profonde et prolongée de ses capacités de jugement vient à être constatée par l'Académie de médecine à l'unanimité de ses membres ».

On respecta la loi, l'affaire fut bouclée en deux temps trois mouvements. Dans un communiqué, les académiciens dirent  « oui » avant même qu'on les eût interrogés.

Le calendrier de l'élection présidentielle anticipée fut annoncé dans la foulée. Le processus comportait trois étapes : tout d'abord, chaque groupe parlementaire avait  quinze jours pour désigner un champion choisi en son sein ; le Parlement disposait ensuite d'un laps de temps équivalent pour construire des alliances entre familles politiques élargies et resserrer le nombre des prétendants ;  deux semaines encore et le suffrage universel direct à un tour était sollicité. La victoire se jouait donc sur une majorité relative.

Le petit monde professionnel de la politique se satisfaisait de ce système. A l'intérieur des groupes qui se formaient à l'Assemblée et au Sénat, les quelques prétendants à la fonction suprême se reconnaissaient à leur aptitude à dispenser faveurs et fatwas. Avec une adresse consommée, ils donnaient d'une main ce que prenait l'autre et inversement. Ces jongleurs étaient mus par une ambition manipulatrice ; quiconque ne brillait pas comme eux dans ce grand numéro de cirque pouvait passer son chemin et se résoudre vite à n'être qu'un servant.

Dans ce registre, Maurizio Caillard s'était toujours montré le meilleur. Très tôt dans la carrière, il avait cru avoir la faculté innée de pouvoir effacer ses concurrents sur un vœu, sur un geste. De vieux jongleurs avaient dû parfois lui indiquer plus ou moins brutalement que la piste était occupée et qu'il lui faudrait attendre un peu avant de fouler la sciure. Ça ne l'avait jamais découragé.

Et il n'était plus là.

Il dormait dans un lit du Val de Grâce, une perfusion dans le bras, une infirmière à son chevet.

En son absence tellement inattendue, les hémicycles voyaient se lever une poignée de jeunes coqs déjà prêts au combat présidentiel. Crête fièrement dressée, gonflés de fatuité, ils se pavanaient dans les travées parlementaires en ergotant sur tout. Les vénérables assemblées en retinrent cinq, comme les doigts de la main. Cinq hommes, pas une femme. En d'autres circonstances, le temps nécessaire aux  tractations entre groupes aurait permis de ne dégager que deux candidats, mais l'anticipation du scrutin et l'échéance trop proche n'avaient pas été propices au marchandage habituel entre les familles politiques qui constituaient le Parlement.

Moins de deux mois après l'hospitalisation de Caillard, le Peuple fut appelé aux urnes afin de choisir le nouveau Président parmi les cinq visages et les discours convenus qui lui étaient proposés. Au cours des années précédentes, le vote avait été rendu obligatoire. Quand vint la mi-journée, les présentateurs des journaux télévisés ne perdirent donc pas leur temps à commenter le taux de participation. Ils concentrèrent leur blabla sur une image, une seule, que toutes les caméras avaient immortalisée ce jour-là : celle d'Imogène Caillard sortant de l'isoloir avant de rejoindre au dehors un Arnaud Pillorègues amoureux et radieux.

Le soir du dépouillement, le résultat tarda à être publié. Deux heures trente après la fermeture des bureaux électoraux, Marie-Michèle Laborde fit une brève apparition à la télévision. En multipliant les « euhyeeuu », elle expliqua aux Français qu'une première addition des suffrages n'avait pas permis de désigner formellement le vainqueur et qu'il semblait indispensable de reprendre intégralement le comptage des bulletins de vote.

A cet instant, en fait, l'élection présidentielle avait bien un vainqueur, même si deux ou trois centaines de voix seulement le séparaient de son rival le plus proche. Mais claironné sur internet, le nom du candidat victorieux  n'intéressait personne. Ce soir-là, ce qui retenait l'attention de tous résultait de ce que les agit'nautes avaient semé sur la toile depuis quinze jours : la quantité de bulletins nuls glissés dans les urnes atteignait 82,21% du nombre des votants. En obtenant 39% des suffrages exprimés, le successeur de Caillard représentait à peine 7% du corps électoral.

Il fallut attendre 24 heures pour voir apparaître cette évidence sur les écrans des chaînes de CapTV... Les journaux se dispensèrent d'être patients. Dès le lendemain du scrutin, ils proclamèrent les résultats officieux dans leurs pages intérieures en brocardant en « Une » la victoire des bulletins nuls. Jamais en retard d'une analyse,  Roland Mouchard signait en première page l'éditorial de L'Affranchi. Son article était disposé en gouttière à côté du gros titre bien gras qui disait : « Un scrutin nul »... En lettres plus petites et entre parenthèses, s'ajoutait l'expression : « ... et non avenu ».

Dans son papier intitulé « Illégitime », Mouchard prononçait la condamnation sans appel du système électoral et réglait son compte au nouvel élu sans jamais prononcer son nom. Le directeur de L'Affranchi écrivait : « Après s'être étonné du poids des abstentionnistes dans le débat public, on n'a rien trouvé de mieux pour remédier à ce problème que de supprimer l'abstention en rendant le vote obligatoire. Va-t-on maintenant interdire les bulletins nuls ? (...) Il est grand temps de se soucier enfin de ce que le Peuple demande. Quand se décidera-t-on à entendre sa voix ?... Au prétexte que le pouvoir législatif est issu des urnes et du suffrage universel, on refuse de voir que le mécanisme électoral mis au point par la Représentation nationale tourne en boucle et s'autoalimente. Prenons-en vite conscience : la démocratie est trahie par elle-même et la politique n'est plus qu'une machine à cloner les ambitions ». Dans la même veine, Roland Mouchard s'adressait ensuite indirectement à celui qui pouvait prétendre succéder à Maurizio Caillard : « S'il tient compte honnêtement du rejet exprimé par plus de huit électeurs sur dix, le gagnant de dimanche ne peut se contenter d'avoir surclassé ses rivaux pour se considérer comme le Président de tous les Français. Choisi par une part infime du corps électoral, il ne peut se prévaloir de l'incontestable  légitimité qui fait les grands desseins et les grands chefs d'Etat. S'il aime son pays, s'il respecte ses compatriotes, qu'il démissionne sitôt élu... et qu'enfin les parlementaires se montrent dignes de ceux qui les ont mis là où ils sont ».

Tous les éditoriaux allèrent dans le même sens à une poignée de mots près. Le système électoral était ouvertement contesté... et le Président tout juste élu était aussitôt récusé. Quant au Parlement, il était placé face à ses responsabilités et aux risques d'un incendie populaire dont il n'était guère difficile de prévoir l'ampleur. D'ailleurs, dès la proclamation des résultats du scrutin présidentiel, des étincelles apparurent sur les sites sociaux du web. Les internautes se déchaînèrent, il ne fallut pas bien longtemps pour que naisse l'idée d'une manifestation permanente.

C'est dans ce contexte que la rédaction de l'hebdomadaire « Consciences » lança sa pétition « Pour un changement de Constitution ». Signé par trois dizaines de personnalités toutes infiniment respectables parmi lesquelles figuraient trois lauréats du Prix Nobel, une poignée d'académiciens chenus et deux philosophes échevelés, ce texte invitait ses lecteurs à se rendre sur un site de partage afin d'y ajouter leur nom à ceux des premiers pétitionnaires. Une fois cette formalité accomplie, il leur était suggéré d'exposer en un maximum de cinq lignes le processus électoral de leurs rêves. Autant dire qu'après l'écrasant succès des bulletins nuls dans les urnes de  l'élection présidentielle, cette initiative eut un impact énorme. Autant le dire aussi : de cette boîte à idées jaillit un bouleversement, une révolution institutionnelle.

 

***

 

Le Lieutenant de police Tranh allait mettre son ordinateur en veille quand les pas de Keller résonnèrent dans le couloir.

Le chef de cabinet du Préfet vit la porte ouverte. Il s'arrêta sur le seuil et attendit un signe de Constance. Elle l'invita à la rejoindre. Il paraissait n'avoir rien d'autre à faire qu'à parler. Pas de dossier urgent à traiter, pas d'instruction particulière. En fin de journée, il ne venait chercher auprès de sa collaboratrice qu'un peu de cette sensibilité qui n'affleurait même pas chez les plus tendres des autres fonctionnaires affectés aux tâches préfectorales. Il prononça son rituel : « Quoi de neuf, Mademoiselle ? ». La jeune femme lui répondit en le remerciant. Grâce à lui, Brigitte Tranh, sa mère, avait récupéré très vite les bras artificiels à crochets articulés que les hommes du Colonel Duboïs l'avaient contrainte à retirer avant de les lui confisquer. « Pièces à conviction » lui avaient-ils précisé avant de la laisser manchotte et penaude près de son mari indigné devant l'entrée du Stade de France.

Keller baissa la tête dans un réflexe de modestie. Il dit : « Si j'ai pu rendre service »... Puis il releva le menton et relança Constance :

-  Alors ?... Où en êtes-vous ?

Sans s'attarder sur les détails, le Lieutenant Tranh raconta ses dernières investigations. Elle confia à son chef qu'il lui arrivait -assez rarement heureusement- de traverser de courtes périodes de découragement tant il était vrai que la recherche de napix310, chatgrix et dupleix s'apparentait à la quête d'un ouvrage de poésie dans la bibliothèque de Maurizio Caillard. Cette allusion au Président déchu fit pouffer Keller ; Constance s'en amusa,  et la discussion glissa vers des sujets moins professionnels.

Ils parlèrent de littérature, de leurs loisirs respectifs, de voyages, de cinéma. Elle manifesta un vif intérêt pour l'histoire et la randonnée sportive, il avoua un penchant pour les films romantiques et reconnut verser sa petite larme quand s'affichait le mot « fin ». Les œuvres légères le reposaient des dossiers lourds du moment, des secrets politiques, des complexités administratives qui plombaient les urgences. Il ajouta que les cours qu'il dispensait à l'ISERSP avaient aussi sur lui l'effet d'un exutoire.

-  Qu'enseignez-vous, Monsieur ?

La question du Lieutenant Tranh lui arracha un drôle de sourire. Il prit l'air faussement mystérieux, se pencha vers elle et lui répondit à voix basse et en articulant bien :

-  Stratégies et tactiques.

Les yeux plissés pour souligner le caractère énigmatique de sa réponse, il secoua lentement la tête de haut en bas sans prononcer un mot de plus.

Constance haussa vivement les épaules.

-  Oui, d'accord... Mais encore ?

-  Eh bien, comment dire ?... J'encourage mes étudiants à élaborer et développer des stratégies qu'ils doivent compléter par tout un jeu de tactiques. En fait, mon cours comporte une partie théorique durant laquelle je leur enseigne, exemples à l'appui, l'histoire des grandes stratégies politiques.  Pendant les mois qui précèdent le  stage au terme duquel ils reçoivent leur diplôme, ils travaillent par petits groupes sur des études de cas. Je leur soumets une problématique ; ils sont invités à la résoudre en élaborant et en développant des stratégies. C'est souvent aussi instructif pour moi que pour eux !

Cette fois, c'est Constance Tranh qui se mit à secouer la tête. Elle le fit avec un air admiratif et captivé.

-  Si vos étudiants peuvent répondre à vos attentes, je suppose qu'ils sont très doués.

-  Vous dites cela en pensant à vous, Constance ?

Elle se mordit les lèvres en rougissant et en pensant très fort : « Comment ai-je pu formuler une remarque aussi maladroite ? ». Elle allait protester -« Mais pas du tout !»- quand Keller poursuivit son propos sans se soucier de la réaction qu'allait provoquer sa question.

-  Certains d'entre eux sont très doués, c'est vrai. Chaque nouvelle promotion d'étudiants fait preuve de qualités plus grandes que celles des générations qui l'ont précédée. D'ailleurs, je vous l'avoue : Je vais d'étonnement en étonnement.

Constance reprit aussitôt.

-  Donnez-moi donc un exemple de ces études de cas, je ne suis pas bien sûre de comprendre.

Il prit quelques secondes pour réfléchir, puis recommença à parler, d'abord lentement.

-  Eh bien... l'année dernière... j'ai demandé à quelques élèves de mettre au point une stratégie qui permette, dans un pays démocratique, de réaliser un coup d'Etat et une révolution institutionnelle sans violence.

-  Mon Dieu !!!... Mais dans quel but ?

-  Ce n'est qu'un exercice, Mademoiselle Tranh ! s'esclaffa Keller... Apprenez que pour assouplir un peu la fibre stratégique et tacticienne des jeunes gens de l'ISERSP, tous les sujets sont bons. Même les plus fantaisistes !

-  Et... le résultat de leurs travaux vous a-t-il satisfait ?

Le chef de cabinet du Préfet de police la fixa longuement avec la sérénité d'un Bouddha.

-  Je le saurai quand j'aurai corrigé leurs copies.

 

***

 

Après le coup de filet opéré dans Paris par les soldats du Colonel Duboïs et l'assaut libérateur lancé contre le Stade de France par les résidents des ZATHRA voisines, des relations amicales se nouèrent entre les Visiteurs du Soir et les Zautres. Une fois libérés, les premiers se hasardèrent à accepter l'invitation des seconds dans les immeubles de cités dont la seule évocation inspirait partout la peur.

Pas toujours très rassurés, les noctambules s'aventurèrent dans ces zones dont on leur avait toujours donné une description proche de l'enfer. Un lieu noir. L'empire du non-droit. Certains d'entre eux eurent la sensation d'un voyage sans retour, mais ils ne s'arrêtèrent pas pour autant. Ils ne reculèrent pas. Ils y allèrent d'une démarche mal assurée, un peu comme lorsque l'on vous bande les yeux afin de vous guider vers la promesse d'un cadeau.

Dans les ZATHRA de Saint-Denis, les Visiteurs du Soir ne découvrirent pas seulement l'hospitalité chaleureuse des habitants ; ils virent apparaître sous leurs yeux toute une organisation sociale, un système économique et politique qui n'avait pas eu besoin d'experts pour éclore. Là précisément où l'on disait l'humanité livrée au vice s'épanouissait un peuple matériellement pauvre, certes, mais opulent de valeurs et de solidarités. Face à ce spectacle inattendu, les visiteurs s'imaginèrent  les débuts de la République en France. Dans le champ clos des ZATHRA contraintes à la survie avaient germé l'égalité et la fraternité. Faute de pouvoir circuler librement hors de ces ghettos, les occupants avaient d'abord subi le règne fétide du chacun pour soi avant de s'assagir. Le temps de la parole revenant au fil des ans, ils avaient mis en place de quoi surmonter ensemble l'exclusion qui les frappaient. A force de palabres, ils s'étaient résolus à rendre viable cette société dans la société. Profitant du chaos, quelques caïds avaient bien tenté d'étendre leur influence minable à des cages d'escaliers ou à des groupes d'immeubles ; au nom de l'ordre évidemment, des présidents autoproclamés d'associations de locataires avaient cherché à imposer leurs lois. Les vocations de dictateurs s'étaient mises à fleurir et le sang avait coulé. Les cités avaient alors connu des moments douloureux. Et finalement, la brutalité ne remplissant pas les ventres, la sagesse avait gagné le combat. Chacun avait enterré ses morts, on s'était tourné vers les anciens, on les avait écoutés et l'on s'était parlé.

Les Zautres n'étaient pas ces bêtes sauvages que l'on croyait avoir enfermées dans des cages en les privant de nourriture et de liberté de circuler. On croyait qu'ils s'étaient entredévorés depuis longtemps et que seuls subsistaient dans la fange les plus durs d'entre eux, ceux dont la violence contagieuse représentait une menace pour l'Etat et pour les citoyens honnêtes.

Ils n'étaient pas ce que l'on disait d'eux.

Soumis à un embargo presque total, ils avaient très souvent déployé des trésors d'astuces pour survivre, transformant peu à peu les espaces verts en terrains cultivables et en pâturages. Les rez-de-chaussée étaient devenus salles de réunion, crèches ou lieux d'accueil pour handicapés et personnes âgées. Rien ne se perdait, sauf le superflu. Tout s'échangeait, tout se recyclait. Le troc avait fini par quasiment supplanter toute activité monnayable. L'argent n'avait pas disparu : on en avait fait un bien commun géré comme tel par une structure dédiée, l'unique moyen d'entretenir avec « l'autre côté » un commerce de contrebande collectivement maîtrisé. Certains produits manufacturés dont la collectivité des ZATHRA pouvait avoir besoin étaient importés en douce, parfois par des tunnels, au nez et à la barbe des policiers chargés d'isoler du reste du pays ces Zones A Très Hauts Risques Avérés.

Les règles en cours dans ces cités n'étaient pas tombées du ciel. En tâtonnant, les habitants avaient mis au point un mécanisme de désignation de leurs élus qui s'appuyait sur un processus électoral à deux tours tout à fait novateur. Au premier tour, les électeurs n'étaient pas invités à voter pour un nom mais pour un projet de société. Les textes soumis aux votants émanaient des longues discussions qui avaient préalablement animé pendant des mois les soirées des ZATHRA. Une fois le projet choisi, le second tour servait à désigner celles et ceux qui le mettraient en oeuvre. C'était un scrutin de listes. On ne cherchait pas une incarnation mais une équipe compétente et motivée, portée par une feuille de route issue d'une réflexion commune. On cueillait le fruit  de la volonté populaire.

Cette façon de faire retint l'attention des Visiteurs du Soir. Sitôt rentrés chez eux, ils se ruèrent avec enthousiasme sur leurs blogs et sur les forums. Ils témoignèrent de ce qu'ils venaient de voir dans les ZATHRA proches du Stade de France. Le bouche à oreille fit le reste, la pétition en ligne lancée par l'hebdomadaire  « Consciences » emporta un franc succès. Nombreux furent les signataires qui déposèrent quatre ou cinq lignes sur le site pétitionnaire afin d'exiger le remplacement de Maurizio Caillard... par un projet.

 

***

 Constance prit l'enveloppe que lui tendait le vaguemestre. Jacques-Julien Keller l'avait prévenue d'un coup de fil quelque temps plus tôt : il lui confiait le soin d'accueillir pour l'été trois stagiaires de l'ISERSP, elle recevrait leurs CV au plus vite.

La jeune policière maugréa en pensant à ce qui l'attendait. Elle passerait les prochaines semaines, se dit-elle, à faire du baby-sitting au sein de la Préfecture. Et ce sont ces mêmes gosses qui, bientôt, lui ordonneraient de faire ceci ou cela. Elle qui n'avait pas allumé une cigarette depuis des années, elle ressentit l'envie de fumer, un désir qu'elle chassa de son esprit comme on éloigne une volute incommodante. Elle ouvrit l'enveloppe, y glissa une main et en sortit les dossiers des protégés de son patron en lâchant à haute voix mais pas trop fort et d'un air résigné : « Oui, Monsieur le chef de cabinet. Bien, Monsieur le chef de cabinet. Ce sera fait, Monsieur le chef de cabinet »...

Le premier Curriculum Vitae était celui d'un jeune homme très brun aux cheveux bouclés courts, plutôt séduisant, l'air souriant du petit farceur que très certainement il était. Pour un garçon parvenu à ce niveau d'études, il affichait un parcours atypique : né en France de parents algériens, grandi à la lisière d'une ZATHRA et d'un quartier réputé fréquentable quoique défavorisé, il avait accompli tout un tas de petits boulots pendant ses études secondaires. Il avait travaillé au milieu des cageots de fruits comme manutentionnaire aux halles, puis sur une presse hydraulique dans une usine de fabrication de panneaux de signalisation au poste d'arrondisseur d'angles. Constance Tranh s'en amusa. « Arrondir les angles est donc un métier » pensa-t-elle.

Dès sa sortie du lycée, Tarek Boussaïdane avait signé un engagement de trois ans dans l'armée. Unité de combat, opération extérieure, sérieusement blessé sous le feu. Démobilisé avant l'échéance. Valeur militaire.

Son retour à la vie civile, il l'avait passé dans les livres, dans les amphithéâtres et dans les concours. Après une fac d'histoire, il avait été admis d'extrême justesse à l'ISERSP. Cela dit, les notes des deux premières années qu'il y avait passées semblaient bonnes : bientôt, il en sortirait diplômé après une soutenance de thèse. Ce serait l'épilogue de deux années de cours magistraux et de neuf mois passés loin de France, en Inde, dans la province du Tamil Nadu.

Le Lieutenant de police Tranh allait classer ce dossier avant d'examiner le suivant quand un détail attira son regard : le stagiaire introduit par Keller avait consacré un mémoire universitaire à un gouverneur colonial français du XVIIIe siècle devenu nabab indien. Un aventurier nommé Dupleix.

D'un geste vif et un rien fébrile, elle saisit l'enveloppe apportée par le vaguemestre et glissa une main dedans encore une fois. Avec un luxe de lenteur, elle commença à en extraire un autre dossier dont la photo ne tarda pas à apparaître hors du kraft. Le deuxième stagiaire était une jeune femme noire, assez claire pour être métisse. Constance tira la fiche jusqu'aux deux-tiers. Au bout de la ligne intitulée « Année diplômante de l'ISERSP, séjour pratique de neuf mois à l'étranger... », ses yeux s'agrandirent, un tressaillement parcourut l'une de ses narines. Elle lut : « ...à Libreville, Gabon ».

 

********

Jamais le débat démocratique n'avait été aussi intense. Pendant quelques semaines, la France était devenue une immense agora. Servi par une parenthèse estivale de rêve, on avait ouvert la discussion partout, dans les jardins publics, au coin des rues, sur les terrains de sport, dans les écoles. Partout.

Des projets se construisaient de jour en jour et prenaient place sur le net. En quelques heures, ils s'agrégeaient par affinités. Des familles se composaient. De plusieurs centaines, leur nombre descendait à quelques dizaines puis à une douzaine. Les petites résolutions se dissolvaient dans de plus grosses de même nature, et  autour d'elles se constituaient des associations. Pour participer au premier tour de scrutin, les projets encore en lice devaient réunir l'adhésion d'un million de citoyens. Les signatures étaient collectées par un réseau social d'internautes. Le tout prenait du temps. Un mouvement émergea subitement d'internet pour appeler à l'organisation d'un vote électronique. Chaque électeur disposerait d'une clé sécurisée et d'un identifiant qui lui permettraient de se prononcer dans un délai de cinq jours sans devoir passer par l'isoloir.

Au milieu de cette frénésie participative, les députés ne voulurent pas être en reste. Ils ne se firent pas prier pour modifier le processus électoral. Les dates du scrutin  que plus personne n'osa appeler « présidentiel » furent fixées à la deuxième quinzaine d'août. La disposition qui avait rendu le vote obligatoire fut annulée... Et le taux de participation frisa le carton plein avec un nombre de bulletins nuls ridiculement bas.

Au début de cet été mémorable, le Lieutenant de police Constance Tranh vit un jour arriver trois stagiaires. Le premier d'entre eux se présenta à l'entrée de son bureau un peu avant 8h00.

C'était un grand type très souriant. Il avait les cheveux bruns, courts et bouclés. Apparemment pas intimidé d'être là, il vint vers elle la main tendue et se présenta : « Je suis Tarek Boussaïdane ». Elle lui rendit son sourire et lui dit simplement : « Bonjour, dupleix ».

A 9 heures et 57 minutes, Constance se pencha à la fenêtre de son bureau. Elle balaya du regard la cour de la Préfecture jusqu'au moment où la démarche tonique d'une petite jeune femme noire attira son attention. La visiteuse avait l'allure d'un phacochère plus que celle d'une gazelle. Nerveuse, ronde, tout en muscle. Le genre que rien n'arrête et surtout pas la peur.

Bérénice Moussounda s'engouffra en contrebas dans l'entrée intérieure sud du bâtiment préfectoral. Une minute plus tard, elle frappa à la porte du Lieutenant Tranh. A dix  heures précises, la stagiaire s'entendit répondre d'une voix ferme mais guère inquiétante : « Entrez, chagrix ! ».

Ce même jour, au même moment, le Brigadier Kevin Payet venait de prendre son service devant une annexe du ministère de la Culture située tout près des studios privés d'une société de production cinématographique. Dans cette rue tranquille aux immeubles cossus, le C.R.S. en faction vit passer la silhouette familière d'un grand et gros homme enveloppé d'une fumée de Havane. Eugène Dieulefit se rendait à un rendez-vous important. Quelques jours plus tôt, on lui avait proposé d'incarner napix310 dans un film à gros budget qui retracerait l'histoire des agit'nautes et des Visiteurs du Soir.

Qu'il ait eu vingt à vingt-cinq ans d'écart avec son personnage et quatre-vingts kilos de plus, cela n'avait pas gêné  le producteur. Dieulefit se rengorgea à l'idée que l'on avait tout de suite pensé à lui pour ce rôle. A dix mètres de sa destination, l'acteur sortit de sa poche intérieure une paire de lunettes rondes qu'il posa sur son nez. Le Brigadier Payet le vit jeter son cigare, se passer une main dans les cheveux, retirer sa veste et sortir ses pans de chemise de ses pantalons. Eugène Dieulefit ralentit le rythme de sa démarche, son pas devint hésitant. Il se retourna avec une souplesse féline ; le temps de cette volte-face, Payet put lire sur le visage du comédien l'air candide et ahuri de l'étudiant ou du jeune professeur qui cherche sa salle de cours le matin de la rentrée.

Le Brigadier leva les yeux au ciel et sourit aux anges. Il se sentait indifférent à cette comédie humaine. Il la trouvait insignifiante. Rien n'était plus important pour lui désormais que la sanction infligée l'avant-veille par le Commandant de sa Compagnie. Kevin allait être muté avec femme et enfants. Il était affecté à la C.R.S. de Saint-Denis, Ile de La Réunion.

Le troisième stagiaire se montra deux minutes avant midi. Une fois dans la cour de la Préfecture, il marqua le pas et tira de sa poche la convocation de la P.P. Il y chercha le numéro du bureau où il lui fallait se rendre.

A l'autre bout de la cour, Constance contemplait Aurélien qui ne la voyait pas... Aurélien Fenaux, né un 3 octobre de Nathalie et Pierre Fenaux.

Nathalie + Pierre + 3-10 : c'était tout ce qu'il avait fallu pour forger le pseudonyme de napix310. Quant au « x » présent dans les alias des trois agit'nautes, il renvoyait au nom de baptême de leur promo de l'ISERSP. Des stratèges comme eux ne pouvaient qu'opter pour la vingt-quatrième lettre de l'alphabet, le chi grec derrière lequel se planquent l'inconnu, le mystère, et les variables mathématiques. Tarek, Bérénice et Aurélien étaient donc de la « promo x ». Ils auraient pu sortir aussi bien de la « promotion Jacques-Julien Keller », la tête haute, fiers d'avoir fait la fierté de leur Maître.

Aurélien replia la feuille de papier et la remit dans sa poche. Il reprit sa marche vers l'entrée intérieure sud du bâtiment préfectoral lorsqu'il aperçut Constance Tranh qu'il reconnut sans l'avoir jamais rencontrée. Elle l'attendait en bas de l'immeuble.

Il ôta ses lunettes de soleil et marcha droit vers elle. Le voyant arriver, Constance se dit que napix310 n'avait pas l'allure d'un putschiste. C'était un beau jeune homme d'une élégance sans apprêt, très naturelle. Il se planta devant elle comme s'il allait lui demander son chemin. Elle ne lui en laissa pas le loisir. « Lieutenant de police Constance Tranh », lui dit-elle, en le regardant droit dans les yeux. A la manière d'un gardien de la paix, elle lui adressa en même temps un rapide salut de la main. Elle ajouta : « Le chef de cabinet, Monsieur Keller, m'a demandé de vous accueillir ici et de vous suivre pendant toute la durée de votre stage ». Il allait répondre « J'en suis ravi » quand elle l'interrompit en allant vers l'escalier : « Veuillez m'accompagner ».

Au fil des marches, Aurélien Fenaux eut tout le loisir d'apprécier la plastique sportive de Constance Tranh. Elle portait ce jour-là des pantalons et des souliers plats. Sous le tissu léger, les cuisses de la jeune femme imprimaient leur galbe ferme. Sa taille était mince et son dos était droit. Elle portait un petit haut de soie. D'une teinte claire, ce vêtement vaporeux mettait en valeur ses épaules dorées, joliment dessinées. La peau de ses bras nus paraissait douce et sans aspérités. Ses longs doigts fins, tout comme sa nuque et ses poignets, n'avaient pas besoin de bijoux pour se montrer gracieux.

Arrivée à l'étage, elle s'écarta devant son hôte et lui indiqua l'entrée du bureau. Il pénétra le premier dans la petite pièce, un rectangle tout en longueur. Sur un geste d'elle, il s'installa sagement sur l'unique chaise du lieu, un meuble métallique à l'assise froide et dure. La policière prit place face à lui sur un moelleux fauteuil ergonomique à roulettes.

« Accordez-moi une seconde » dit-elle, « ...j'ai un SMS à envoyer ». Elle porta devant son visage le téléphone mobile qu'elle tenait dans une main et fit immédiatement la moue : «...Plus de batterie ». Constance Tranh  leva la tête vers le stagiaire : « Dites-moi, Aurélien... Vous me prêteriez votre GSM un instant ? ». Il bredouilla un « oui oui, bien sûr » et lui tendit son smartphone. Sur la page d'accueil du portable, elle découvrit un couple de quinquagénaires charmants. Sans doute s'agissait-il de Nathalie et Pierre, les parents Fenaux.

Aurélien n'avait donc pas d'amoureuse.

Tandis que descendaient d'un clocher voisin les premiers coups de midi, elle écrivit : « Il est là, devant moi ». Puis elle envoya le message à Maria Luisa.

Car à peine avait-elle eu la photo d'Aurélien sous les yeux que Constance n'avait eu de cesse de la montrer à son amie madrilène d'antan.  Sans la moindre hésitation, la fille de Juan Bajos de Villaluenga et d'Imogène Pillorègues avait formellement identifié le jeune homme croisé neuf mois plus tôt au pied du grand hévéa, son interlocuteur de Séville en panne de téléphone, ce « Napitch » qui lui avait causé tant de soucis.

L'air grave et circonspect, l'officier de police dévisagea le stagiaire qui attendait un signe pour engager la conversation.

On frappa à la porte entrouverte.

La tête d'un ouvrier en bleu de travail apparut. Il dit qu'il avait « un truc à faire ici » ; le Lieutenant Tranh ne comprit pas bien quoi. Constance fit oui de la tête et le vit s'avancer en tirant avec peine ce qui ressemblait à un caddie de supermarché déjà plein de cadres identiques de format 50 par 65.

En claudiquant, l'homme aux brodequins sans lacets  s'approcha du portrait officiel du Président, le décrocha du mur et le plaça dans le chariot sur les autres cadres avant d'aller frapper à la porte du bureau d'à côté cahin-caha, afin d'y accomplir la même besogne.

La fenêtre était ouverte, le ciel était tout bleu et les oiseaux piaillaient. Il faisait chaud mais pas trop.

Le son strident d'une scie circulaire retentit dans le lointain et s'éteignit avant de retentir à nouveau puis on ne l'entendit plus.

A l'heure du déjeuner, la rumeur de la ville paraissait s'atténuer et l'on devinait les clients assis comme au spectacle aux terrasses des brasseries. Paris mettait les pouces. Soudain, un rire monta de la cour, si communicatif que le Lieutenant Tranh se départit de sa gravité et parvint à se relâcher. C'est le moment que sembla choisir l'ouvrier sans lacets pour revenir sur ses pas. Une pince à la main, il se dirigea vers le clou resté dans le mur et le fit venir à lui d'un coup sec en murmurant : « Il valait même pas ça ».

Durant quelques secondes, Constance contempla la trace blanche que l'enlèvement du portrait présidentiel avait laissée sur la cloison jaunâtre. Caillard n'était plus là... et un jeune homme en costume de lin se tenait devant elle, immobile et silencieux, en attendant la suite.

Après avoir pris soin d'en effacer le dernier message envoyé, elle rendit à Aurélien Fenaux son téléphone portable. Enfin, elle lui sourit. Jamais elle n'avait été plus rayonnante qu'à cet instant précis. Les yeux dans ceux du garçon assis là, elle dit du bout des lèvres avec l'accent sévillan :

-  Mucha' gracia', Aurélien.

Pour retrouver les précédents épisodes, une présentation du roman et un entretien avec l'auteur, cliquez ici


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7 janvier 2012 6 07 /01 /janvier /2012 22:51

 

 
© Nathanaël Charbonnier

Le lendemain de cette aube revigorante, les médias se comportèrent comme des affamés devant une pitance. Ils rivalisèrent de trouvailles pour attirer le chaland.

Chaque journal choisit son angle d'attaque en fonction de sa ligne éditoriale. Les uns -les plus neutres politiquement- affichèrent en première page les photos prises lors de la libération des noctambules. Ceux-là titrèrent platement: «Les Visiteurs du Stade», «La nuit à guichets fermés», «La nuit au Stade», «Stade de France, asile de nuit». D'autres quotidiens montrèrent des soldats dépités, débordés par les habitants des ZATRA. Et cela donna: «La ronde de nuit tourne à la contredanse», «Ordres et désordre», «Désarmés!», «Les veilleurs de nuit sont dans de beaux draps». Il y eut aussi, imprimés pleine page et sans illustration, des titres clairement engagés tels que «Ratage nocturne», «Urgence d'Etat» ou «Noctambules:1 - Caillard: 0».

Incontestablement, les plus gros tirages échurent à ceux qui accrochèrent en Une les bouches en cœur d'Imogène et de Luisa, poing contre poing, majeurs tendus. Les journaux qui firent ce choix eurent la saillie facile, titrant: «Deux doigts de colère» et «Message personnel». Moins timoré que ses confrères, «L'Emplumé», hebdomadaire  satirique paraissant le jeudi, barra sa première page d'un: «... Si même sa femme le dit!!!».

Une fois de plus, les éditorialistes n'y allèrent pas de main morte. Au passage, plusieurs d'entre eux revinrent sur l'épilogue des lamentables poursuites engagées contre Suzanne. Comme prévu, la jeune femme sourde et muette s'était présentée la veille au Palais de justice pour y répondre de «tapages nocturnes». A la surprise générale, l'audience n'avait pas duré plus d'une minute trente. Avant d'appeler  l'affaire suivante, le Président de la Chambre correctionnelle avait lu un communiqué. Par ce très court texte, il s'était déclaré «incompétent pour juger une affaire d'Etat». Il avait mis en avant l'interpellation, la nuit précédente, de ces milliers de gens que l'on avait conduits au Stade de France. Il les avait vus comme les clones de la prévenue; si on la jugeait elle, il fallait les juger tous. Ce ne pouvait être le rôle d'un tribunal d'instance. Suzanne était donc sortie libre de l'enceinte. Son apparition en haut  des marches s'était accompagnée d'un barouf qu'elle n'avait pu entendre, évidemment, mais qui ne lui avait pas échappé. Face aux amis venus l'attendre au-delà des grilles du Palais, elle avait marqué un temps. Puis, les bras tendus vers le ciel, hilare et ivre de reconnaissance envers son comité de soutien, elle avait expulsé de sa gorge un interminable son rauque qui avait saisi d'effroi tout le  voisinage. Sur une photo de la scène, un journal avait titré: «Le cri de la muette a déchiré Paris».

 

***

 

Jamais Keller n'avait vu Constance aussi furieuse. Jamais.  Le Quotidien des Parisiens était ouvert devant elle sur une photo de foule, l'un des nombreux clichés pris l'autre nuit à Saint-Denis. Sur cette illustration, le flot des noctambules «enstadés» (comme l'écrivait le QP) s'écoulait hors de la prestigieuse enceinte sportive par groupes épars; cette nuit d'enfermement et de discussions avait rapproché les gens les uns des autres; de nouvelles tribus s'étaient formées. Dans cette paisible marée humaine fixée par un photonaute, deux silhouettes attiraient le regard du lecteur comme si leur présence sur le cliché relevait d'une erreur. Un peu à l'écart du flot humain, un Asiatique d'une soixantaine d'années tenait par la taille une femme belle, et sans bras.

 

***

 

«A votre avis... En France, l'Etat est-il: très bien, bien, assez bien, assez mal, mal ou très mal dirigé?»...

En ces termes, l'ICAS (l'Institut Cyber Actif de Sondages) avait posé la question par internet à un échantillon représentatif de 1.037 individus âgés de 18 ans et plus. Cette enquête d'opinion avait été réalisée le lendemain et le surlendemain de la mémorable nuit du Stade de France.

A peine publiés, les résultats donnaient du grain à moudre aux commentateurs politiques. Les «très bien», «bien» et «assez bien» totalisaient tout juste 17% des réponses.  Deux et demi pour cent des sondés ne se prononçaient pas... L'addition des mécontents dépassait donc les 80%.

Louis Muzeau de la Chaizière se hâtait prudemment dans les couloirs de la Présidence. Il avançait d'une démarche étriquée, retenant ses petits pas pour ne pas glisser sur les dalles fraîchement lavées du Palais. Les bras croisés sur une grande enveloppe de papier kraft, il se dandinait jusqu'au bureau du chef de l'Etat.

Tout contre lui, comme s'il se fût agi du code nucléaire de la France, le conseiller tenait le sondage détaillé et les conclusions alarmantes des politologues de l'ICAS. On était tout près des élections législatives. Muzeau de la Chaizière gambergeait à s'en faire saigner le cortex. Ces maudits pourcentages et ces commentaires d'experts annonçaient un cataclysme. Pour le Président, il était grand temps de réagir. Caillard devait frapper un grand coup, s'adresser à la Nation pour dire combien il comprenait ses compatriotes, à quel point il partageait leurs doutes. Par l'un de ces tours de passe-passe qui lui avaient si bien réussi dans le passé, il lui fallait se ranger de leur côté, leur certifier que le temps des souffrances nécessaires était bien révolu, se poser en unique artisan de la guérison sociale, être celui qui souffle affectueusement sur le genou écorché de l'enfant pour atténuer la douleur de sa chute. Il devait le faire en se parant des valeurs éternelles de la République, en étant capable d'offrir la lune à tous ces affamés : une lune de miel sur un lit de pain d'épices.

Parvenu devant le bureau présidentiel, il toqua par trois fois. Faute de réponse, Louis Muzeau de la Chaizière chercha des yeux l'huissier à chaîne qui fit de son  mieux pour éviter son regard.

Le conseiller toqua une fois encore, assez fort pour s'en meurtrir les jointures des doigts. Et encore une fois, il n'obtint que le silence en retour. Il se décida donc à ouvrir le premier battant, pénétra dans le sas, et poussa la porte capitonnée.

En se glissant dans l'embrasure, le cou tendu comme celui d'une tortue, la tête de Muzeau de la Chaizière effectua un large mouvement de périscope. La vision panoramique s'arrêta sur une image d'abord confuse, puis de plus en plus précise jusqu'à devenir tout à fait claire en dépit de l'obscurité de la pièce.

Tout à gauche de l'entrée, en suivant la cloison sur six ou sept mètres, il y avait un immense canapé d'angle fait d'un cuir marronnasse. Maurizio Caillard l'avait fait placer-là le jour même de son installation dans le Salon doré. Ce meuble  avait toujours tranché avec les ors et le style Louis XV qui formaient la marque du lieu. Quand le canapé avait été livré, on avait beaucoup glosé dans les emprises du Palais sur l'utilité de cet objet au confort certain mais à l'esthétique très contestable. Sa présence avait fini par trouver un sens et même un nom. Dans les antichambres malicieuses du bureau présidentiel, on avait appelé ce canapé: «la sieste d'Imogène».

Sans bouger de son observatoire, la main toujours sur la poignée de la porte, Louis Muzeau de la Chaizière s'efforça dans un premier temps de définir ce que supportait l'accoudoir; on y avait posé une sorte de gros livre d'une épaisseur deux fois supérieure à celle d'un dictionnaire et d'une hauteur tout aussi respectable.

Le conseiller s'enhardit et lâcha la poignée pour accomplir discrètement quelques pas dans la pièce en direction du meuble.

Le parquet se mit à gémir sous les souliers de cuir ressemelés depuis trois jours. En marchant au ralenti et sur la pointe des pieds, Louis Muzeau de la Chaizière commençait à regretter sa hardiesse. Sous ses yeux, devant lui, le gros livre se faisait plus visible. La jaquette était matelassée et le dos de l'ouvrage portait quatre lettres qu'il fallait lire verticalement pour composer le mot «NOUS». Il progressa encore d'un mètre, un mètre cinquante ou deux, s'arrêta et s'accroupit, les fesses sur les talons. Ne sachant que faire de l'enveloppe kraft, il la coinça entre ses genoux et il se mit en tête de tendre un bras, puis l'autre, vers l'ouvrage matelassé qu'enfin il attrapa.

C'était un album de tirages photographiques à l'ancienne, une galerie de souvenirs liés aux voyages plus ou moins officiels du chef de l'Etat et de sa «Première Dame». C'était étrange, d'ailleurs. Page après page, Imogène semblait n'apparaître sur ces clichés que pour mettre son époux en valeur; cela se faisait tantôt par un regard enamouré et soumis -lui sur un escalier, elle une marche plus bas-, tantôt par un sourire de donzelle pâmée  d'admiration pour son maître... Et quand le photographe n'avait pas capté une posture plus qu'une pose, il avait fixé un mouvement. C'était là qu'était l'étrangeté. Dans ces cas-là (c'était fréquent), Imogène Caillard effectuait un quart de rotation qui soustrayait son visage repulpé à l'œil de l'objectif. Elle faisait comme si quelqu'un, soudain, l'appelait dans son dos, l'obligeant à se retourner. A cet instant, Maurizio souriait à la vie tandis que sa belle le tenait par le bras. D'elle, il ne restait qu'un corps élancé vêtu comme une gravure de mode et l'impression que cette femme collée à lui était d'au moins quinze ans sa cadette.

Désormais assis à même le sol dans l'antique position du tailleur, Muzeau de la Chaizière referma l'album et le replaça sur l'accoudoir. C'est alors qu'il aperçut le coin usé  d'un magazine: il dépassait de sous le canapé. Du bout des doigts, il fit glisser le journal jusqu'à lui. C'était l'un de ces torchons à grand tirage dont l'impudeur, le voyeurisme et la vulgarité faisaient chaque semaine la joie de millions de lecteurs décervelés. Avec une moue dégoutée, le conseiller examina la couverture de papier glacé polychrome, ses clichés scandaleux, ses titres courts et exclamatifs. A droite et en bas de page, un encadré à fond mauve contenait deux photos-vignettes  accolées. Sur celle de gauche, l'épouse du Président se montrait sous un jour solennel: on la voyait posée en biais sur son fauteuil préféré. A droite, les traits du visage tordus par l'obscénité, une harpie aux pupilles dilatées brandissait un majeur; elle était la copie déjantée de la dame assise à côté. Au-dessus de ce montage, on pouvait lire: «Madame Caillard et Miss Caillera». Mais ce n'était pas l'essentiel. Le plus fort de l'affaire était écrit juste au-dessous de ce montage comparatif. A côté de la mention «Exclusif», on avait ajouté: «Le nouvel amour d'Imogène». Le lecteur était invité à se rendre en page 3.

 

***

 

-  Oui papa. Je t'embrasse. Oui. Moi aussi.

Constance reposa le combiné. Toujours en colère mais un peu rassurée, elle se résolut à expliquer à son patron la raison de l'accès de fureur dont il avait été fortuitement le témoin une vingtaine de minutes plus tôt. Elle sortit de son bureau et alla voir Keller.

Comme elle s'y attendait, le chef de cabinet écouta son récit avec une très grande attention.

La jeune femme évoqua d'abord brièvement le handicap de sa mère. Le soir où les militaires mobilisés par la vice-Présidente avaient pris l'initiative de transformer le Stade de France en lieu de détention, Nguyen et Brigitte Tranh avaient du prolonger tard leur présence à la pharmacie. Ils avaient du faire face à deux urgences médicales de dernières minutes à l'heure de la fermeture.

Dans le premier cas, un enfant turbulent avait heurté une baie vitrée en tentant de renvoyer une balle de chiffons avec une batte de baseball beaucoup trop lourde pour lui. La vitre avait explosé sous le choc. Le gosse n'avait rien eu de cassé mais les éclats lui avaient entaillé l'épiderme et le cuir chevelu. Avant de désinfecter les coupures, il avait fallu retirer patiemment chaque écharde de verre à l'aide d'une pince à épiler et d'une aiguille passée sur la flamme.

Le second contretemps s'était invité dans leur soirée au moment où les Tranh s'apprêtaient à baisser le rideau de fer. Une ordonnance à la main, un jeune homme affolé avait surgi d'une voiture. Sa grand-mère n'allait pas bien. Il avait du appeler un médecin qui avait tenu compte d'une sévère intolérance de la vieille dame aux composés chimiques utilisés dans la fabrication de nombreux médicaments. Féru de phytothérapie, le toubib avait donc prescrit à sa patiente deux cocktails de plantes exotiques dont les pharmaciens du quartier, il le savait, maîtrisaient l'usage. Face aux supplications du petit-fils inquiet, les parents de Constance avaient du rouvrir la pharmacie, ressortir pilons, mortiers, balance de précision, plaques chauffantes, éprouvettes et pipettes, disposer le tout sur la paillasse et se remettre au labeur.

Ils n'avaient pu rentrer chez eux que bien après le début du couvre-feu et ne s'en étaient pas inquiétés. Leur petit appartement était situé à seulement trois cents mètres de l'officine et ils connaissaient bien les gardiens de la paix du secteur. Même sans dérogation, ils ne se souciaient pas d'être contrôlés au milieu de la nuit. Ils ignoraient évidemment l'existence du plan B, et donc que le soin de veiller au respect du couvre-feu avait été confié à l'armée.

Après avoir remis au jeune homme inquiet les préparations hypoallergéniques que sa grand-mère attendait, Nguyen et Brigitte Tranh avaient du débarrasser leur plan de travail de tout ce qui l'avait encombré au cours de cette folle soirée. Avant de tout ranger, ils avaient soigneusement lavé et stérilisé les objets dont ils s'étaient servis ; en toute circonstance, chaque chose devait revenir à sa place, proprement. Croisant les doigts pour que plus rien ne vienne perturber leur envie de rentrer se coucher sans dîner, ils s'étaient ensuite dirigés vers la sortie.

Fourbus, épuisés d'avoir passé tant d'heures debout, ils s'étaient alors lentement mis en route vers leur immeuble. Au bout d'une centaine de mètres, ils avaient été interpellés par un groupe de soldats.

L'adjudant qui les commandait n'avait rien voulu entendre des explications pourtant convaincantes de Nguyen Tranh. Il avait reculé d'un pas en montrant du doigt les avant-bras de la mère de Constance. Au lieu des mains de silicone qu'elle arborait dès qu'elle sortait de son officine, la pharmacienne portait encore les prothèses fonctionnelles dont elle s'équipait pour travailler. Ces merveilles technologiques dotées de pinces très maniables pouvaient être utilisées comme des ciseaux. Il n'en avait pas fallu davantage au sous-officier pour les confisquer au motif que le port d'arme de sixième catégorie constituait une infraction à la loi.

 

***

 

La photo de la page 3 avait beau être très floue, on parvenait à reconnaître le profil d'Imogène Caillard qui se penchait vers Arnaud Pillorègues : c'était apparemment pour déposer sur sa bouche un baiser. Louis Muzeau de la Chaizière reposa le magazine et ferma les yeux en pensant au choc que la vue de cette image prise au téléobjectif  avait dû causer au Président. Il releva les paupières pour remarquer sur le canapé, juste derrière l'accoudoir, la présence d'une forme indéfinissable, un peu comme un paquet de linge sale. Curieux de comprendre ce qu'il voyait, le collaborateur du chef de l'Etat se releva et s'avança encore d'un pas.

Il tressaillit quand la chose informe se mit à bouger. Le cœur du conseiller s'emballa, le sang se mit à battre dans ses artères plus fort que de coutume, son crâne fut parcouru par un bourdonnement chaud, il eut la sensation d'enfler jusqu'à l'explosion. La panique l'incitait à  retenir sa respiration alors que ses poumons réclamaient de  l'oxygène. Comme pétrifié, il resta là ne sachant plus que faire, cherchant la fuite mais ne la trouvant que dans un couinement de parquet susceptible de le trahir, de le dénoncer à la chose en chuchotant: «C'est Muzeau! Il est là!... Il est entré sans y avoir été invité!..».

Son instinct lui dit de prendre ses jambes à son cou  sans réfléchir davantage. Tandis qu'il tournait les talons et se dirigeait fissa vers la sortie, une voix pâteuse retentit derrière lui: «Muzeau?... C'est vous, Muzeau?... C'est vous?». Les épaules du  conseiller pivotèrent, mais ses pieds restèrent au sol dans la position de celui qui s'apprête à prendre la porte. Et là, dans cette posture inconfortable, il vit s'extirper de la boule de linge un Maurizio Caillard presque méconnaissable. Le visage et la gorge du Président s'ornaient d'une barbe sale. Son crâne n'était plus qu'un champ de mèches rebelles, de paquets de cheveux collés par un gel archi-sec. Un millefeuille de rides lui barrait le front, ses tempes étaient parcourues de nervures veineuses. Enfin, au creux de cernes humides  perçait le regard enfiévré de l'homme qui devient fou à force de ne pas comprendre.

-  Dieu merci, vous êtes là, Muzeau, balbutia le Président.

-  Je suis là, Monsieur, répondit doucement Louis Muzeau de la Chaizière qui hésitait, devant ce spectacle, entre le dégoût et la pitié.

Tel un ressort, Caillard se détendit soudain. Il se leva d'un coup, laissant à ses pieds un petit tas de tissus fins parmi lesquels Muzeau de la Chaizière crut apercevoir des nuisettes, une paire de bas de soie, des petites culottes et même un string de satin. Il n'eut pas le temps d'en finir l'inventaire car, à peine le temps de dire ouf, le Président l'étreignait avec force et s'effondrait en larmes dans ses bras.

Un quart d'heure plus tard, une ambulance militaire sortait de la cour du Palais escortée par des motards de la Garde républicaine. L'homme qu'elle transportait était agité de spasmes. Il sanglotait sous la barbe qui lui mangeait les traits. Une pendule sous le bras gauche, il n'était vêtu que d'un caleçon jaune constellé de cœurs roses et d'un t-shirt bleu pâle au dos duquel on pouvait lire: «Ma Reine, c'est Imogène». C'était signé: «Richou Ier».

 

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6 janvier 2012 5 06 /01 /janvier /2012 17:15

 

 
© Nathanaël Charbonnier

Longue d'à peu près deux cents mètres, la rue Beautreillis était une artère proprette bordée d'immeubles dépareillés. Sur les trottoirs, les soldats s'étiraient en deux files indiennes. Ils avançaient avec la prudence du grenadier-voltigeur. Au milieu de la chaussée, à égale distance des deux files, Duboïs était aux aguets. Il redoutait un piège et scrutait les fenêtres grandes ouvertes d'où s'échappait parfois un ronflement.

Plus détendus que leur chef et l'arme en bandoulière, les hommes du Colonel se contentaient de mimer la posture de la patrouille en milieu hostile. Aucun d'entre eux ne sentait dans cette voie étroite l'imminence d'un danger. Pas un ne craignait l'embuscade, tous s'employaient surtout à humer l'air de Paris. Ils marchaient le nez en l'air, cherchant du regard les détails qui conféreraient à ce lieu sans charme un semblant d'intérêt.

En regardant bien, ils trouvaient ce qu'ils cherchaient. De belles portes-cochères étaient surmontées de médaillons sculptés aux centres desquels souriaient pour l'éternité de rondes figures emperruquées. Au numéro 16, une façade lisse arborait une plaque en souvenir de Victorien Sardou, auteur dramatique «né dans cette maison le 5 septembre 1831». Au 9, un petit panonceau  annonçait: «Maison salubre. Tout à l'égout». De modestes bâtiments de ciment voisinaient avec la pierre, une grosse résidence hideuse faisait face à la construction de briques de «V. Tondu, architecte, 1906».

Toutes les époques semblaient s'être donné rendez-vous dans cet arrondissement de Paris.

Les deux colonnes de soldats arrivèrent ainsi rue des Lions Saint-Paul sans avoir jamais croisé âme qui vive. Il fallait se rendre à l'évidence: déjà peu fréquentée le jour, la rue Beautreillis était, la nuit, un désert. Par pure précaution, le Colonel Duboïs décida d'y faire un second passage en remontant jusqu'à la rue Saint-Antoine. A l'exception d'un rat, il ne vit rien de plus que la première fois.

A minuit, l'officier supérieur fit un point par radio avec les sections disséminées dans la capitale. A chaque fois, on lui répondit «R.A.S.», rien à signaler. La nuit était calme dans toute la ville que quadrillait l'armée. «R.A.S.» rue des Innocents, «R.A.S.» chaussée de la Muette. Duboïs décida de ne pas s'attarder dans le quartier des Célestins; il mit le cap avec ses hommes sur la deuxième étape de leur patrouille: l'impasse Caillard, près de La Bastille, à dix minutes de là.

 

***

 

Rive gauche, dans le treizième arrondissement, deux flambeaux plantés sur des tiges de bambou éclairaient joliment l'impasse du Petit-Modèle et ses occupants. Ils étaient dix ou douze assis-là sur des chaises de bois tropical et sur des tabourets. Non loin d'eux, les braises d'un barbecue neuf finissaient de griller les chairs de deux épaisses côtes de bœuf.

Un verre de vin rouge à la main, grappillant les amuse-gueule, les convives surveillaient à tour de rôle la cuisson de leur dîner. Par souci de ne pas réveiller les clients du petit hôtel voisin, ils parlaient à voix basse tout en sachant que les sons venus du fond de l'impasse n'allaient pas jusqu'à la rue; à moins d'un éclat de rire, les bruits déjà ouatés de la fête s'arrêtaient aux branches et aux énormes pots des végétaux qui décoraient le pavé de cette minuscule voie sans issue. L'entrée de l'impasse pentue  était barrée d'une chaîne d'où pendait un panneau destiné aux importuns: «Voie privée, défense d'entrer».

Les murs étaient encore tièdes du soleil de la journée. Le thermomètre posé sur une fenêtre du rez-de-chaussée indiquait vingt-deux degrés à minuit passé.

Sous la lumière ondulante des flambeaux, le groupe n'avait d'yeux que pour une jeune femme aux traits tirés.  Elle ne cessait pas de sourire en ayant l'air de quelqu'un qui redécouvre la vie dès sa sortie du bagne. Luisa Bajos de Villaluenga savourait ce moment. Ses amis étaient là, autour d'elle, dans ce décor de vieux-Paris, près de cette maison où elle avait vécu quelques-uns des plus beaux jours de son existence pendant ses études en Sorbonne. Une main était dans la sienne et ne la quittait pas, ne la lâchait plus. C'était celle d'Imogène, sa mère, rentrée quelques heures plus tôt de Hongrie.

 

***

Il allait être 1 heure du matin. Un plan de Paris en main,  le Colonel Maxence Duboïs commençait à perdre patience. Il avait beau sillonner le quartier en tous sens, l'impasse Caillard restait introuvable.

Toujours en formation patrouille, la section commandée cette nuit-là par Duboïs n'en finissait pas d'arpenter les rues du onzième arrondissement. Rue des Taillandiers, rue de Charonne, passage Thiéré, rue de la Roquette et retour... Rue de la Roquette, passage Thiéré, rue de Charonne, rue des Taillandiers... Les deux colonnes de militaires tournaient en rond sans résultat ni personne à qui demander son chemin. Le cercle pouvait s'élargir à la rue Keller, à la rue de Lappe et au-delà, il n'y avait rien. «Impasse Caillard» rimait avec «cauchemar». C'était même à se demander si cette voie sans issue avait un jour existé.

A cette pensée, le Colonel s'empressa de chasser de son esprit l'ombre du doute qui s'y installait. C'était  insidieux. Tout comme sur son plan,  le nom de l'impasse s'inscrivait en toutes lettres sur l'ordre de route que lui avait fait parvenir la vice-Présidente en personne (« en personne »). Il lui était donc interdit de douter. Ce foutu cul-de-sac devait se trouver quelque part et il s'y essuierait les pieds après avoir constaté qu'aucun noctambule n'y promènerait ses fesses. Une fois sa mission accomplie, il effacerait cet épisode de sa mémoire, à tout jamais.

Alors qu'il se faisait cette promesse, Duboïs entendit dans son dos le grincement d'un gond mal huilé. Il se retourna en même temps que ses soldats, tous rendus très nerveux à force de tourner en rond. Il y eut un cliquetis d'armes, les canons des pistolets-mitrailleurs désignèrent un point dans l'angle mort des lampadaires. On entendit claquer la question d'usage: «Qui va là?»... Puis une injonction: «Avancez dans la lumière, les mains ouvertes. Pas de geste brusque».

Les bras en l'air, un petit vieux en pyjama, peignoir et pantoufles roses à claquettes, apparut dans le halo d'un réverbère. Il tenait haut une laisse à l'extrémité de laquelle pendait un chien minuscule. La gueule grande ouverte, l'animal ne tenait plus sa langue, ses yeux sortaient de leurs orbites, il était agité de soubresauts et ses pattes antérieures battaient l'air. On eut dit qu'il nageait verticalement.

Face à cet homme terrorisé devant la troupe armée, le Colonel se remémora opportunément les cours d'action psychologique de sa jeunesse et se rappela le chapitre intitulé «Comment gagner la confiance des populations autochtones». Il fit un pas en avant, salua militairement de la main gauche, se présenta et invita l'inconnu à poser son chien sur le sol. Tandis que le microscopique bâtard de Cairn-terrier et de Carlin, tremblant et haletant de tout son être, se libérait d'un pâté chiasseux presque aussi gros que lui, le militaire demanda au maître du chien de lui indiquer le trajet le plus court pour l'impasse Caillard.

Le petit monsieur eut l'air sincèrement surpris, mais pas autant que l'officier supérieur quand vint la réponse à sa question... car l'impasse Caillard avait disparu sous les fondations d'une résidence, elle n'existait plus depuis belle lurette. Et si le nom de cette voie figurait bien sur le répertoire des rues qu'utilisait Duboïs, c'était pour une raison très simple: ce guide de Paris aux pages écornées datait du voyage de noces du Colonel. Il était périmé.

-  Maintenant, montrez-moi votre dérogation.

Rompu à toutes les situations, passé maître dans l'art de s'adapter instantanément à toutes les circonstances, le militaire venait de faire passer à ses hommes l'envie de se ficher de lui.

-  Euh... Oui mais de quelle dérogation me parlez-vous, Monsieur?

-  Mon Colonel.

-  ...Oui... Quelle dérogation, mon Colonel?

Le vieil homme n'avait pas de dérogation. Comme ses compatriotes, il vivait en état d'urgence sur un territoire soumis au couvre-feu... Devait-il pour autant rester sourd aux aboiements de son compagnon ? Il est si douloureux de résister à une envie pressante que, l'âge venant, on compatit sans peine à l'incontinence d'un bâtard lilliputien de quatorze ans - presque un octogénaire selon les critères humains!

Le Colonel ne voulut rien entendre. Le maître et son chien avaient violé le couvre-feu, ils furent interpellés.

A l'instant où deux des soldats de la section reçurent l'ordre d'encadrer et d'emmener le contrevenant et son compagnon, une clameur monta de la place de la Bastille toute proche. Un doigt sur la bouche, Duboïs fit aussitôt signe à ses hommes de se taire ; ils prirent tous l'air ébahi car à cet instant précis aucun d'entre eux ne parlait.

L'officier prêta l'oreille en observant les façades. Il pensait apercevoir dans l'encadrement d'une fenêtre la lueur changeante d'un poste de télévision allumé. Il voulait se persuader que la clameur provenait d'un film, un péplum peut-être, avec les cris d'effroi et de plaisir que poussent les spectateurs de l'arène quand le rétiaire terrasse son adversaire et attend la décision de l'Empereur.

Mais la rue semblait dormir et la clameur retentit une fois encore, plus forte que la précédente. Elle provenait de La Bastille, c'était indéniable, et sur un signe de son chef la section prit rapidement la direction de la place.

Le spectacle était hallucinant. Des milliers de noctambules silencieux convergeaient de partout vers la Colonne de Juillet, des centaines d'autres les y accueillaient en piaillant, libérant les nouveaux-venus de leur mutisme par des cris qui déchiraient l'air de la Bastille et qui enflaient, enflaient...

Des boulevards confluents, du Faubourg Saint-Antoine, des rues de Rivoli et de Lyon, ils arrivaient par groupes (faudrait-il plutôt dire par tribus d'internautes?), souriants, forts de leur nombre, prêts -enfin !- à faire entendre leurs voix dans la nuit jusqu'au lever du jour.

Face à cette houle humaine dont il pressentit l'existence en débouchant de la rue de la Roquette sur la place immense, le Colonel Maxence Duboïs ne prononça que deux mots :

-  Embarquez-les.

 

***

 A leur tour, Imogène et sa fille unique s'affairaient auprès du barbecue. A l'aide d'une longue fourchette à deux pics, Luisa éprouvait la tendreté de la viande. Presque cramées en surface, les côtes de bœuf laissaient juter leur sang quand on les piquait. Elles étaient cuites comme il faut, prêtes à être découpées, dégustées, juste habillées d'une pincée de gros sel, aussi fondantes que les pommes de terre en robe des champs qui les attendaient sur la table dans leur cocotte en fonte.

Quand elles se retournèrent vers les autres convives pour dire «c'est prêt!», elles comprirent tout de suite que leur dîner de retrouvailles n'irait pas à son terme. Slalomant entre les bacs des arbrisseaux et les plantes, des soldats armés s'avançaient dans l'impasse privée. Ils étaient précédés d'une jeune Capitaine à queue de cheval, elle aussi en treillis. Elle s'arrêta à un mètre des premiers dîneurs, droite comme un i, pieds écartés, une main sur la gaine de son révolver. De ses yeux clairs, elle les regarda l'un après l'autre d'un air soupçonneux. Son regard finit par s'accrocher à celui d'Imogène ; La mère de Luisa tenait encore entre ses mains la planche de bois à gouttière sur laquelle était savamment disposée la bonne et belle viande fraîchement tranchée. Luisa passa un bras autour des épaules de sa mère. La militaire toisa longuement les deux femmes d'un air dédaigneux... et enfin, elle leur dit :

-  Mesdames et Messieurs, vous enfreignez  la loi.

 

***

 

Par transmission radio, l'ordre donné par Duboïs ricocha de quartier à quartier dans toute la capitale. Car la scène à laquelle il venait d'assister à La Bastille se propageait dans Paris, arrondissement par arrondissement, avec l'effet d'une torche jetée sur un toit de chaume.

L'un après l'autre puis tous en même temps, les chefs de section demandèrent ce qu'ils devaient faire d'une telle quantité de contrevenants. Chaque officier, de son côté, poussait les noctambules vers un coin sans échappatoire; on les y pressait, on les y bouclait comme des moutons dans un enclos. Et pendant la manœuvre d'encerclement de ces masses, d'autres protestataires affluaient sans se soucier de la présence des treillis. Toujours accueillis par la clameur de leurs camarades contraints par les soldats à l'immobilité, ils semblaient s'extirper d'une longue nuit de silence.

-  Qu'est-ce qu'on fait, Mon Colonel?

-  Il en vient de partout!... Quels sont les ordres, mon Colonel?

-  Bon Dieu ! Ils sont trop nombreux...

-  Mon Colonel? Ici, nous sommes débordés... Attendons vos instructions.

La forme variait un peu, mais la question était la même pour tous. Elle retentissait dans le casque de l'opérateur radio qui ne distinguait aucune sérénité dans la voix de ses interlocuteurs. D'ailleurs, lui-même commençait à se sentir gagné par la panique à mesure que les chefs de section l'appelaient pour clamer leur désarroi et mendier une solution.

Duboïs ôta son petit béret et s'essuya le crâne à l'aide d'un mouchoir blanc aux dimensions réglementaires. Il lui fallait encore une fois décider au plus vite. Mentalement, il chercha dans les souvenirs de ses manuels de guerre la stratégie payante, la tactique la mieux adaptée à la situation.

Le visage de l'officier supérieur s'éclaira tout-à-coup d'une idée. Ce qui risquait de les perdre, ses hommes et lui, c'était la dispersion. Il fallait au plus vite réunir les noctambules interpellés dans un endroit sûr et excentré d'où ils ne pourraient s'échapper, où ils ne pourraient être rejoints. Le plan s'élaborait dans sa tête avec une grisante célérité. Il voyait déjà le lieu ; il trouva le moyen d'y acheminer ses prisonniers en invoquant les mânes de Galliéni. Il fit réveiller le directeur général de la COPATRA, la Compagnie Parisienne des Transports.

Vers 2 heures 30 du matin, les autobus à soufflet conduits par les soldats d'un régiment du train sortirent des dépôts d'arrondissement. Les premières rotations s'exécutèrent comme à la parade, sans fioritures, comme un numéro bien rôdé. Les bus prenaient position entre les noctambules appréhendés et les cordons de militaires.  La troupe maintenait à distance les nouveaux arrivants. Les contrevenants étaient dirigés vers l'entrée des véhicules dans lesquels ils s'entassaient; dès que le plein de passagers était fait, les autobus de la COPATRA partaient pour une destination inconnue... qui ne le resta pas très longtemps.

Vers 4h30, les travées du Stade de France bruissaient de la présence d'un public inhabituel à une heure pareille. Spectateurs d'une pelouse sans joueurs, sans match et  sans enjeu, ceux que l'on avait conduits là finirent par investir le gazon pour y dormir, y discuter, y chanter, et même y danser au son d'une guimbarde, d'un ukulélé ou d'une paire de djembés. A 5h00, il n'y avait plus un brin d'herbe à fouler. Le rectangle vert n'était plus que le théâtre d'une grande kermesse libertaire, la plus belle fête que l'on ait vue à Paris depuis bien longtemps. Dehors cependant, entre les boulevards des Maréchaux et le Stade, il se préparait un évènement que le Colonel Maxence Duboïs n'aurait pu imaginer.

Les premières rotations d'autobus se firent sans incident. Après une heure d'allers-retours, des mottes de terre atteignirent les carrosseries des véhicules réquisitionnés par l'armée. Puis des pierres. Puis des objets d'acier. Dans un vacarme effrayant, une barre à mine perça et fendilla en étoile un pare-brise; le bus fit une embardée et il faillit verser. Il s'immobilisa un moment avant de reprendre sa route, heureusement sans blessé.

Dès qu'il apprit l'incident, le Colonel exigea un rapport. Il l'obtint rapidement d'un homme du rang. Comme beaucoup de ses semblables, ce soldat avait grandi aux marches de la capitale. Le jeune banlieusard expliqua à son chef que le va-et-vient nocturne des cars de la COPATRA avait certainement eu raison de la patience des riverains. Sans doute aussi la colère de ces habitants que l'on avait dérangés dans leur sommeil s'était-elle doublée d'une intense curiosité lors de la mise en marche des projecteurs du Stade.

Les cités qui entouraient l'arène sportive faisaient partie des ZATHRA, les «Zones A Très Hauts Risques Avérés». L'acronyme sonnait comme un méchant avertissement adressé à quiconque souhaitait s'y aventurer. Les risques en question englobaient autant l'investissement industriel que la sécurité des visiteurs. Les dirigeants politiques  avaient fini par renoncer à y mettre les pieds, les administrations ne s'y installaient plus. La plupart des résidents de ces ZATHRA étant insolvables, la puissance publique n'exigeait plus le recouvrement des loyers. Il n'y avait plus d'écoles, plus de dispensaires, plus de grandes enseignes commerciales, plus de subventions, pas d'aides sociales, pas de recensement. Combien de femmes, d'hommes et d'enfants ces ghettos renfermaient-ils? Personne ne savait le dire précisément.

Depuis des années, les médias ne fréquentaient plus ces cités interdites. On les avait abandonnées. La police, elle, avait pour mission d'en surveiller les contours et contrôlait systématiquement ceux de ses occupants qui cherchaient à s'en échapper. Pour s'élargir de ces quartiers, il fallait posséder des papiers en règles. Pour avoir des papiers en règle, il n'y avait pas d'autre hypothèse que celle qui consistait à quitter sa ZATHRA. C'était absurde. L'unique espoir pour les jeunes adultes consistait à aborder un policier afin de solliciter un engagement dans l'armée.

Les soirs de match ou de concert, un périmètre  terrestre et aérien permettait de sécuriser les abords du Stade de France. L'important cordon d'uniformes et le ballet des hélicoptères tenaient à distance toute velléité d'assaut de la part de ceux que les beaux parleurs des quartiers gras surnommaient en ricanant avec mépris les « Zathrabilaires » ou plus simplement: les «Zautres».

En ordonnant les va-et-vient d'autobus chargés d'éloigner du cœur de Paris les contrevenants au couvre-feu, Duboïs n'avait pas songé à sécuriser les voies routières qui traversaient Saint-Denis.

 

L'une de ses paupières se mit à trembler nerveusement quand il entendit le récit de l'homme du rang. Elle s'agita plus encore quand lui parvint l'écho d'un appel lancé vers l'opérateur radio, comme un cri d'alarme en provenance du Stade. L'édifice était attaqué par des milliers de types que les sommations n'intimidaient pas le moins du monde. Les voies d'accès étaient coupées, plus aucun bus ne passait, et... et les sentinelles postées devant les grilles extérieures désormais closes paraissaient vouloir fraterniser avec les assaillants...

 

***

 

Au lever du soleil, la pelouse du Stade de France offrait l'image d'un champ labouré par les piétinements et les jeux de ceux qui venaient d'y vivre sans doute la plus belle de leurs nuits.

Survolés par des escouades de drones et d'hélicos, les reliefs de l'immense fête tourbillonnaient d'une extrémité du terrain à l'autre. Les filets de buts n'étaient plus que le réceptacle de vêtements oubliés, de bouteilles de plastique, d'objets témoins de l'évènement. Sereins et radieux en dépit de l'absence de sommeil, les derniers noctambules passaient la grille de sortie, bras-dessus-bras-dessous avec les habitants des ZATHRA environnantes, leurs libérateurs.

Dans les heures qui suivirent, tous les internautes de France purent se repaître de ces incroyables scènes filmées par des smartphones.

Sur la vidéo la plus vue, un petit homme débonnaire en robe de chambre et en pantoufles à claquettes sortait du Stade en faisant le V de la Victoire. Il tenait au bout d'une laisse un chien minuscule qui frétillait sous les caresses des passants. A deux ou trois mètres de là, derrière l'homme et son chien, apparaissait la jeune Espagnole que l'on avait interpellée quelque temps plus tôt à l'aéroport d'Orly. La tête relevée, les épaules droites, elle se dirigeait fièrement vers celle ou celui qui la filmait et qu'elle fixait du regard avec morgue.

Elle n'était pas seule. Une femme plus mûre qu'elle mais d'un maintien encore jeune la tenait par la main. A mesure qu'avançait cette femme s'esquissait un visage connu, celui de l'épouse du Président. Oui, braves gens. Collagène était là!

Belles et sveltes, d'un pas ferme mais gracieux, elles progressaient ensemble vers le vidéaste. Elles rayonnaient dans le petit matin, marchant comme deux ballerines qui viendraient à l'avant-scène s'incliner devant leur public en ouvrant l'air d'un ample mouvement du bras. Au lieu de cela, elles stoppaient net devant l'œil numérique du téléphone portable à fonctions multiples. Elles en approchaient leurs visages devant lesquels s'érigeaient dans la foulée deux majeurs pointés raides vers le ciel. Enfin, sans un son, comme au temps du cinéma muet, elles articulaient en chœur une rime pauvre, le clou de leur spectacle.

Sur les écrans des ordinateurs, leurs lèvres pourpres prises en gros plan dessinaient très distinctement deux mots. Deux mots formés de quatre syllabes, dix consonnes et cinq voyelles. Et ça disait: «Caillard... Connard...».

 

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5 janvier 2012 4 05 /01 /janvier /2012 13:29

 

 
© Nathanaël Charbonnier

Le Colonel Duboïs tenait beaucoup à son tréma.

Quand le cabinet de Marie-Michèle Laborde l'appela, il dut corriger son interlocutrice qui lui donna au téléphone du « Colonel Dubois ».

-  Dubo-iss, Madame. Pas Dubois.

Il épela : « D-u-b-o-...i tréma...-s ».

-  Colonel Duboïs, je vous mets en communication avec la vice-Présidente, dit poliment la voix en s'attachant bien à prononcer correctement le nom.

Une mélodie guillerette résonna dans l'écouteur. C'était une sorte de synthèse entre un air du terroir landais et une marche militaire. Une œuvre très originale.

Quelques minutes s'écoulèrent, interminables, jusqu'à ce qu'un « clic » retentisse enfin sur la ligne.

-  Euhyyyy... Colonel Dubois ?

Le militaire au garde-à-vous reconnut immédiatement le ton si facilement identifiable de la Présidente intérimaire.

-  Dubo-iss, Madame la Présidente. D-u-b-o-...i tréma...-s. Colonel Duboïs. Avec un tréma.

La vice-Présidente apprécia cette singularité : elle l'inclina à penser que ce soldat avait de la personnalité. Son tréma le faisait sortir du rang, en somme.

Avec concision, elle expliqua au Colonel ce que la France attendait de lui. A la tête de son régiment, il aurait autorité pour quadriller la région militaire de Paris toutes les nuits jusqu'à la suspension du couvre-feu. Selon le plan qu'il déciderait de mettre en œuvre, ses hommes effectueraient des contrôles et appréhenderaient les citoyens contrôlés qui ne seraient pas en règle. Leur mission prendrait effet dès le lendemain à 23h00.

-  C'est une opération de maintien de l'ordre, dit-elle en conclusion.

Au mot « ordre », elle l'entendit claquer les talons en bout de ligne. Elle fut tentée de lui dire « Rompez ! » mais se contenta d'un « Je compte sur vous, Colonel Dubois ». Puis, sans lui laisser le loisir de la corriger, Marie-Michèle Laborde raccrocha le combiné avec la sensation d'avoir sollicité la bonne personne. Les pontes de l'Etat-major l'avaient utilement conseillée, l'affaire était bien en mains.

 

***

 

Sur la plateforme héliportuaire, un peu à l'écart du manoir et de ses jardins, Arnaud Pillorègues attendait le signal du décollage.

Derrière ses lunettes d'aviateur vintage, ses yeux fixaient la surface du lac qui luisait d'argent sous les rayons du soleil montant. Il eut une pensée pour les carpes et les  sandres qu'il aurait pu taquiner jusqu'à l'heure du déjeuner. « On dirait que ma partie de pêche vient de tomber à l'eau » se dit-il en souriant pour lui-même, content de ce petit jeu de mots.

La soirée avait été incroyable. Lui qui pensait être revenu de tout, il s'en serait voulu d'avoir manqué la scène à laquelle il lui avait été donné d'assister la veille. Le destin, comme d'habitude, avait été bon prince avec lui. Il lui avait réservé la meilleure place. Chez lui. Sous son toit.

Le rotor tournait déjà depuis un moment, agitant en tous sens les herbes folles alentour. Des lapins détalaient et les oiseaux volaient haut pour ne pas finir en bouillie dans les pales de l'hélice. A moins de vingt mètres de là, les époux Caillard n'en finissaient pas de régler leurs comptes. C'était comme au cinéma muet sous l'avalanche de notes du piano bastringue : des gesticulations... des lèvres animées... Madame veut s'éloigner et Monsieur la rattrape...

Le Président prolongeait le spectacle. Pathétique, il refusait de voir que la scène était finie, que le rideau était tombé.

Avant cette nuit imprévisible au bord du Balaton puis cette fuite par les airs, Imogène avait surpris son monde. En rentrant de Budapest, Arnaud Pillorègues et son invité de marque l'avaient trouvée immobile et blême, un journal à ses pieds, dans le petit salon de lecture. Elle n'avait pas réagi quand Maurizio Caillard avait évoqué la venue d'un médecin. Elle avait fini par se tenir sur ses deux jambes et s'était dirigée comme un automate vers sa chambre à l'étage. Son époux l'y avait rejointe : il leur fallait s'habiller pour la soirée, la soirée-anniversaire merveilleuse que le Président français souhaitait depuis longtemps offrir à sa « Reine ». Les rives du Balaton au printemps, le manoir et le camaïeu ocre de ses façades, ses fenêtres encadrées de blanc, le poudrier de Sissi en cadeau... Tout était prêt pour un moment unique dans la vie de la Première Dame.

Là-haut, avant de redescendre vers la terrasse sur laquelle on avait dressé un buffet-apéritif, il ne s'était rien passé de notable. Il ne s'était rien dit.

Imogène était restée longtemps sous la douche avant de s'apprêter, maquillage et robe de soirée. Le Président ne l'avait pas attendue. Il savait que le cap de la cinquantaine s'annonçait difficile pour son épouse. La solitude de l'après-midi avait certainement fait germer dans la jolie tête de sa femme un gros bouquet d'orties. Elle broyait du noir. L'âge la déprimait, la douche lui ferait du bien. La première coupe de Champagne en parachèverait l'effet bénéfique ; tout rentrerait dans l'ordre quand elle se verrait offrir le poudrier.

Toujours très pâle, la nouvelle quinquagénaire finit par rejoindre les convives qui n'étaient pas nombreux. Cette soirée très privée ne réunissait autour des époux Caillard que leur hôte milliardaire, « Pif » et « Paf » les gardes du corps, et un couple de journalistes invités par le maître des lieux. Elle était rédactrice, il était photographe. Pillorègues possédait la majorité des actions du magazine pour lequel ils travaillaient tous deux. Ils étaient là pour immortaliser cette gentille petite fête au soleil couchant et s'inquiétaient d'ailleurs de voir la lumière du jour disparaître tout à fait avant l'apparition de celle qu'ils attendaient. Dans son fourreau soyeux de mousseline  haute-couture, elle était splendide, au moins des épaules jusqu'aux pieds. L'inexpressivité de son visage repulpé s'accommodait mal de la lividité de cadavre qui se dégageait d'elle ce soir-là.   Ils décidèrent que la première photo la mettrait en scène dans un très léger contrejour, tournant le dos au lac, une coupe pleine posée sur la balustrade de marbre qu'elle effleurerait de ses doigts sans bijoux.

Arnaud Pillorègues fit aussitôt signe à l'un de ses employés hongrois de servir le Champagne. D'une grande rusticité, le garçon se prénommait Imre. Il avait grandi dans un hameau des environs de Csopak, entre les travaux des champs et les courses à la saucisse des jours de liesse rurale. C'était un vrai fils de la Transdanubie centrale. Au cours de sa jeune existence, il avait ouvert bien des bouteilles. Il avait même fait sauter des capsules métalliques avec les dents, elles en gardaient le souvenir. Mais jamais de sa vie il n'avait entendu parler de Dom Pérignon et de l'abbaye d'Hautvillers. Jamais il n'avait tenu dans ses bras un flacon de cette taille. Jamais il n'avait débouché le col d'un jéroboam.

De ses robustes doigts de campagnard, Imre défit avec délicatesse l'enveloppe du champignon de liège. Il retira ensuite le muselet comme on déshabillerait une vierge. Alors qu'il se disposait à extraire le bouchon en le retenant comme on le lui avait montré, l'air du soir retentit d'un bruit percutant et le vin mousseux jaillit de la bouteille avant même qu'il eût pu le verser dans les coupes. On entendit « PPPlopppssh !!! »... Et Imogène se mit à hurler.

Elle cria comme on trépigne, la gorge et les poings serrés, les paupières closes mais le visage sans expression. Pensant qu'elle avait pu être blessée par le bouchon, son mari se précipita vers elle. Il reçut la gifle la plus magistrale qui fut. En contrebas, les canards -qui n'avaient pas bougé quand les bulles de Champagne avaient exulté- s'envolèrent.

Imogène Caillard piqua une violente crise de nerfs. D'ordinaire si policée, elle débita un lot impensable d'ordures à l'encontre de son époux. Devant les invités et le personnel domestique du manoir, elle le traita de tout. Au milieu de ce fatras d'injures, on ne retint qu'une phrase plusieurs fois prononcée. La haine entre les lèvres, elle répétait : « Salaud, tu as jeté Luisa en prison. Tu as embastillé ma fille »...

 

***

 

A la Préfecture de police de Paris, le Lieutenant Tranh n'en avait pas fini avec sa mission. La jeune femme  consultait toujours les réseaux sociaux d'internet à la recherche d'un indice qui permettrait sans erreur d'identifier napix310. L'agit'naute était tellement filou qu'il avait réussi à faire interpeller à sa place la propre belle-fille du chef de l'Etat !

Et l'enquête était au point mort.

Depuis la proclamation de l'état d'urgence et l'entrée en vigueur du couvre-feu, les commentaires allaient bon train sur la toile. En revanche, plus la moindre trace de napix et de ses complices. Constance en avait acquis la certitude : chatgrix avait sciemment oublié son portable, puce incluse, aux toilettes du cybercafé de Libreville. En quittant « La Case à Jimmy », elle avait aussi eu la malice de laisser derrière elle un signalement beaucoup trop vague pour les enquêteurs gabonais. « Jeune femme de petite taille et de type africain, sans plus de précisions  », avait écrit sur place le directeur de la Sûreté nationale. Allez donc chercher une petite jeune femme noire « sans plus de précisions  » dans un pays d'Afrique, même aussi peu peuplé que le Gabon !...

Quant au troisième larron -dupleix-, d'où oeuvrait-il ?... Cela restait un mystère. Et ces trois-là n'écrivaient plus.

Au cours des dernières heures, Constance avait passé du temps sur les nuages de tags des sites réputés sensibles. Elle avait fait chou blanc.

Toujours en quête du fil qui l'aiderait peut-être à trouver ce qu'elle cherchait, elle entreprit alors de survoler les microblogues qui se déversaient sur la toile en un torrent ininterrompu de phrases calibrées au caractère près. Elle veilla très tard afin de focaliser sa recherche sur le milieu de la nuit. Après avoir dîné d'une soupe à la brasserie du coin, elle se réinstalla à sa table de travail. Faiblement éclairée par une lampe de bureau, elle commença à lire les mini-courriers postés sur le web. Plus elle les parcourait, plus elle les trouvait affligeants ; les uns parce qu'ils étaient truffés de fautes, les autres pour leur absence totale d'intérêt, souvent tout à la fois.

Tandis que, doucement, elle se frottait les yeux irrités par le rayonnement de l'ordinateur, un message déposé à 0h00 lui coupa le souffle. Il tenait en peu de mots et disait : « La nuit est à nous, éclairons-là en mettant le feu au couvre-feu ». Un peu plus loin, presque à la suite, un autre microblogueur se voulait plus précis : « Le feu au couvre-feu la nuit prochaine à minuit ». Comme s'il s'était agi d'un cadavre exquis, un troisième émetteur apportait plus tard son grain de sel avec une note d'humour : « La nuit prochaine à minuit rue Beautreillis ? (LOL) ». Le premier des trois revenait enfin à la charge et résumait le tout en moins de 140 signes : « Le feu au couvre-feu la nuit prochaine à minuit rue Beautreillis, rue des Innocents, chaussée de la Muette,  Impasse Caillard... Partout ! ».

Le Lieutenant Tranh composa immédiatement le numéro de son chef. Il était très tard mais il ne dormait pas. Jacques-Julien Keller ne se montra  pas surpris d'être appelé à une heure pareille.

Constance lui raconta ce qu'elle avait retenu de ces quatre microblogues. Elle paria que la toile tout entière, surtout les sites sociaux, s'en faisait déjà l'écho (et la suite lui donna raison). A son avis, l'allusion appuyée à la rue Beautreillis démontrait que les cyberactivistes étaient parfaitement au courant du plan B mis en place par la vice-Présidente. Ils savaient que les militaires prenaient le relai de la police de quartier pour faire respecter le couvre-feu. Le fait de mentionner la rue des Innocents renvoyait à Luisa, arrêtée injustement, mais aussi à Suzanne, « la muette » dont le procès aurait lieu après-demain. Quant au choix de l'Impasse Caillard, il n'était pas utile d'en décrypter le sens, assurément.

Sans se départir de son calme face aux propos légèrement exaltés de sa collaboratrice, le chef de cabinet du Préfet alla droit au but.

-  Et... Avez-vous une idée, Constance, de l'identité de ces microblogueurs ?...

-  Oui, Monsieur...

(Elle s'attendait à cette question).

-  ...Leurs messages sont signés napix310, chatgrix et dupleix.

-  Tiens donc ! Les revoilà, ces trois là ?

-  Oui, les revoilà. Et ce n'est pas tout.

-  Ne me faites pas languir, Lieutenant. Il est tard.

-  L'heure indiquée sur leurs microblogues prouve qu'ils ne les ont pas postés de l'étranger.

-  Ah ?

-  Je ne crois pas prendre de risque en prétendant qu'ils sont tous les trois à Paris, Monsieur le chef de cabinet.

 

***

 

Moins de vingt-quatre heures plus tard, en regardant par la fenêtre du bureau au confort spartiate qu'on lui avait attribué le temps de sa mission, le Colonel Maxence Duboïs ajustait sur sa tête un béret ridiculement petit orné d'un gros insigne métallique. Dans la cour, sous les cris d'une poignée d'adjudants, les hommes couraient en tous sens et s'en allaient former les rangs en attendant l'appel ; dans un instant, le colon viendrait leur expliquer la raison de leur présence à Paris ainsi que les détails de l'opération.

A n'en pas douter une seconde, les trois mille cinq cents soldats que comptait le régiment étaient mieux accoutumés aux sables du désert, aux pierres des montagnes sèches, aux dangers visqueux des forêts tropicales qu'au pavé parisien. Plusieurs sections venaient de passer six mois en exercice de survie parmi les sangsues et les serpents de l'Amazonie guyanaise. Tous avaient le teint hâlé, le corps musculeux et le cheveu ras.

- Gâââââ... d'vous !

Le garde-à-vous claqua comme un coup de fouet géant. On n'entendit qu'un son. Le chef du régiment s'immobilisa au milieu de la cour. Puis à l'ordre succéda le contrordre.

- ...‘pppooooos !

Comme un seul homme, dans un bruit énorme mais plus rond que le précédent, tous se mirent instantanément en position repos. Comme s'il eût voulu communier avec la troupe avant l'assaut, l'officier supérieur observa alors un long silence qu'interrompit la stridence d'une nuée de martinets... Les oiseaux n'ont aucun respect pour la liturgie militaire, surtout à la tombée du jour, quand les insectes volants viennent narguer innocemment leurs becs prédateurs à l'heure du festin.

C'était un drôle de type, ce Duboïs.

Rejeton d'une très ancienne famille de soldats, il avait du pedigree dans le métier des armes. Le culte qu'il vouait à ses aïeux lui faisait regretter de n'avoir pas connu une vraie guerre, avec du combat face-à-face, baïonnette au canon. Il avait bien essuyé quelques salves sous le casque bleu, un éclat d'obus lui avait même emporté une partie de la clavicule droite. Cela l'autorisait d'ailleurs, dérogation en poche, à saluer de la main gauche faute d'une motricité suffisante côté réglementaire. Mais il n'avait fréquenté que des conflits sans ennemis, toujours sous la bannière d'une force d'interposition et de Paix. Plus que la terre des champs de bataille, il avait surtout tutoyé celle des champs de tir, avec des silhouettes de carton à tuer, sans enjeu, à longueur de journées.

Dans l'intimité, il ne se lassait jamais d'être militaire. Il vivait au carré, c'était sa façon d'être. Ses proches avaient du adopter ses manières. Chacun faisait son lit (au carré), repassait son linge, cirait chaque jour ses souliers jusqu'à pouvoir s'y regarder. Toujours, il vérifiait. Les réveils de la maisonnée étaient tous réglés sur la même heure : 5h00. Chez les Duboïs, les journées s'ouvraient toutes sur quelques exercices gymniques, deux kilomètres en petites foulées par tous les temps, une brève séquence de récupération, un numéro d'assouplissements.

Son épouse -on l'appelait « la Colonelle »- pouvait se montrer ferme avec les étrangers. Elle était respectée. On louait sa personnalité de matrone tout en la sachant parfaitement soumise à son mari. Le seul regret, peut-être, du Colonel Maxence Duboïs, tenait à sa progéniture. La Colonelle avait pourtant tout fait pour lui être plaisante. Elle avait beaucoup prié. Des cierges, elle en avait sacrifié... et cependant, elle ne lui avait pas donné un seul garçon.

Les quatre filles Duboïs faisaient ce qu'elles pouvaient pour faire oublier à leur père qu'elles étaient nées sans avoir été désirées. Féminines dans les activités que le Colonel considérait propres à leur sexe, elles étaient capables de se comporter comme de vrais gaillards quand elles prêtaient leur concours à des jeux d'hommes. Cherchait-il à tester leur endurance, leur capacité à supporter la douleur ?... Elles bousculaient ses certitudes. Il en venait à se demander si le courage et la ténacité n'étaient pas plus des vertus de femmes que d'hommes.

Dans l'esprit formaté de Duboïs, les filles étaient des êtres fragiles parce qu'anémiés. Il leur serinait que le meilleur remède contre cette affection de sexe faible, c'était le fer. Depuis leur petite enfance, les héritières du Colonel se voyaient chaque jour contraintes de mettre dans leur bouche, sous leur langue, une  poignée de petits clous. Elles devaient les y garder « pour les faire dégorger », voilà ce qu'il disait.

Leur géniteur les mettait donc au fer. Les quatre filles Duboïs ne protestaient pas ; d'ailleurs, elles parlaient peu. Car inlassablement elles suçotaient des clous.

Ce militaire, ce père aux procédés insolites, se tenait-là devant sa troupe. Il se tenait prêt à remplir sa tâche, prompt à quadriller la capitale à leur tête puisqu'on lui avait confié, à lui, le soin de faire respecter une loi d'exception.

Le Colonel avait d'abord donné aux officiers les consignes  d'usage. Il s'était ensuite adressé à l'ensemble de ses  hommes, leur détaillant la feuille de route de cette campagne d'un genre si particulier.

Beaucoup de ces soldats formés au combat n'avaient encore jamais visité Paris. « Paris by night ! » susurraient-ils dans les rangs en s'envoyant des clins d'œil rieurs... La température était idéale aux premiers jours de mai, les nuits s'en ressentaient : ces militaires étaient vraiment des veinards de touristes...

Après leur avoir rappelé les règles du couvre-feu, leur Chef de Corps leur assura qu'ils feraient peu de rencontres. Il ajouta qu'en cas d'intervention les rares sujets contrôlés ne leur opposeraient guère de résistance.

Il faudrait marcher, bien sûr, mais ce serait moins pénible qu'un parcours d'orientation dans la jungle. Il y aurait juste quelques axes et artères à surveiller en priorité ; il s'arrogea le commandement de la section qui arpenterait en tout premier lieu la rue Beautreillis, dans le quatrième arrondissement.

 

***

 

Le matin même, Imogène Caillard avait sèchement mis un terme à une histoire qui n'avait que trop duré.

A mesure que l'hélicoptère avait pris de la hauteur, elle avait mesuré la distance qui la séparerait désormais de ce minuscule point agité dont elle n'était virtuellement plus l'épouse. Elle n'avait plus alors qu'une hâte : retrouver sa fille à Paris, tenir Luisa dans ses bras.

Aux commandes de l'appareil, Arnaud Pillorègues voulait rester concentré sur son vol. Il tentait d'oublier qu'il venait d'être le témoin malgré lui d'un épisode de l'histoire de France lorsque retentit dans son casque de pilotage la voix déformée d'Imogène.

-  Arnaud, je suis désolée. De plus... je suis sûre que vous n'avez rien compris à cette querelle -que dis-je ?- à cette rupture...

L'homme d'affaires répondit par un mouvement d'épaules, signe qu'en effet le sens de certains mots lui avait échappé. Il dit juste : « Je ne veux pas être désobligeant. Je suppose que pour vous c'est déjà assez pénible comme ça ». Elle le remercia puis se tut.

Les pistes de l'aéroport de Budapest étaient enfin en vue. Pillorègues contacta les contrôleurs du trafic aérien, il leur annonça son approche et leur demanda l'autorisation de se poser sur l'une des plateformes de l'héliport.

L'appareil s'immobilisa, le pilote coupa le moteur, les rotors se firent moins bruyants. Il sortit de l'hélicoptère pour aider sa passagère à en descendre à son tour. En remettant les pieds sur terre, la future ex-épouse du Président reprit la parole.

- Arnaud, si vous le permettez, j'aimerais quand même vous en dire un peu plus. Vous seriez moins gêné et moi ça me soulagerait.

- Bien... Faites comme vous le sentez. Mais attendons d'être dans les salons de l'aérogare, nous serons plus tranquilles pour parler.

Arnaud Pillorègues siégeait au conseil d'administration de l'aéroport ; il n'eut aucun mal à trouver un endroit  paisible pour discuter.

A peine installée, Imogène Caillard se livra sans retenue. A son nouveau confident, elle avoua d'abord avoir envisagé, jeune fille, de prendre le voile, d'entrer dans les Ordres  afin d'offrir sa vie au Créateur et à ses Saints.

Elle parla de l'été de ses 23 ans.

Cette année-là, dans le Jura, elle participa au séminaire théologique international destiné aux anciens pensionnaires des internats scolaires gérés par la prélature du Sacré-Sang. Elle y fit la connaissance d'un jeune homme espagnol charmant et bien élevé, un laïc tenté par le diaconat.

Pendant une retraite, ils eurent un échange passionnant autour des mérites comparés du sacerdoce et du ministère dans la liturgie. Ils se découvrirent une passion commune pour Saint-François d'Assises. Il gagna son amitié, elle gagna son amitié.

Puis il y eut cette soirée de dégustation dans une ferme jurassienne. Elle n'avait jamais bu la moindre goutte d'alcool et ne put résister très longtemps aux degrés du vin de paille. Il proposa de la reconduire au bâtiment des filles.  A mi-chemin, dans l'obscurité sans étoiles, elle trébucha en l'entraînant dans sa chute...

Tout entier tendu vers ce récit inachevé, Pillorègues se montra impatient d'en connaître la suite.

-  Oui, Imogène ?... Vous disiez que vous l'aviez entraîné dans votre chute ?

Elle déglutit ostensiblement, regarda dans le vague un moment, fixa à nouveau son interlocuteur et reprit le cours de son histoire.

-  ...Je l'ai entraîné dans ma chute, oui... et là... j'ignore ce qui m'a pris... L'alcool, sans doute ?... Eh bien... Je crois que je l'ai violé.

Les yeux de Pillorègues n'étaient plus que deux billes de verre ; deux globes sans paupières, deux boulards d'une étonnante fixité.

-  Violé ?

-  Je le crois. C'est en tous cas après ce... cet heeuu... ce malheureux incident que je me suis retrouvée enceinte de Luisa. Je n'avais connu aucun homme avant lui.

Imogène raconta comment, à force de stratagèmes, elle dissimula sa grossesse. Elle feignit même une boulimie alors qu'elle ne mangeait que le strict minimum, elle n'ingérait que la charge de nourriture utile à la croissance de l'enfant qu'elle portait. Et surtout : pas question d'avorter.

Le jeune Espagnol rencontré dans le Jura revint en France à l'occasion d'un voyage d'affaires. Il projetait de créer une entreprise spécialisée dans l'ameublement de bureau. Juan Bajos de Villaluenga était en quête de sous-traitants. Il parcourait l'Europe à la recherche des meilleurs produits.

Profitant de ce séjour, il écrivit à Imogène pour lui annoncer sa venue et lui fixa un rendez-vous. Elle voulut l'éviter, inventa un empêchement. Elle le fit en pure perte. La providence aidant, elle tomba en effet nez à nez avec lui dans une ville et une rue où ils n'auraient jamais dû se trouver tous les deux. Il la vit fondre en larmes, elle déballa la vérité, se déclara prête à endosser seule sa responsabilité. Mais Villaluenga était un gentilhomme, l'élégance incarnée.

Il déclara à Imogène que son amitié pour elle ne souffrirait pas de la voir se détourner de sa vocation religieuse en raison d'un acte qu'ils avaient commis ensemble. Juan vivait dans une riche famille d'aristocrates ibériques. Il était indépendant, déjà fortuné, et ne craignait pas le qu'en-dira-t-on. Il lui fit donc cette proposition : juste après l'accouchement, il reconnaitrait le nouveau-né et rentrerait en Espagne avec le bébé. Il l'élèverait dans le respect de leurs valeurs communes. Juan Bajos de Villaluenga s'engageait enfin à faire en sorte que le lien indéfectible entre l'enfant et sa mère ne soit jamais détruit. Toute sa vie, cet enfant aurait bien deux parents.

Imogène tergiversa mais pas longtemps. L'appel de Dieu lui paraissant le plus fort, elle accepta la proposition de l'Espagnol et ne manqua pas une occasion de lui exprimer sa gratitude au fil du temps. Le scénario imaginé par le père de Luisa ne pouvait pas être totalement exact ; il y manquait ce soupçon d'imprévu, cette pincée de sel sans laquelle la vie la plus piquante paraît encore trop fade.

Imogène entra au couvent. Et elle s'y plut.

A la veille de ses vœux, une équipe de télévision fut autorisée à tourner quelques images parmi les sœurs pour illustrer un reportage sur la vie monacale. Elle se rendit très vite compte ce jour-là que le cameraman n'avait d'yeux que pour elle. Et tandis qu'il la suivait au cellier où la mère supérieure avait envoyé sa nonnette chercher deux bocaux de courgettes, l'apprentie moniale trébucha, emportant le suiveur dans sa chute.

Le soir même, elle renonça à renaître à Dieu sous le nom de Fridoline et rendit sa défroque. Elle quitta le couvent.

Dans la foulée, Imogène épousa le cameraman dont elle n'eut pas d'enfant. Elle n'enfanta pas davantage avec son deuxième, son troisième et son quatrième mari, celui qu'elle venait de quitter. Dans son ventre, il n'y avait eu que Luisa.

Dans le salon privé de l'aéroport hongrois, on vint prévenir Arnaud Pillorègues que son hélicoptère était prêt. Le plein de carburant était fait. Il allait devoir libérer la plateforme et rentrer au manoir d'Hajosgáldi. Le Président Caillard l'y attendait.

Avant de se lever et de prendre congé d'elle, Pillorègues  contempla cette femme qu'il lui semblait n'avoir jamais connue. Il venait de la découvrir parce qu'elle avait bien voulu se dévoiler, lui livrer sa part d'inattendu.

Elle le remarqua.

Au moment de le saluer en le remerciant de s'être déplacé et d'avoir été aussi patient avec elle, Imogène perçut dans le regard de cet homme un reflet liquoreux qui lui remit en mémoire le parfum et la saveur du vin de paille.

Elle lui tendit la main et lui dit d'une voix douce :

-  Revoyons-nous à Paris.

Fin du onzième épisode, la suite demain

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4 janvier 2012 3 04 /01 /janvier /2012 13:55

Marianne - 04 Janvier 2012 Par Alain LE GOUGUEC

 

 
© Nathanaël Charbonnier

Assise à son bureau, Marie-Michèle Laborde réglait les affaires courantes. Elle dirigeait l'exécutif en l'absence du Président. Les rênes du pays étaient tenues d'une main sûre. Personne ne devait en douter.

C'était comme à l'école quand on lui laissait le soin de surveiller la classe. C'était une marque de confiance offerte  à la meilleure élève, « la meilleure d'entre vous » disait d'elle la maîtresse. Ça, c'était autrefois. La petite classe de l'enfance avait radicalement changé de dimension. Marie-Michèle occupait à présent et pour quelques jours la place de premier personnage de l'Etat. Pas moins.

Même si elle n'était que temporaire, cette position lui procurait une sensation d'ivresse doublée d'une aspiration légitime: elle désirait seule prendre de grandes décisions. La vice-Présidente (son conseiller en communication le lui disait souvent) n'était «pas encore assez entrée dans l'histoire». Peut-être le moment était-il venu de combler cette lacune...

L'interphone grésilla. On lui annonçait la présence du Commandant de la C.R.S. 63.

Sommé de radier l'un de ses hommes sans autre forme de procès, il venait implorer la clémence de son Autorité de tutelle. On le fit entrer.

L'officier de police portait impeccablement bien l'uniforme. Son plastron s'ornait d'une quantité de décorations comme la vice-Présidente n'en avait jamais vues.

De toute évidence, ce C.R.S. gradé avait connu d'autres champs de bataille que les rues de Paris. Sans doute s'agissait-il d'un ancien militaire rompu aux vrais combats? Revenu à la vie civile, il ne s'était certainement pas résolu à lâcher l'engagement viril, la discipline, la vie rangée des casernements. Il n'avait pas renoncé à servir.

A cette pensée, Marie-Michèle Laborde frissonna.

-  Mes respects, Madame.

-  Prenez place, Commandant.

L'entretien s'ouvrit sur de lapidaires formules de politesse et l'officier, très vite, en vint au fait d'une voix de baryton.

En s'exonérant de tout pathos superflu, il expliqua à la vice-Présidente ce qu'avaient du subir sans broncher, pendant les mois d'hiver, les hommes de sa compagnie. Il raconta le sang-froid dont ils durent faire preuve pour ne pas réduire les noctambules en charpie. Il évoqua les heures de veille, la sournoise action de l'épuisement, le lourd ressentiment des femmes de C.R.S. à l'encontre de l'Institution.

Son interlocutrice ne lui intima pas l'ordre de se taire. En acceptant de le recevoir, pourtant, elle s'était convaincu qu'elle mettrait au pas ce Commandant trop proche de ses troupes.

C'est ainsi qu'il déroula sa plaidoirie, passant des épouses délaissées aux couples en péril. Il eut alors ces mots: «Pour affronter les coups, l'homme doit être assuré qu'un corps à corps plus doux l'attend à la maison».

Les yeux écarquillés, Marie-Michèle Laborde le fixa avec beaucoup d'intensité en attendant la suite.

-  Je sais que vous comprenez, Madame la Présidente.

«Pourquoi donc chauffe-t-on cette pièce au printemps?» se dit Marie-Michèle Laborde. La soie lui collait à la peau tellement il faisait chaud.

Oui, bien sûr, elle comprenait fort bien ce que ce guerrier voulait dire. Après l'effort, le réconfort. Cela n'était pas discutable évidemment, mais il y avait autre chose. Avec infiniment de tact, le Commandant venait d'affirmer sa respectueuse considération envers la mission qu'elle remplissait en l'absence du chef de l'Etat. En disant très  opportunément «Madame la Présidente», il avait su naturellement s'adapter aux circonstances. Vraiment, ce gaillard en uniforme était un parfait légaliste doté d'un grand sens des convenances.

Elle toussota dans sa main.

-  En effet, en effet. Je vois très bien ce que vous voulez dire, Commandant. Continuez, je vous prie.

Il revint assez longuement sur les couples qui n'avaient pas résisté aux cadences imposées vingt-quatre heures sur vingt-quatre aux C.R.S.  Il en vint au forum de discussion que leurs épouses avaient créé sur internet. Elles s'étaient unies pour tenter de résoudre leur mal-être.

En bravant le couvre-feu, ces femmes n'avaient pas exprimé leur mépris de la loi. Pas du tout. Elles avaient seulement voulu attirer l'attention de maris devenus sourds à la détresse de leurs familles. L'interpellation de Lakshmi Payet avait accentué l'impact de cet appel au secours. Les «déambulations» étaient nées de ce «remue-ménage», c'était le cas de le dire. Depuis sa libération, la paix était revenue dans les foyers des C.R.S... La page était tournée.

La vice-Présidente se sentit chanceler.

Elle se ressaisit et se redressa sur son fauteuil.

-  Commandant, comme vous y allez!... La page est tournée, dites-vous... Elle le sera, voyez-vous,  quand les meneurs... Euhyyy... quand les meneurs auront été sanctionnés. Pas avant. Le rôle que l'épouse du Brigadier Payet a joué dans ces évènements a mis à mal la confiance que les pouvoirs publics plaçaient dans l'allégeance des C.R.S., sachez-le !

L'officier opta prudemment pour la soumission.

-  Madame la Présidente...  Madame la Présidente, je vous suis. Il faut sanctionner, c'est incontestable. Je vous l'assure, j'y suis prêt.

Elle se détendit; il poursuivit.

-  J'aimerais seulement vous faire observer que nous risquerions de faire repartir le feu si jamais nous nous avisions de radier le Brigadier Payet pour une faute commise par son épouse. Dans les Compagnies, et pas seulement dans la mienne, la braise est encore chaude...

-  ....Hyyyeuuhh... Que suggérez-vous, Commandant?

-  Nous pourrions infliger à Payet une mutation-sanction. Eloignons-le de l'épicentre, en quelque sorte. Je saurais m'en occuper personnellement.

La Présidente par intérim contempla le plafond et rendit son verdict.

-  ...Accordé. Va pour -comment dites-vous?- une mutation-sanction. Je compte sur vous, Commandant, pour prendre les dispositions sans tarder.

-  Sans tarder, Madame la Présidente.

Il avait à peine quitté son bureau que déjà Marie-Michèle Laborde se demandait quelle médaille elle allait pouvoir ajouter à toutes celles qu'arborait fièrement cet homme. Elle prendrait plaisir à épingler une breloque de plus sur la poitrine de ce beau Commandant. Elle se laissa dissiper par un rêve d'accolade jusqu'à ce qu'un importun vint frapper à sa porte.

 

***

 

Face aux flots miroitants du lac, au lieu-dit Hajosgáldi, la terrasse du gros manoir résonnait des rires de Maurizio Caillard. Dans une pose très étudiée, Imogène passait le temps en scrutant l'horizon. Elle ne s'extrayait de ses pensées que pour tourner lascivement la tête vers son mari qui gesticulait devant elle, le col amplement ouvert, les pans de chemise sortis du bermuda. Un peu à l'écart, Arnaud Pillorègues pianotait sur une tablette de trader à la recherche des produits spéculatifs les plus rentables du moment. De temps à autre, il surveillait son petit monde et s'amusait de ce qui se jouait sous ses yeux.

Les cheveux mouillés retenus en arrière par un peigne serre-tête, Caillard pérorait en désignant du doigt le jet-ski que trois hommes venaient de sortir de l'eau. En sautillant, il s'exclamait:  Personne -vous m'entendez?-, personne  n'avait jamais piloté ce bolide comme je l'ai fait cet après-midi!». Dans un luxe de détails à sa gloire, le Président revenait sur ce qu'il appelait «ma course», il moquait ses deux gardes du corps qui avaient été «bien incapables» de le rattraper. Dès le départ du ponton, il avait pris une longueur d'avance sur ses poursuivants. Il s'était plu à les arroser copieusement dans son sillage à chaque fois qu'il l'avait pu.

Il riait à l'évocation de ses enfantillages. «Quand j'suis plein gaz, moi, on m'rattrape pas» serinait-il. Ensuite, il interpellait ses anges-gardiens de quelques brefs coups de menton: «Hein, Messieurs... Hein?... Ha! Ha!». Les gorilles opinaient: «Monsieur le  Président, vous êtes le Champion des champions». Moqueur, il leur répondait aussitôt: «Vous n'êtes que des amateurs!».

 

***

 

Mèche au vent, en t-shirt uni clair et pantalon «battle», Aurélien Fenaux pédalait sans se presser à l'ombre de la «Catedral». Au passage, il leva les yeux vers le clocher de l'édifice. La «Giralda» avait d'abord été le minaret d'une mosquée à l'époque almohade.

En l'admirant, il se dit que rien n'était jamais taillé d'un seul bloc. Ce qui ne se voyait pas toujours à l'œil nu apparaissait souvent à la lumière ou dans l'examen minutieux du détail. Tout était inattendu car tout était chimique, constitué de rencontres impossibles, de mélanges explosifs, de miraculeuses synthèses. Il en allait ainsi des êtres humains comme des objets les plus insignifiants. Le projet le plus encadré, le mieux calibré, ne pouvait se concevoir sans qu'y fut ajouté au dernier moment un soupçon de faits imprédictibles. L'imprévu. C'était le sel et le piment de tout dessein. La perfection, au fond, n'était rien d'autre qu'une salade impeccable que le destin assaisonnait d'imprévu.

Aurélien appuya sur les pédales pour s'éloigner de l'odeur piquante de l'urine de cheval qui commençait à monter du sol sous l'effet de la chaleur. C'était le matin. Rangées sagement l'une derrière l'autre, les calèches vernissées noires attendaient les touristes dont les cochers devinaient la nationalité au premier coup d'œil. Le chapeau à la main, ils interpellaient les flâneurs dans leur langue. D'un geste accorte, ils les invitaient gentiment à s'asseoir sur le velours rouge des banquettes pour un dédale inoubliable dans les rues de la capitale andalouse.

Les guichets postaux n'étaient plus très loin. Sitôt derrière Santa-Maria, le jeune Français prit garde de ne pas glisser malencontreusement les roues de son vélo dans les rails du tramway sévillan. Il avait vu pas mal de cyclistes chuter lourdement à cet endroit par manque de vigilance. La voie était libre de véhicules. Il traversa donc l'avenue en diagonale jusqu'à sa destination, attacha la bicyclette et fila récupérer le courrier de Paris qui l'attendait en poste restante.

Un peu plus tard, assis dans l'air climatisé du BlackStick, il sirotait un café américain dans un gobelet de carton king size. La lettre qu'il venait de retirer était posée devant lui dans son enveloppe. Il ne la quittait pas du regard. Aurélien Fenaux repensa à ce jour de septembre. En pensée, il revit très précisément cette jeune et jolie femme blonde d'une mise un peu classique à qui il avait emprunté son téléphone portable, un vieux modèle équipé d'une antenne apparente. Le détail l'avait amusé car, avant même de l'aborder, il la savait fille d'un milliardaire. Du père de Luisa, il connaissait ce qu'en rapportait la presse; de sa mère, en revanche, il ignorait tout jusque-là.

Du bout des doigts, il saisit sur la table du BlackStick le courrier envoyé par son correspondant parisien. Il le plia soigneusement, le glissa dans l'une des poches latérales de son pantalon, en referma le battant. Puis, la main sur la cuisse, il chuchota comme pour lui-même: «Luisa, maintenant je sais qui est ta maman».

 

***

 

Seule dans son grand lit, Marie-Michèle Laborde n'avait pas fermé l'œil de la nuit. Afin d'être sûre de ne croiser personne en chemin, elle n'attendit pas l'aube ce matin-là pour réveiller son chauffeur. Elle se fit conduire à son bureau très tôt.

Le jour se levait à peine, le ciel de Paris ne s'annonçait pas très clair; pourtant, elle sortit de chez elle avant l'heure du laitier avec de larges lunettes de soleil sur le nez. Elle remarqua l'étonnement de son conducteur et les regards furtifs qu'il jeta dans le rétroviseur intérieur tout au long du parcours. La vice-Présidente et Présidente par intérim ne voulait pas que l'on voit à quel point ses yeux étaient gonflés. Ils étaient encore plein de larmes. Elle était triste à pleurer.

La journée de la veille avait pourtant bien commencé.

Marie-Michèle Laborde avait beaucoup apprécié cet entretien inattendu avec le sympathique Commandant de la C.R.S. 63. Il l'avait convaincue de prendre une décision humaine à l'encontre de ce Brigadier Payet dont les soucis conjugaux avaient bien failli transformer ses collègues en factieux. Ce garçon allait être muté d'autorité: la vice-Présidente y avait vu une sanction juste, ni trop légère ni trop lourde. Le Commandant avait eu la bonne formule à propos de ce Payet... Il avait dit: «Eloignons-le de l'épicentre».

Alors que la voiture officielle accédait à la cour pavée de la vice-Présidence, sa passagère fut secouée de sanglots qu'elle cacha rapidement derrière une quinte de toux. Arrivée devant le perron, elle n'attendit pas que le chauffeur vienne lui ouvrir la portière. Elle jaillit littéralement, son sac dans une main, une chemise cartonnée grège dans l'autre. Après la visite impromptue du Préfet de police de Paris, Marie-Michèle Laborde avait compris que «l'épicentre» de ses ennuis s'était sérieusement déplacé.

 

***

 

De la fenêtre de sa chambre de villégiature située plein sud, la «Première Dame» contemplait le Balaton. Imogène Caillard se nourrissait du spectacle «si naturel» des oiseaux de toutes tailles dont la chatoyante présence  animait les rives du lac. Elle surveillait leurs cris,  s'amusait de voir s'ébattre les canards et leurs petits («ils sont si choux!») et se sentait infiniment reconnaissante envers son hôte, le charmant Monsieur Pillorègues.

Depuis le début de la matinée, elle avait pris son temps. Loin du tumulte de Paris, minute après minute elle appréciait de voir son Richou revivre. Dès l'aurore, elle l'avait entendu sauter du lit puis descendre l'escalier avec un enthousiasme contagieux. En passant près de la chambre de ses gardes du corps (située plein nord), il avait tambouriné contre la grosse porte ouvragée en s'écriant: «Debout, tas d'faignants!». Elle l'avait entendu rire, il avait parlé fort pendant un bon moment.  Les échos de la voix du Président lui étaient enfin parvenus assourdis et elle avait perçu au loin les bruits de trois plongeons dans les eaux fraîches du Balaton. Elle avait alors accouru jusqu'à la fenêtre et lui avait crié: «Sois prudent, mon Richou!». Portée par l'onde calme du lac, la réponse de Caillard s'était essentiellement adressée aux deux nageurs partis l'accompagner dans sa baignade; tout en brassant l'eau, il leur avait dit: «La Première Dame est inquiète».

Imogène n'avait pas aimé l'ambiance de ces derniers mois. Elle avait même eu peur pour sa vie. Les comptes-rendus de la presse à propos des rassemblements nocturnes, elle les avait tous lus. Ces récits avaient très souvent viré pour elle au cauchemar. L'épouse du Président avait vu ses nuits peuplées de milliers de zombies carnassiers aux lèvres maculées de sang.  Dans ses plus mauvais rêves, elle voyait ces hordes sanguinaires faire irruption dans ses appartements privés. C'était comme si Maurizio les aimantait. Pendant qu'il dormait, elle tentait bien de crier, d'appeler à l'aide, mais les sons restaient dans sa gorge. Le Palais était déserté, plus aucun Garde républicain n'était là pour les protéger.

D'avance, elle redoutait le moment où il faudrait rentrer. Pour dire la vérité, que comprenait-elle à tout cela? Elle n'avait jamais fait de politique, ça ne l'intéressait pas. Le vacarme silencieux des noctambules lui importait autant que les manifestations gueulardes des syndicats entre République et Nation. Ça lui paraissait loin, très éloigné de sa vie de «Première Dame de France». Imogène ne demandait rien d'autre que la tranquillité. Ce qu'elle voulait par-dessus tout, c'était voir son époux rayonner; à l'occasion,  elle prenait un peu de sa lumière... Etait-ce trop demander? Pourquoi ces gens ne restaient-ils pas chez eux? Pourquoi protestaient-ils tout le temps? Pourquoi n'acceptaient-ils pas simplement d'être gouvernés par ceux dont c'était le métier? Tout cela la dépassait et commençait à la lasser.

Pour ne plus se gâcher l'existence, elle avait fini par éviter de lire les journaux français. Elle avait fait en sorte qu'on lui livrât chaque après-midi la presse étrangère. Elle y trouvait souvent matière à comparaison. Tout semblait tellement plus facile chez les autres!... Chez les autres, les rois régnaient, les Présidents présidaient, les premiers ministres administraient... et les peuples paraissaient heureux. On ne bloquait pas la libre circulation des braves gens en manifestant en nombre pour un oui, pour un non. La nuit, les honnêtes citoyens pouvaient s'endormir en toute quiétude: les policiers veillaient sur leur sommeil et leur sécurité. Ceux que l'on appelait «Visiteurs du Soir» ou«V.S.» ne venaient pas perdre leur temps sous la lumière des lampadaires à minuit pour y faire le pied de grue sans décrocher un mot!...  Ailleurs, -là où vivre ne prenait pas l'allure d'une épreuve-, le mot «noctambule» désignait un couche-tard, un fêtard, un noceur; en clair, il signalait une réjouissance et un jouisseur, pas le mécontentement d'un pisse-froid.

Elle était assise dans le salon de lecture du manoir quand un employé de maison hongrois prénommé Attila vint lui porter sur un plateau sa ration quotidienne de médias étrangers. Elle se mit aussitôt à feuilleter ces journaux pour y prélever sa dose d'optimisme et regretter peut-être de n'avoir pas épousé le roi de Prusse.

Elle parcourut d'abord les pages du journal espagnol à vocation internationale «Nosotros News». Sous un article consacré à la flambée passagère des cours du «Pata Negra», elle vit alors un entrefilet dont le titre disait: «La fille du riche industriel Villaluenga interpellée en France». Suivaient quelques lignes selon lesquelles Luisa Bajos de Villaluenga était fortement soupçonnée d'être à l'origine des troubles qui secouaient le territoire français depuis plusieurs mois. Sur ordre direct de la vice-Présidente Marie-Michèle Laborde, la jeune femme avait été appréhendée à l'aéroport d'Orly. Aussitôt conduite dans les locaux de la police judiciaire pour y être interrogée, elle refusait catégoriquement de parler. Sa garde à vue avait été prolongée. Elle totalisait déjà cinq jours de détention sans aveu.

Imogène Caillard releva la tête. Le quotidien espagnol lui glissa des mains et elle resta prostrée jusqu'au soir, assise  dans ce petit boudoir qu'elle trouvait, à son arrivée, «si cosy!».

Elle ne bougeait toujours pas d'un cil quand son mari refit son apparition en début de soirée. Il avait passé l'après-midi à Budapest. Arnaud Pillorègues et lui s'y étaient rendus en hélicoptère dans le but d'assister à une vente aux enchères de prestige. Maurizio y avait fait l'acquisition d'un poudrier. L'objet avait appartenu à l'impératrice d'Autriche, reine de Hongrie, Elisabeth Amélie Eugénie de Wittelsbach, dite «Sissi». Le Président des Français avait l'intention d'offrir ce poudrier à sa belle, ce serait son cadeau d'anniversaire. La «Première Dame», en effet, allait avoir 50 ans.

 

***

La vice-Présidente et Présidente par intérim avait encore la main sur le combiné téléphonique. Cette journée, elle l'avait espérée calme. Elle n'avait pas digéré la nouvelle de la veille, et sa nuit n'avait été qu'une longue insomnie. A présent qu'elle savait ce qu'elle savait et que ce qu'elle savait elle ne pouvait pas l'envisager tant qu'on ne le lui avait pas appris, elle appela le directeur de la police judiciaire. Au prétexte que la garde à vue avait assez duré, elle l'enjoignit de transmettre le dossier napix310 au Parquet en vue d'une mise en examen. La suspecte serait libérée dans la foulée et placée sous contrôle judiciaire. Cela permettrait de limiter les dégâts et d'amorcer un sérieux rétropédalage en toute discrétion.

Elle s'était tout juste acquittée de cette tâche prioritaire quand sa directrice de cabinet demanda à la voir toutes affaires cessantes. C'était une énarque quadragénaire, célibataire au service exclusif de l'Etat.

En pénétrant dans le bureau, elle afficha la mine des mauvais jours. On venait de lui communiquer les chiffres de la délinquance et de la criminalité pour les trois mois passés. Tous les voyants étaient dans le rouge. La France semblait être livrée aux assassins et aux voleurs, la courbe des délits routiers sortait du cadre, les morts par accident s'empilaient. Et toutes ces données déprimantes avaient un dénominateur commun : la pleine nuit n'était plus le décor préféré des contrevenants. Depuis quelque temps, pour commettre leurs forfaits, ils préféraient tous la lumière à l'obscurité. Ils violaient la loi en plein jour.

Marie-Michèle Laborde soupira en se disant que les pires nouvelles n'arrivaient décidément jamais seules. Songeuse, elle repensa à la judicieuse image de «l'épicentre» que le Commandant de la 63 avait empruntée aux sismologues... Elle pensa que d'autres répliques ne tarderaient pas à se faire sentir... C'est alors qu'un raisonnement lui traversa l'esprit.

-  Supposons», dit-elle, que l'épicentre du séisme se trouve en un point A. Il est urgent de s'en éloigner et donc d'aller de A en B. Il faut mettre en œuvre le plan B.

Réfléchissant à voix haute, la vice-Présidente repassa le film des derniers mois. Elle égrena la chronologie des évènements, l'apparition incendiaire des Visiteurs du Soir, l'épuisante contagion des mécontentements, les arrêts de travail qui s'étaient multipliés dans les rangs des C.R.S. et des gendarmes mobiles soumis à des cadences impossibles « sans répit ni repos », la réquisition nocturne des agents de police des commissariats et postes de quartier. Ceux-là, il fallait les extraire de la nuit « au plus vite », les réaffecter à la journée, remettre des uniformes « partout au coin des rues »...

-  ... Et dans ce cas, Madame... à qui confierions-nous les patrouilles de nuit ? Qui s'emploierait à faire respecter le couvre-feu ?

La directrice de cabinet était perplexe. Elle avait tout suivi du raisonnement mais ne comprenait pas bien où sa patronne voulait en venir. La réponse ne tarda pas.

-  A l'armée, ma Chère. A l'armée.

***

Fin du dixième épisode, la suite demain

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3 janvier 2012 2 03 /01 /janvier /2012 15:01

 

© Nathanaël Charbonnier

En cette belle journée de printemps, les parages du Palais présidentiel, d'habitude si tranquilles, étaient en proie à une agitation. Des C.R.S. casqués allaient et venaient dans les voies principales comme dans les rues adjacentes. La partie basse des Champs-Elysées grouillait de treillis bleu-marine. Ce n'était pas à proprement parler une manifestation: il s'agissait plutôt d'une gigantesque patrouille. Accoudés aux fenêtres et aux balcons, les riverains et les employés du quartier contemplaient la marée étincelante que produisait la conjonction du soleil sur les visières des casques et la déambulation serrée de ceux qui les portaient. Car ils étaient venus en grand nombre, sans armes ni ordres, chacun n'ayant qu'une chose à dire: l'épouse d'un C.R.S. est intouchable.

Lakshmi Payet était passée tout près d'une comparution immédiate et d'une peine de prison ferme. L'activisme des femmes de flics-ou-esclaves.com lui avait rendu sa liberté. Grâce aux épouses des C.R.S., ses semblables, ses sœurs, qui avaient contraint leurs maris à flâner en une masse menaçante autour du Sanctuaire présidentiel pendant leurs jours de repos, elle avait retrouvé Kevin. Elle et lui, enfin ensemble, ils étaient allés récupérer les enfants chez la veuve du cousin éloigné. Après avoir couché leurs petits, Lakshmi et son homme s'étaient mutuellement demandé pardon.

Avant de pouvoir se réconcilier avec son homme, l'épouse du Brigadier Payet avait subi deux nuits et deux jours de garde à vue. Pendant cette interminable captivité, les policiers étaient venus régulièrement chercher Luisa pour l'interroger. 

A chaque fois, la Franco-Espagnole était rentrée exténuée de ces interrogatoires. Ils duraient parfois trois heures. Elle semblait sincèrement dépassée par les évènements et ne cessait de dire: «Ils mé démandent qui est Chatgritch, qui est Doupleitch. Ils continuent à m'appéler Napitch jé-né-sé-quoi... Et quand jé réponds qué jé mé prénomme Luisa, ils récommencent... Mais pourquoi?».

Lakshmi était sensible à cette complainte. Inlassablement, elle tentait de convaincre la jeune femme désemparée de prévenir sa mère au plus vite. «Dans la foulée, un avocat viendra t'aider» soulignait-elle.

D'un geste, Luisa chassait systématiquement cette suggestion pourtant raisonnable. Elle disait être la victime d'une méprise, le cauchemar finirait par se dissiper, ce ne pouvait être qu'une question de minutes. Et puis, elle savait sa mère d'une nature inquiète et craignait de lui infliger un choc, sans compter que.... Et là, elle s'arrêtait. Elle n'allait jamais jusqu'au bout de sa phrase. Cela avait pour effet d'attiser la curiosité de la Réunionnaise que les histoires de famille, tout bonnement, fascinaient. Après le troisième ou quatrième «sans compter que...», Lakshmi finit par reprendre dans sa voix cette énigmatique procession de mots qui finissaient en cul de sac; à plusieurs reprises, elle posa cette question: «...sans compter que quoi, Luisa?...». Elle insistait. Et la réponse ne venait pas.

Les enquêteurs n'obtinrent pas davantage de succès. Ils ne s'en formalisèrent d'ailleurs pas. Bientôt leur parviendrait d'Espagne un joli catalogue d'informations précises. Elles leur avaient été promises. Ils connaitraient alors tout -ou presque tout- sur cette Luisa Bajos de Villaluenga, incendiaire patentée du web, perturbatrice des nuits françaises. Ils sauraient tout sur cette innocente Luisa, alias napix310, qui avait su venir à bout des Compagnies Républicaines de Sécurité et des unités de gendarmerie mobile en leur ôtant, pendant les mois d'hiver, le droit de dormir et de se reposer.

La coopération entre la police française et son homologue de la région autonome d'Andalousie souffrait toutefois d'un contretemps. Les «déambulations» massives des C.R.S. en colère  étaient devenues régulières (ayant l'interdiction de manifester, ils «déambulaient»). Leurs collègues avaient suivi le mouvement, tant en France que de l'autre côté des Pyrénées où la situation économique se traduisait par une réduction drastique des effectifs policiers et -c'en était la conséquence- par une hausse inverse des actes de délinquance. Bref, là-bas comme ici, la machine policière était salement grippée. Ce ralentissement des actes administratifs ne plaidait pas pour une libération imminente de Luisa. Les faits dont on la suspectait (et qu'elle n'avouait pas) autorisaient ses «tortionnaires», comme elle les appelait, à prolonger sa garde à vue tant que cela leur semblait nécessaire. Les jours passaient, l'enquête n'avançait pas.

D'elle, on ne disposait donc que des maigres éléments que la Garde civile espagnole avait transmis à Paris le soir de l'arrivée de Luisa à Orly.

La lecture de la note envoyée de Madrid révélait que la suspecte était la fille du PDG du groupe Villaluenga. Etudiante en histoire de l'art à Séville, elle avait très tôt pris ses distances avec ce papa plein aux as. L'héritière de Villaluenga S.A. avait cherché économiquement à exister par elle-même.

Non, nul n'aurait pu accuser cette fille d'être vénale. Elle s'était mise à travailler le soir jusqu'à onze heures dans un bar à tapas et tous les week-ends dans une cave à flamenco dont elle tenait le vestiaire. Sa volonté d'indépendance lui avait d'abord fait refuser toute espèce de fil à la patte, tout ce qui aurait pu l'entraver dans sa quête d'autonomie. Ni téléphone, ni ordinateur. Son père, qui se plaignait continuellement de manquer de nouvelles d'elle, avait fini par lui faire accepter un GSM de son entreprise. Elle s'était résignée à cette concession car elle aimait son paternel et ne souhaitait pas rompre le lien affectif qui les unissait.

Or, ce portable était bien celui que napix310 avait utilisé pour faire parvenir à chatgrix le message-étincelle qui avait peu à peu mis le feu à la toile. De là était parti le signal, ce SMS qui disait: «La nuit est à nous». Ces cinq petits mots avaient tout déclenché. Ils avaient conduit les protestataires internautes, grappe après grappe, à occuper silencieusement les rues des communes de France autour des douze coups de minuit.

***

 

Depuis son installation du côté de Pernéty au cours de l'été précédent, Constance Tranh avait rapidement pris ses quartiers au zinc de «L'Angelo». Le petit chafouin aux narines dilatées et le gros à l'accent parigot lui étaient devenus familiers. Ils allaient jusqu'à l'interpeller en guettant ses réactions dès qu'ils balançaient leurs blagues  de comptoir; même Angelo, toujours bourru derrière son bar, ne manquait jamais de la saluer d'un «Salut ma copine!» en lui servant illico presto l'arabica qu'elle n'avait pas encore commandé. Tous ignoraient la profession de «la demoiselle», comme ils disaient quand ils la prenaient à témoin à la troisième personne («la demoiselle, elle pense comme moi», «demande donc à la demoiselle», «attention, il y a une demoiselle ici!»). Elle appréciait cette atmosphère joviale et n'hésitait jamais à rire ou à sourire, même quand le cœur n'y était pas.

Ce jour-là, justement, le cœur n'y était pas.

Elle venait de comprendre dans la douleur les limites de son métier. Depuis ses débuts professionnels, on avait répété au Lieutenant Tranh qu'un policier n'est jamais propriétaire de son enquête. Elle croyait avoir intégré ce paramètre, mais l'épilogue de cette première affaire la laissait sur sa faim. C'était un peu comme si une main inconnue avait pris son assiette à son insu avant la fin du repas et l'avait offerte à un tiers à l'instant même où Constance s'apprêtait à en saucer le fond, la mie de pain  encore entre les doigts.

«C'était une femme!», se dit-elle. Ce plaisantin de Keller avait vu juste. L'art divinatoire devait être l'apanage des grands innocents. Le chef de cabinet du Préfet de police avait senti, elle pouvait en témoigner, que napix310 était une femme et non un homme. Et à présent, cette Luisa Bajos de Villaluenga était en garde à vue, ici, à Paris. Trahie par une puce gabonaise. Pendant que le chafouin et le Parigot tentaient d'attirer son attention en faisant assaut de vannes à deux balles, Constance Tranh ne parvenait pas à oublier l'affaire et son actrice principale. Cette fille appartenait-elle à une organisation politique? Quelle cause défendait-elle?... Pourquoi avait-elle commis l'imprudence de venir en France au risque de s'y faire arrêter? Lâcherait-elle ou avait-elle lâché les noms de ses complices?... Et puis, au fait... A quoi ressemblait donc Luisa?

-    Ho, ma copine!

-    Mmmhhh?

Le visage d'Angelo était à moins de quinze centimètres de celui de sa cliente. Il tapotait le zinc qu'il percutait de ses phalanges et il interrogeait Constance du regard avec l'air de lui avoir posé une question.

-    Vous m'avez demandé quelque chose?

-    Oui, mademoiselle. Je vous dis que le perco est en rade et qu'on ne servira pas de café avant une heure. J'attends le réparateur. Alors? Qu'est-ce que je vous sers?

En effet, Angelo n'avait pas posé cette fois devant elle la tasse d'arabica fumant qu'elle ne prenait plus la peine de lui commander. Percolateur en panne.

-    Eh bien, donnez-moi...

A un mètre d'elle, la nouvelle copine du chafouin (il en changeait comme de chemises) parcourait avec voracité la  rubrique «faits-divers» du journal «Le Quotidien des Parisiens»; les abonnés préféraient dire «Q.P.», deux initiales qu'inversaient volontiers et très injustement les détracteurs de ce grand titre de presse. Le visage roussi de la petite boulotte aux mollets de lanceuse de poids bulgare disparaissait entièrement derrière son journal. Elle le tenait bien haut devant elle, comme pour bien en faire profiter la cantonade. Accoudée au zinc tout près d'elle, Constance pouvait en détailler la première page sans se contorsionner. Elle comprit ainsi et instantanément que l'interpellation de Luisa Bajos de Villaluenga n'était pas passée inaperçue. Le «Q.P.» titrait: «Voici la prêtresse des Visiteurs du Soir». Sous ces grosses lettres, le visage étonné d'une jeune femme blonde occupait toute la photo de Une. Apparemment, le photographe du journal l'avait shootée au moment précis où elle s'était retournée vers les policiers venus l'interpeller dans l'aérogare. Dans le coin inférieur gauche du cliché, on apercevait la main de Luisa qui tenait son G.S.M.

-    Eh ! Ho ! Mademoiselle !... Qu'est-ce que je vous sers?

Constance Tranh tourna brusquement la tête vers Angelo qui commençait à s'impatienter sérieusement. Il  s'adoucit quand il lut sur le visage de sa cliente une expression aussi effrayée qu'insolite, quelque chose comme la tête d'un quidam qui viendrait de croiser un Martien.

Elle lui répondit enfin.

-    Un guignolet-gin, Angelo, s'il vous plaît.

Puis elle ajouta: «Un double. J'en ai besoin».

 ***

 

Sur le perron, côté jardins, le Président tentait de distraire sa colère dans la contemplation des bourgeons. Maurizio Caillard avait lu cette méthode dans une revue féminine qui avait publié la fiche de lecture d'un essai intitulé: «Comment trouver le calme en toutes circonstances». Il cessa de mirer les bourgeons quand il se surprit à penser qu'ils ne poussaient pas assez vite à son goût. Il regrettait de n'avoir pas le pouvoir de les faire éclore sur leurs branches juste en prononçant le mot «fleur». Tout semblait être fait pour l'irriter. Le chef de l'Etat était impatient et furieux. Et cela se voyait bien.

Imogène et lui partaient ce matin-là vers le lac Balaton. Un riche homme d'affaires de leurs amis les avait invités pour quelques jours à venir décompresser dans son château hongrois. En cette demi-saison, les eaux du lac étaient encore très fraîches. Caillard  avait pensé à prendre sa combinaison de jet-ski et ses gants préférés à picots antidérapants. Il avait hâte de prouver à son hôte que si le scooter nautique avait été élevé au rang des disciplines olympiques, lui, Maurizio, en aurait été le premier des champions.

En attendant de dompter la surface ondoyante du Balaton, l'empereur méconnu du jet-ski faisait les cent pas sur le perron du Palais présidentiel. Cette aberrante histoire de C.R.S. en colère qui employaient leurs jours de repos à «déambuler» en treillis autour de chez lui l'excédait au plus haut point. La force publique et tout ce qui l'incarnait, c'était l'affaire de la vice-Présidente. De fait, il l'avait convoquée et elle n'arrivait pas. 

Marie-Michèle Laborde finit par se pointer en nage, bouffie de chaleur, rouge écarlate d'avoir couru. Elle devinait ce qui l'attendait. Incontestablement, il lui fallait un courage certain pour se présenter à son chef dans des dispositions aussi peu favorables.

Quand elle le vit, elle marqua un léger temps d'arrêt, simple réflexe de survie. Mais elle en avait vu d'autres et n'avait pas pour habitude de flancher quand se présentait à elle un danger. La main tendue pour le saluer, elle s'avança d'un pas volontaire vers son chef. Il bouillait, la tête penchée sur le côté droit, les mains jointes derrière le dos, le corps entier oscillant d'arrière en avant. Et ce mouvement s'achevait sur la pointe des pieds en un ridicule effet de ressort qui parachevait en lui tout ce qui pouvait ressembler à un signe d'agacement. Ça sentait la curée.

Elle consulta sa montre. A la vue de l'heure, elle afficha une expression qu'on lit plus souvent sur les traits de celui qui attend que sur le visage de celle qui est attendue. Sur ce, elle prit les devants et entreprit de déposer ses excuses aux pieds du Président.

-    Pardonnez-moi ces douze minutes de retard, Monsieur le Président. J'aurais été à l'heure... euhyyyeuuhh...  si les C.R.S... euhyyy...

-    ...Oui, Madame la vice-Présidente?... Que disiez-vous? Les C.R.S.?... Que faisaient-ils, les C.R.S.?

-    Euhyyyyyyy... Eh bien... Ils déambulaient, Monsieur le Président, lorsque...

La colère de Caillard explosa.

Sur le ton sarcastique de l'instituteur sadique qui tance et terrorise un écolier réfractaire au B.A.BA, il assomma de questions Marie-Michèle Laborde.

-    Madame Laborde, dites-moi... A qui ai-je donc confié la vice-Présidence quand on m'a réélu?

-    Yyyyeuuuh... A moi, Monsieur le Président?

-    Bien. Maintenant, Madame Laborde, pourriez-vous me rappeler en quoi consiste votre tâche?

-    J'ai la responsabilité de la sécurité de la France, dans ses frontières et ...hyyyeuuu... et hors de ses frontières.

-    BBBiiieeen!... «Dans ses frontières» précisez-vous, Madame Laborde. Qu'entendez-vous par là?

Son interlocutrice perçut un piège. Elle regarda le bout de ses mocassins, prit son temps pour répondre, fixa un point dans le ciel pour tenter une diversion: rien n'y fit. La voix du Président se fit soudain plus forte, moins onctueuse. Comminatoire.

-    Qu'en-ten-dez-vous-par-là, Madame Laborde?

-    Monsieur le Président euhyyyeeeuhhhhhh... Je veux dire qu'à cette fin j'ai autorité sur toutes les forces de police présentes sur notre territoire.

Elle faillit ajouter mais se retint à temps: «J'ai juste? Est-ce la bonne réponse?». Plus raide que jamais dans son tailleur-pantalon, elle attendit la suite.

-    Alors, Madame Laborde... (Reprenant le contrôle de ses nerfs, il prit une large inspiration et se mit à parler plus lentement en articulant bien comme s'il énonçait les données d'un problème d'arithmétique)... Reprenez-moi si je me trompe: les Compagnies Républicaines de Sécurité formant une composante essentielle des forces de police présentes sur notre territoire, est-il bien normal, est-il acceptable que ces mêmes Compagnies Républicaines de Sécurité passent les journées de récupération que vous leur avez généreusement octroyées à «déambuler» en nombre autour du Palais présidentiel au point de bloquer votre véhicule officiel et de vous faire accuser ici un retard de douze minutes alors que l'avion privé de mon ami Arnaud Pillorègues n'attend que moi pour partir?

Il reprit son souffle et la regarda droit dans les yeux.

-    Madame Laborde, je suis tout ouïe. J'écoute votre réponse. Et pas de salamalecs, s'il vous plaît. J'ai déjà perdu beaucoup de temps.

Elle rassembla ses forces, puis, adoptant une posture toute militaire elle résuma sa mission.

-    Monsieur le Président, vous pouvez partir tranquille. Demain, les hommes des C.R.S. seront rentrés dans leurs casernements. Les congés de récupération seront suspendus jusqu'à nouvel ordre au nom des nécessités du service. Quant aux meneurs de ces derniers jours, ils seront fermement sanctionnés.

Incrédule, il la toisa pendant que se consumaient les secondes. Tout cela lui paraissait trop beau.

-    Et l'incident de la rue Poulet?

-    Cet incident restera comme une exception, Monsieur le Président. Le couvre-feu sera respecté. En cas de nouveau désordre, j'activerai le plan B.

Maurizio Caillard n'écoutait déjà plus sa vice-Présidente. Il se focalisait sur un détail, un seul, un minuscule détail qui retenait toute son attention: depuis quelques secondes, Marie-Michèle Laborde n'avait pas glissé le moindre petit «Yyyeuuhh» dans la conversation.

 ***

 

Constance n'appréciait guère les alcools forts. En d'autres temps, le double guignolet-gin d'Angelo l'aurait envoyée au tapis. Mais là, elle ne vacillait pas. Elle tenait droit, tout à la surprise d'avoir vu ce qu'elle avait vu.

Après avoir vidé son verre d'un trait, elle posa un billet sur le comptoir et n'attendit pas la monnaie. Elle s'engouffra dans les sous-sols du métro, station Pernéty; ligne 13, changement à Champs-Elysées Clémenceau pour éviter les longs couloirs de Montparnasse et la sempiternelle panne des tapis roulants; ligne 1 direction Châtelet; bords de Seine à pied, traversée du Pont Notre-Dame, place Lépine... Et enfin, l'immeuble de la P.P..

Ces trente minutes de trajet, le Lieutenant Tranh les avait vécues dans un flot d'interrogations en boucle. En arrivant à destination, tout à ses pensées, elle n'eu­t pas un regard pour les anémones, les narcisses, les muscaris qui ensoleillaient les parterres du marché aux fleurs. Plus la jeune femme tentait d'assembler et de rassembler ses souvenirs pour comprendre, plus elle avait l'impression d'être le jouet de quelque chose qui la dépassait.

Les épreuves que ses deux parents avaient surmontées auraient pu la faire verser, enfant, dans un monde dominé par le Divin et l'immatériel. Elle n'avait jamais cédé à l'appel d'une dévotion béate ni à l'acceptation fataliste de ce qui viendrait d'en haut. A la justice immanente, elle avait toujours préféré  celle des juges de chair et d'os. Si la loi s'écrivait avec un «L» majuscule, c'était bien celle des hommes. Tout devait être démontrable. Rationnellement. Constance Tranh n'avait pas choisi d'intégrer la police par l'opération du Saint-Esprit.

Quand elle parvint à l'étage où se trouvait son bureau et celui de Jacques-Julien Keller, elle vit qu'il y régnait une vibrante agitation. Les gens pressés y croisaient des îlots de conciliabules, on se transmettait de bouche à oreille un secret à faire peur, il se passait indéniablement quelque chose.

Constance frappa à la porte du chef de cabinet au moment précis où il allait sortir de la pièce. Keller tenait sur son thorax une chemise cartonnée de teinte grège; le Préfet de police l'attendait.

«Ah, vous voilà...  remarqua-t-il simplement à voix haute. Elle voulut lui parler. Elle avait une révélation à lui faire, c'était très important. Il sembla ne pas l'entendre. Il  ajouta: «...C'est bien que vous soyez là. Je peux avoir besoin de vous. Attendez-moi ici, je reviens dans cinq à sept minutes». Puis il s'éloigna hâtivement.

Constance entra dans le vaste bureau. Le patron ne l'avait pas invitée à s'asseoir, elle l'attendit debout. Le temps lui parut long jusqu'au retour de Keller. Pourtant, quand il revint, il ne s'était pas écoulé plus de sept minutes depuis son départ. Il ferma la porte derrière lui et marqua une pause en considérant avec bienveillance sa collaboratrice préférée. Il avait laissé chez le Préfet la chemise grège, celle qu'il tenait tout à l'heure contre son corps comme s'il se fut agit d'un bien des plus précieux.

-    Vous n'imaginez pas à quel point je suis ravi de vous voir, lui dit-il.

Elle marcha vers lui en parlant confusément. Enfin elle trouvait à qui parler. Il lui fallait se libérer de ce poison, de cette parole qu'elle gardait pour elle seule depuis l'instant du choc ressenti chez Angelo.

Celui à qui elle destinait ses confidences l'interrompit.

-    Un moment, chère Mademoiselle! Croyez-le bien, je vais vous écouter. Mais auparavant, soyez attentive à ce que je vais vous dire. Il arrive ici quelque chose d'inouï, de totalement imprévisible. C'est une histoire de fou.

Elle resta bouche bée, coupée dans son élan par le devoir de préséance. Elle adressa donc un signe de tête un peu mou à son supérieur hiérarchique. Keller entreprit à la seconde de tout lui raconter.

-    Les échanges de fichiers entre l'Espagne et la France ont repris. Nous en savons plus -beaucoup plus!- sur la personnalité et surtout sur les proches de Luisa Bajos de Villaluenga. En recoupant les informations données par nos partenaires espagnols, nous avons découvert l'impensable. Tenez-vous bien, Constance...

Elle ne le laissa pas continuer.

-    C'est inutile, Monsieur le chef de cabinet. Je sais ce que vous allez me dire. Je suis prête à le parier.

Lui que rien ne surprenait, il fut interloqué. Elle le vit pâlir.

-    Que voulez-vous dire, Constance ?

-    Quand j'ai connu Luisa Bajos de Villaluenga, elle se faisait appeler Maria-Luisa Bajos. C'était à Madrid, il y a  cinq ans. Je suivais là-bas une partie de mes études dans le cadre d'un programme européen. Elle et moi, nous nous sommes rencontrées au cours d'une petite fête organisée par mon colocataire.

-    Votre colocataire?

Constance Tranh baissa les yeux et reprit le fil de son récit.

-    Maria... -car tout le monde l'appelait Maria- n'était pas dans son assiette ce soir-là. Elle était déprimée. Elle avait un peu forcé sur la sangria et avait tiré sur quelques joints. Une fois l'appartement vidé de ses occupants, nous sommes restées là, toutes les deux, au milieu des gobelets et des assiettes de plastique sales. Elle était malade. Je ne voulais pas la laisser rentrer dans cet état. Entre deux ou trois visites à la cuvette des toilettes, nous avons discuté, elle et moi...

-    Et votre colocataire, Constance, il était là, lui-aussi?

Keller faisait une fixette et ce n'était pas le moment de finasser. Pour ne pas se laisser distraire une fois de plus, elle lui servit avec aplomb une fausse réponse qui le fit taire pour de bon.

-    Non. Lui, il avait abrégé la soirée. En fait, il était allé finir la nuit chez l'un de ses invités, un type qui lui plaisait... si vous voyez ce que je veux dire.

Le chef de cabinet s'en tint là. Constance put  reprendre le cours de son histoire sans être interrompue.

-    ... Donc, Maria, Maria-Luisa... -Luisa si vous préférez- allait plutôt mal, et pas seulement parce qu'elle avait bu. Sans vouloir lui tirer les vers du nez, j'ai obtenu qu'elle vide son sac. J'étais sûre que ça lui ferait du bien. Ah ça ! Pour le coup, elle l'a vidé, son sac ! Et ce qu'il y avait dedans, si j'ai bien compris, c'est ce que vous venez d'apprendre...

Sans dire un mot, une moue sur les lèvres, le front plissé, Jacques-Julien Keller lui répondit lentement oui de la tête. Alors, avant de lui céder enfin la parole, elle conclut...

-       ...Si tout le monde connaît le papa de Luisa, peu de gens ont une idée de qui peut être sa maman. Oui, Monsieur le chef de cabinet, je sais ce qui vous met en émoi ce matin. Je crois qu'en faisant procéder à l'interpellation de cette fille, quelqu'un a fait une grosse boulette.

 

Fin du neuvième épisode, la suite demain

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2 janvier 2012 1 02 /01 /janvier /2012 14:46

 

© Nathanaël Charbonnier

Douillettement recroquevillé sous sa couette, Kevin Payet souriait aux anges. Dans son sommeil, il s'activait en rêve autour d'un barbecue. La plage d'Etang-salé bruissait des réunions de famille dominicales, les enfants jouaient au ballon ou barbotaient dans l'eau en émettant des sons joyeux tandis que le gramoune faisait sa sieste à même le sable. Le visage masqué par un petit chapeau de paille, couché sur le dos, le vieil homme s'abritait du soleil sous un drap tendu entre deux arbres. Sur le grill, les saucisses exsudaient leur graisse en cuisant. Cette sueur grasse gouttait sur le feu de charbon de bois; il s'en dégageait un bruit de frichti qui ouvrait bien l'appétit. A cette scène idyllique s'invitait l'habituel chien errant squelettique que n'importe quel fumet de viande, sous toutes les latitudes, attire comme un aimant. Kevin le chassait d'un geste du bras, il lui disait «Allé grat out ki! fous le camp!»... Le ciel de l'île était immensément bleu, l'air était à la température idéale... Et vu la couleur des saucisses, il était bientôt temps de se mettre à table.

Lakshmi prit soin de ne pas réveiller son mari.

Kevin dormait depuis le matin. Sitôt rentré d'une nouvelle nuit exténuante, il s'était glissé dans son lit sans même prendre le temps de manger. Cela faisait déjà seize heures qu'il était couché. Au début, son sommeil avait été agité, elle l'avait entendu parler en dormant, il avait refait le film des dernières heures. Ensuite, il avait longuement ronflé. Et là, les yeux clos devant elle, il paraissait serein. Enfin. Elle le constatait à ses traits détendus, à son corps abandonné. Il était perdu dans un rêve agréable. Et seule la faim l'en sortirait.

Il était 22h30. La jeune femme tira la porte derrière elle en s'aidant de la clé dans la serrure pour éviter de faire du  bruit. En sortant de l'immeuble, elle ressentit comme une honte; elle était peu habituée à sortir seule de chez elle une fois la nuit tombée. C'était comme un sentiment d'adultère. Elle avait un secret. Kevin ne se doutait de rien. Elle remonta son col de veste quand elle sentit la fraîcheur lui tomber sur la nuque. L'air était pourtant doux, le printemps s'installait. Elle pressa le pas jusqu'au garage à vélos et prit le large en pédalant.

 

***

L'arrivée imminente à Paris de napix310 sema une grande fébrilité dans les couloirs de la P.P., d'habitude calmes à l'étage du Préfet.

A l'instant où Constance Tranh, singulièrement volubile, annonça à Keller que l'on avait presque identifié le chef présumé des agit'nautes et qu'il venait de quitter l'Espagne pour la France, le haut-fonctionnaire chevronné ne manifesta ni étonnement ni enthousiasme. Paumes des mains en avant, doigts écartés: dans un mouvement d'apaisement, il invita Constance au sang-froid et fit parler l'expérience.

-  Maintenant, Lieutenant, écoutez-moi.

(Il venait de dire «Lieutenant»).

-  Oui, monsieur le chef de cabinet.

-  Nous allons prévenir la police de l'air d'Orly. Cela dit, vos collègues de l'aéroport ne disposeront d'aucun signalement. Ils n'interpelleront donc personne et pour cause : en l'état actuel de nos connaissances, nous ne pistons qu'un téléphone mobile, pas un être de chair et d'os. Les policiers d'Orly seront vigilants, que peut-on leur demander de plus?... Et pendant qu'ils le seront, nous agirons. Je vais engager une procédure d'urgence afin que nous puissions suivre le portable de napix310 dans tous ses déplacements. Dieu seul sait vers qui il nous mènera. Ce qui est acquis, c'est que l'interpellation de notre agit'naute n'est plus qu'une question de temps.

Très doucement, Constance hocha la tête, signe que le raisonnement lui paraissait indiscutable. Le Lieutenant Tranh se contenta seulement d'ajouter: «J'ai hâte de voir à quoi ressemble ce type». Keller plissa le front en exprimant la surprise. Hochant la tête à son tour, il regarda  sa collaboratrice et lui répondit: «...Et si ce type était une femme?».

 ***

 

Il devait être un peu plus de 23h30 quand Lakshmi Payet atteignit sa destination. Dans les derniers kilomètres, elle avait pris soin d'éteindre ses feux de bicyclette afin de ne pas éveiller l'attention des policiers de quartier chargés de veiller au respect du couvre-feu.

Avant de quitter la cité où elle vivait, elle avait repéré sur internet l'emplacement des postes de police. De tours en détours, elle les avait soigneusement évités, préférant les ruelles aux avenues, les voies faiblement éclairées à celles qui baignaient dans la lumière. Depuis son départ une heure plus tôt, elle n'avait pas cessé une seconde de se tenir sur ses gardes, les sens en veille, prête à se cacher n'importe où.

Arrivée à l'intersection de la rue Doudeauville et de la rue des Poissonniers, elle attacha son vélo à une rambarde et regarda en direction de la rue Poulet. Là, plaquées comme un liseré contre les devantures des magasins et les portes cochères, des épouses de C.R.S. par dizaines attendaient le moment où elles investiraient la chaussée. D'un coup, Lakshmi se sentit moins seule, moins effrayée par l'audace de son acte. Elle pensa à Kevin qui dormait peut-être encore à la maison. Quand il se réveillerait, il ne serait pas surpris de voir qu'il était seul. Près d'une assiette de charcuterie posée sur la table de la cuisine, elle lui avait laissé un mot pour lui dire qu'elle et les enfants étaient partis dormir chez une parente toute proche, histoire de le laisser  tranquille jusqu'à son réveil.

Elle avait chaud d'avoir tant pédalé et d'avoir eu si peur. Elle déboutonna sa veste, rabattit son col et marcha vers ses compagnes d'infortune qui n'échangeaient pas un seul mot. Rue Poulet, la manifestation silencieuse de flics-ou-esclaves.com était sur le point de commencer.

***

 

Dans son petit bureau du côté de la Goutte d'Or, le Brigadier Luc Jablonsky était d'une humeur massacrante. La rencontre de football qui devait faire l'objet d'une retransmission ce soir-là avait été annulée faute de public à cause du couvre-feu. Dorénavant, les évènements sportifs étaient tenus de se dérouler en plein jour.

A la place du match, les dirigeants de CapTV n'avaient pas été très inspirés: ils avaient programmé la rediffusion d'une émission de variétés pendant que la chaîne voisine proposait un documentaire sur les manuscrits de la Mer morte. Jablonsky n'aimait pas la chanson en général  («c'est tafioles et compagnie!», disait-il) et il n'avait pas eu la volonté de consulter un dictionnaire pour voir ce que pouvait bien signifier «manuscrits».

Il allait s'endormir devant une série américaine déjà vue cent fois quand l'horloge indiqua minuit. Il l'avait achetée dans une boutique de souvenirs sur le plateau de Millevaches. Elle fonctionnait selon le principe du coucou, à une différence près: l'animal qui en surgissait pour signaler les heures n'était pas une bête à plumes mais à cornes. De ce fait, la petite figurine qui sortait de la pendule comme le diable de sa boîte produisait le son «meuh». Sur les douze coups de minuit, c'en était entêtant.

Le Brigadier ajusta son pantalon qu'il avait dégrafé, il enfila son blouson, remit à sa ceinture son pistolet de service, y accrocha aussi sa lampe torche et sa matraque. Il s'étira en baillant puis flanqua une grande tape sur l'épaule de son équipier qui sommeillait tranquillement, vautré sur un gros  fauteuil avachi. Le temps que le sous-Brigadier se réveille, Jablonsky saisit la thermos et se servit un peu de café noir avec deux sucres. Il touilla pendant un moment, perdu dans ses pensées, et se décida à avaler le robusta trop chaud par petites gorgées.

Ce poste de police assez minable, c'était sa punition. Après l'incident de la Place Pasdeloup, on lui avait dit «excès de zèle» et on l'avait muté là en lui conseillant de dire merci. Il devait s'estimer heureux de rester à Paris.

Luc Jablonski prit place dans la voiture de ronde pour une heure de maraude. Il maudissait ses collègues C.R.S («les pauvrettes») qui avaient molli sous le poids du travail à tel point qu'il avait fallu décréter un couvre-feu pour leur laisser le temps de surmonter leur fatigue. En attendant la fin de cette cure de remise en forme, Jablonski et les gardiens de la paix se retrouvaient mûrs pour la corvée. A eux la surveillance des rues, du crépuscule à l'aube. A eux, les patrouilles dans les quartiers que la loi d'exception avait rendu déserts. A eux, les vérifications d'identité et de sauf-conduit auprès des travailleurs de la nuit porteurs d'une dérogation... Le seul intérêt à tout cela, c'était la consigne que l'on avait donnée en sus aux agents: l'interpellation des contrevenants n'excluait pas le recours à la force en cas de nécessité.

Au coin de la rue Myrha, le Brigadier ordonna à son équipier de tourner à gauche dans la rue Stephenson pour rejoindre la rue Doudeauville en roulant au pas. Tout était calme. Tout était incroyablement calme jusque-là.

***

 

A l'aéroport d'Orly, le vol SP613 était annoncé «à l'heure» sur les panneaux des arrivées.

L'appareil de la compagnie à bas coût Spanish'Air fit un atterrissage impeccable avant de s'immobiliser sur le  tarmac où débarquèrent ses passagers. Des autocars vinrent les chercher.

Tous ceux qui étaient montés à bord de cet avion savaient très bien que la France entière était soumise à un couvre-feu. Il leur fallait gagner un lieu d'hébergement dans les plus brefs délais. Aussi, les uns et les autres ne traînèrent-ils pas pour filer vers la sortie et se mettre en quête d'un taxi. Parmi eux, nombreux étaient ceux qui ne s'étaient pourvus à Séville que d'un sac ou d'une petite valise transportable en cabine afin d'éviter une longue attente devant les tapis à bagages.

Une fois passés la douane et ses contrôles aléatoires, l'aérogare semblait subir une alerte à la bombe tant ses travées étaient vides. La seule humanité alentour était armée de pistolets mitrailleurs. C'était un lourd environnement kaki de regards méfiants et menaçants portés par des treillis-rangers. Et personne ne parlait.

L'empressement des voyageurs du Séville-Paris les faisait ressembler à une procession de fuyards. La cohorte  émettait un son soyeux qu'accompagnait parfois le crissement agaçant d'une roulette de valise bloquée par un petit caillou, un chewing-gum, une boulette de papier.

C'est dans cette ambiance sonore si particulière, presque étrange, que retentit soudain la sonnerie d'un téléphone. La voix de la Callas s'éleva, le chant de Carmen se répandit dans le hall, s'envola jusqu'aux cintres... «L'aaamour-est-uuun oiseeau-rebelle que-nul-ne peu-eut-apprivooiser...».

***

 

La vessie pleine, Kevin Payet en avait bien fini avec son barbecue réunionnais. Même pas le temps de déguster les grillades. Il se soulageait à présent contre un arbre. Il urinait en rêve et ça lui faisait du bien. C'est ainsi qu'il passa du sommeil au réveil avec le sentiment désagréable d'avoir mouillé ses draps. Il se précipita  aux toilettes.

Payet avait très faim. Sans avoir la moindre idée de l'heure qu'il pouvait être, il quitta les WC pour la cuisine où il découvrit l'assiette de charcuterie et le message laissés pas Lakshmi. Il mangea de bon appétit, heureux à l'idée de cette trêve sifflée par les plus hautes autorités de l'Etat. Tant que le couvre-feu ne serait pas levé, il pourrait vivre à peu près normalement, avoir des jours de repos, profiter de ses enfants, faire ses courses à l'hypermarché avec sa brune, dormir avec elle, auprès d'elle. Et l'aimer.

Une fois rassasié, il se laissa gagner par l'inquiétude. Les questions se bousculèrent en lui. Au cours des derniers mois, Lakshmi lui avait plus d'une fois confié sa lassitude, il lui était même arrivé d'exploser de colère. Il avait vu ses larmes. Depuis les vacances de Noël, leur relation avait changé. Elle n'avait plus été tout à fait la même qu'avant ce départ manqué pour La Réunion. Depuis son retour de là-bas, elle ne lui avait pas accordé son pardon.

Et puis enfin, qu'est-ce qu'il lui avait pris d'aller dormir chez sa parente, cette cancanière à peine de la famille car veuve d'un cousin éloigné de sa mère? C'était la première fois que Mimi découchait. Et pour tout dire, l'absence des enfants ne le rassurait pas.

L'inquiétude se mua en angoisse. Le questionnement devint carrément douloureux. Et si Lakshmi était partie vraiment? Si elle s'en était allée à tout jamais en emmenant les garçons? Si elle ne l'aimait plus?

Kevin décrocha du mur le combiné de la cuisine et composa le numéro abrégé du téléphone portable de sa femme. Au bout du fil, on décrocha. Et une voix d'homme lui répondit.

***

 

Constance Tranh ne parvenait plus à fermer l'œil. Elle oscillait entre la joie et l'abattement. L'appel du chef de cabinet l'avait laissée dans un entre-deux perturbant. Trop beau, trop vite. Trop surprenant.

Vers 1h00 du matin, Jacques-Julien Keller l'avait réveillée en sursaut et l'avait informée des évènements de la soirée. L'arrivée à Orly de l'avion de Séville, l'activation immédiate de la phase de repérage et de surveillance du téléphone mobile de napix310 en territoire français... et puis ce fait inattendu: l'interpellation du suspect dans l'enceinte de l'aéroport.

Constance s'en était étonnée aussitôt auprès de son interlocuteur; il lui avait expliqué que la vice-Présidente n'avait pas voulu attendre. Marie-Michèle Laborde avait ordonné que l'on fasse sonner le portable de l'agit'naute présumé avant sa sortie de l'aérogare, ce qui fut fait. Après cela, solidement encadré, napix310 avait été conduit à Paris et placé en garde à vue. Son interrogatoire avait commencé. La tâche du Lieutenant Tranh venait donc de s'achever.

Ne sachant plus que dire, la jeune policière s'apprêtait à mettre un terme à l'entretien téléphonique quand une question lui vint à l'esprit.

-  Monsieur?

-  Oui, Constance...

-  Vous a-t-on donné son identité?

-  ...

A l'autre bout du fil, Keller sembla chercher la feuille libre sur laquelle il avait inscrit le nom de napix310. De temps à autre, il disait: «Attendez, attendez...». Sa collaboratrice patienta quelques secondes jusqu'à ce que la voix du chef de cabinet du Préfet de police de Paris se fasse entendre à nouveau. Il parut déchiffrer ce qu'il avait écrit.

-  A ce que l'on m'a dit, napix310 dispose d'un passeport européen établi en Espagne. Double nationalité,  espagnole et française. Le nom de cette femme, enfin: Luisa Bajos de Villaluenga.

***

 

-  Payèèè!?!

Kevin faillit se pincer en entendant la voix de Jablonsky. Cela ne pouvait pas être réel. Sans doute ne s'était-il pas réveillé, c'était cela sans doute. Il rêvait encore.

-  C'est toi, Payèèè!?!

Kevin se décida à parler. Sa voix exprimait la nervosité.

-  Oui, Luc, c'est moi. Maintenant, explique-moi pourquoi,  lorsque j'appelle ma femme sur son portable, c'est toi qui réponds...

Il y eut un silence.

-  Ta femme?

La suite fut une longue histoire que l'on pourrait résumer en quelques mots: «couvre-feu... ronde... rue Poulet... groupe de noctambules... femmes silencieuses... respect des instructions... dispersion... refus d'obtempérer... renforts...  interpellation... garde à vue».

Kevin Payet eut la désagréable sensation d'écouter le récit d'une scène dont il avait été le témoin, c'était comme une impression de déjà-vu. Il dit seulement :

-  Tu as bien dit: «refus d'obtempérer»?

-  Vouich.

-  Jablonsky, rassure-moi... Tu... Tu n'as pas cogné Lakshmi, au moins?

-  Qui?

-  Lakshmi. C'est ma femme. La mère de mes enfants.

-  Heuuu... T'inquiète, Payè. T'fais pas d'mourron. Elle est au Quai et j'y suis encore. Un médecin l'a examinée. Ta Shakmi, crois-moi, elle va bien.

Deux étages plus bas, la cellule des gardés à vue baignait dans une pénombre soviétique. Un néon sur deux était grillé, l'autre diffusait un faible halo jaunâtre. L'endroit sentait fort le ranci.

Lakshmi Payet se frotta délicatement l'épaule endolorie. Le coup de tonfa du Brigadier y avait certainement laissé son empreinte. Elle en devina les contours et les couleurs. L'ecchymose prenait ses aises et le bras peinait à bouger; solliciter cette épaule un peu, rien qu'un peu, relevait du supplice. Apparemment, le médecin l'avait certifié, l'os n'était pas brisé mais c'était tout comme. Lakshmi avait très mal.

Tout à sa douleur, elle se crut d'abord seule dans la pièce jusqu'à ce qu'un soupir parvint à ses oreilles. Au bout du banc de ciment froid sur lequel on lui avait intimé l'ordre de s'asseoir, il y avait une forme qui commençait à parler. La femme du bout avait un léger accent. D'abord en chuchotant puis de plus en plus fort, elle répétait: «Jé né comprends pas. C'est incroyable. Jé né comprends pas»...

Lakshmi s'approcha d'elle. Elle se présenta à l'inconnue, et aussitôt la conversation s'engagea.

La jeune femme blonde arrivait de Séville. Elle venait à Paris pour une quinzaine de jours, guère plus. C'était une surprise faite à sa mère bientôt quinquagénaire; «Maman n'arrive pas à sé faire à cette idée» avait-elle précisé, «Jé mé suis dit qué ma présence allait mettre du baume sur ses 50 ans».

A la question de Lakshmi: «...Mais pour quelle raison vous a-t-on mise en garde à vue?», elle secouait la tête pour dire son ignorance, ou alors elle partait dans un charabia dont on retenait que «Les policiers, ils m'appellent Napitch jé-né-sé-quoi et qué jé suis Luisa». Et invariablement, cette Luisa désemparée reprenait le refrain du début: «Jé né comprends pas. C'est incroyable. Non, jé né comprends pas»...

Fin du huitième épisode, la suite demain

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1 janvier 2012 7 01 /01 /janvier /2012 13:14
«Tapages Nocturnes», épisode 7
*Retrouvez les épisodes précédents déjà édités sur le blog dans la même rubrique

 

 
© Nathanaël Charbonnier

- Euhyyyeeeuh... Oui, Monsieur le Président, c'est cela même... Uuun yyyeeeuh... un couvre-feu.

Les doigts de Maurizio Caillard se portèrent à sa tempe. Ils  parurent chercher quelque chose à la lisière de sa courte mais épaisse chevelure teinte. Appuyé sur un coude, la tête penchée vers cette main caressante, il s'offrit  ostensiblement le temps de réfléchir quelques secondes devant sa vice-Présidente.

Depuis un long moment, elle se tenait là, figée debout dans une froide rigidité de marbre, talon contre talon, les semelles des souliers plats posées jusqu'à les épouser sur deux lattes de parquet disposées en équerre à quatre-vingt dix degrés.

- Alors? Comme ça vous me suggérez un couvre-feu, marmonna-t-il en soupirant.

- Euhyyyeeeuh... Oui, Monsieur le Président, c'est cela même... Uuun yyyeeeuh... un couvre-feu.

Il venait pour la quatrième fois de lui poser la question et n'était pas surpris d'entendre la même réponse, au yeuh près. Quand Marie-Michèle Laborde pensait avoir ferré son interlocuteur, elle le laissait mijoter dans son bain en veillant bien à ne pas perturber sa réflexion. Elle se faisait alors élément du décor. Rien ne bougeait plus chez elle, pas davantage son vocabulaire que ses membres ou les franges de son pashmina. Si elle avait pu cesser de cligner des yeux, elle l'aurait fait. A défaut de catalepsie, au moins était-elle parvenue à ralentir la fréquence de ses cillements et c'était déjà bien.

La grande prêtresse française de la sécurité jouait sa dernière carte. Les commissariats, les casernes de C.R.S. et de gendarmes mobiles bruissaient de fatigue et d'exaspération face aux cadences infernales imposées par les noctambules.

Les personnels en uniforme étaient à bout.

Tous s'apprêtaient à sortir de l'hiver avec non seulement la rage au cœur mais surtout la terreur devant l'arrivée des beaux jours quand les rassemblements nocturnes se feraient plus denses et plus fréquents que lors des nuits glacées de ces trois derniers mois. Ils n'en pouvaient plus de ces manifestants silencieux face auxquels ils devaient garder leur sang-froid; leurs mains gantées de flics anti-émeute fourmillaient de gifles contenues, de coups en-veux-tu-en-voilà, de matraques en action et de sang en giclées à vous en faire jouir de soulagement. Marie-Michèle Laborde sentait venir l'incident, ses collaborateurs en évoquaient de plus en plus souvent l'imminence. Il fallait donc agir. Agir vite. Traiter le mal avant le procès de Suzanne. Toujours poursuivie pour tapage nocturne, la sourde-muette de la Place Pasdeloup était convoquée en audience correctionnelle pour mardi en quinze. Il y avait urgence.

Immobile, Laborde fixait intensément Caillard qui allait trancher en sa faveur; comment en eut-il été autrement? Elle sut qu'il dirait oui à l'instant où elle vit l'index et le pouce du Président ne plus former qu'une pince sur un cheveu captif.

Elle connaissait ce geste, c'était le toc du chef dans les grandes circonstances. Il tira d'un coup sec. La sueur lui descendit du front jusqu'au nez, sa chemise était trempée. Il avait décidé. D'une voix monocorde, à peine audible, il dit d'un trait: «Couvre-feu de 23h à 6h00 du matin avec dérogation pour les salariés de nuit qui devront disposer d'un sauf-conduit remis par l'employeur, document visé par les services de police sous peine d'interpellation, entrée en vigueur sous huitaine».

Marie-Michèle Laborde se relâcha. Elle s'emplit d'oxygène, sa carcasse d'échassier sembla revenir à la vie. De ses longues jambes monta un picotement libérateur qui devint très vite irritant puis carrément douloureux. Si Caillard l'avait invitée à s'asseoir, elle ne se serait pas fait prier. Elle dit seulement: «Bien, Monsieur le Président». Sans se lever pour l'inviter à prendre congé, le fauteuil tourné vers les jardins de la Présidence, Maurizio Caillard répondit sans la regarder: «Je ne vous retiens pas plus longtemps».

Il resta seul un long moment dans la même posture, de trois-quarts par rapport au bureau, l'avant-bras droit posé sur le sous-main de cuir, la paume à plat, tourné vers les fenêtres côté parc, les yeux perdus dans les branches d'un chêne dont la cime oscillait avec langueur sous l'effet d'un vent printanier.

Indifférent à tant de beauté, le Président eut un grimacement fugace à la pensée de l'humiliation subie au Panthéon. Il revécut la chute, la chute à s'en décrocher les poumons, la panique de l'asphyxie due au choc pourtant amorti par le gilet pare-balles, la neige, l'hélicoptère en approche, les claquements de castagnettes, les «Olé!» et les rires par milliers.

Et puis... Et puis il y avait eu cette minerve ridicule et cette ceinture de contention. Un mois d'une raideur à s'en rendre invisible, un long mois d'insomnies douloureuses -comment dormir quand on a mal partout et que la fierté est atteinte?-; les piqûres, les potions; la pommade patiemment étalée par une Imogène compatissante («elle est mon unique soutien dans la solitude de la fonction»), sur des fesses salement bleuies par le gadin présidentiel.

Du plat de sa main gauche, Caillard frôlait maintenant le châssis enluminé d'une horloge à colonnes de style Louis XVI; deux jours plus tôt, il l'avait fait extraire des Musées nationaux et l'avait fait poser sur un guéridon Empire devant la cheminée ornementale («l'âtre» aurait dit Imogène) de son vaste bureau. A présent, le Président se sentait bien. Il éprouvait l'ivresse des grandes décisions. Elle le gagnait à chaque fois qu'il était -il aimait à le dire, il s'en gargarisait- «en responsabilité». Lui et lui seul venait de fixer le sort de la Nation. Plus de soixante-cinq millions de Français («les traîtres») se conformeraient à sa loi d'exception («ce sera de gré ou de force!»).

Au plus profond de son ventre, il ressentit soudain une sorte d'onde chaude. Elle lui fit frémir les narines et serrer les poings. Les paupières closes, il prononça cette incantation à voix basse: «Je suis le chef, le chef d'un pays très puissant peuplé de dizaines de millions d'abrutis. J'ordonne, ils exécutent. Ils dormiront car je le veux»... Il prit une grande inspiration et martela:«Je-suis-le-Pré-si-dent». Puis il sourit aux anges, le regard ivre, repu de pouvoir et de plaisir.

***

 

Le Lieutenant de police Tranh remercia vivement son collègue du labo. La carte SIM de chatgrix était en bon état, il n'aurait pas besoin de plus de quarante-huit heures pour lui faire vomir son contenu. L'affaire était donc bien engagée.

Constance l'accompagna jusqu'à la porte qu'elle referma derrière lui avant de s'y adosser. De là, de loin, elle fixa des yeux l'écran plat qui semblait prendre tant de place dans cette pièce tellement étroite. Sa main droite tenait comme une dague un crayon à papier. Sa main gauche s'éleva jusqu'à sa nuque, ses doigts fins saisirent la masse de ses cheveux de soie et les ramenèrent vers le haut en les entortillant prestement d'un geste coutumier. Le crayon s'enfonça dans la tignasse qu'il retint en chignon. Sur le point de regagner son fauteuil, les paupières plus bridées que jamais, elle dit juste pour elle-même: «Agit'nautes, je vous tiens».

 ***

 

Marie-Michèle Laborde n'avait pas l'intention de s'attarder au Palais présidentiel. D'un pas d'arpenteur, Elle se dirigeait à présent vers la cour où l'attendait son chauffeur. Pressées l'une contre l'autre, ses lèvres étaient agitées de petites contractions nerveuses auxquelles semblait répondre parfaitement le mouvement saccadé de ses yeux. On eut dit que, tout en marchant à fière allure, elle conversait silencieusement avec un interlocuteur absent.

Elle croisa sans le voir Louis Muzeau de la Chaizière. Elle ne répondit pas à son salut, pourtant très déférent.

Il insista.

-  Madame la vice-Présidente?

L'interpellée s'arrêta net et opéra un demi-tour impeccable sur elle-même; dans une curieuse contorsion, le corps suivit la tête en lame de serpe, tout entière tendue vers l'interpellateur.

-  Je vous écoute, Monsieur le conseiller.

Louis Muzeau sentait bien que le souffle commençait à lui manquer. Il tenta instamment d'oublier la sourde crainte que cette femme lui avait toujours inspirée. Le Vicomte se racla la gorge et se lança...

-  Le Président vient de m'appeler, il veut me voir... Il veut me voir afin que nous évoquions le... le couvre-feu qui entrerait en vigueur dans quelques jours... Vous en êtes... Vous en êtes l'initiatrice, je crois, Madame...

Elle resta silencieuse, ne remua pas un cil en attendant la suite de cette logorrhée asthmatique. Il poursuivit son propos...

-  ...Pardonnez-moi cette question, Madame la vice-Présidente, mais... mais... mais avez-vous évalué les conséquences que pourrait entraîner cette... cette mesure d'exception, ainsi que... ainsi que les moyens d'y faire face?

L'air bravache, elle redressa le menton, un peu comme pour lâcher méprisante: «T'es qui, toi, pour oser me parler comme ça?». Elle se contenta de sourire, ce qui eut pour effet de creuser deux guillemets de rides près des commissures de sa bouche à la peau sèche. Et quand ses dents apparurent, elle fit l'aumône de quelques mots à ce sous-fifre qu'elle rabaissa du regard. Elle dit lentement et à voix basse, les sourcils relevés:

-  ... J'ai un plan B. Soyez rassuré.

Puis elle lui tourna le dos pour disparaître vers la sortie.

***

 

Dans son vaste bureau de la Préfecture de police de Paris, Jacques-Julien Keller détaillait les instructions que venait de lui remettre le Préfet. Elles tenaient en quelques pages au format standard agrafées dans le coin gauche. Il en fit d'abord une lecture en survol, presque négligemment, et les posa devant lui. Il embrassa alors du regard la pièce entière et s'arrêta sur la contemplation du profil de Marianne qui lui tenait depuis si longtemps compagnie. Il avança la main gauche vers la lourde pièce de fonte et laissa courir ses doigts sur le visage de cette République en chignon, à la fois si paisible et si forte, éternellement jeune, pleine d'une énergie vitale sidérante. Puis il saisit dans le pot de terre un crayon de bois à la mine grasse et reprit, lentement cette fois, la lecture du texte présidentiel.

Il soulignait l'expression «couvre-feu» quand on frappa à sa porte. Passant la tête dans l'embrasure, le Lieutenant de police Constance Tranh entendit son patron l'inviter à le rejoindre et à s'assoir. La jeune femme entra.

Le temps qu'elle parvienne jusqu'à lui, Keller prit soin de glisser dans un tiroir le document officiel dont il découvrait minutieusement chaque ligne depuis quelques minutes. Les mains jointes devant lui sur son plan de travail, il dévisagea sa collaboratrice en souriant et entama la conversation sur un: «Eh bien... Quoi de neuf, Mademoiselle?».

Entre ces deux là, le courant passait naturellement. Vue de l'extérieur, leur relation aurait pu tenir de l'amour courtois s'il n'y avait eu entre eux ce rapport hiérarchique totalement assumé et cette différence d'âge. Ils pratiquaient une politesse enjouée et sans équivoque. Le travail qui les liait primait la tendresse qu'ils éprouvaient certainement l'un pour l'autre et qui s'agrégeait de sentiments divers. S'il se laissait aller à penser à elle, Jacques-Julien Keller voyait en Constance la fille qu'il n'avait pas eue. Quant à Constance, elle le considérait un peu comme un oncle prévenant, quelqu'un que l'on chérit parce qu'il vous chérit, avec qui l'on peut se montrer familier mais que l'on n'oublie jamais de respecter. Mais au fond, que savait-elle de cet homme?...

 

Formellement, de lui elle ne connaissait rien de plus que ce qu'indiquait sa biographie administrative. Parcours prestigieux et sans aspérité d'un grand commis issu probablement d'une longue lignée de serviteurs de l'Etat. Une chaire à l'ISERSP, l'Institut Supérieur d'Etudes et de Recherches en Stratégies Politiques.

Dans les ouvrages qui recensent d'ordinaire les célébrités et les gens influents, il n'y avait pas un mot sur lui et sur sa carrière, rien à son propos dans cet enchevêtrement de réseaux plus ou moins mystérieux... «Sans doute n'a-t-il pas réglé ses cotisations», ironisa-t-elle intérieurement. 

Marié? Oui, il l'était. Il ne le cachait pas. Au détour d'une phrase, il lui arrivait d'évoquer la femme qui partageait sa vie depuis près de quarante ans. Son annulaire pourtant ne s'ornait pas d'alliance. Constance Tranh en était convaincue: cet homme-là était trop libre pour accepter d'être retenu par un anneau. Il n'y avait que du cœur, chez Keller. Pas plus d'anneau que de chaînes d'influences. Peut-être tout cela expliquait-il pourquoi, en dépit de ses états de service, on ne l'avait pas nommé Préfet.

-  Quoi de neuf, Mademoiselle?

En souriant de toutes ses dents, le Lieutenant de police Constance Tranh agita devant le nez de son patron un minuscule objet plat qui ressemblait fort à une puce téléphonique.

-  Vous rappelez-vous cela ... Monsieur? (Elle posa la question avec un brin d'espièglerie, en appuyant bien sur le mot «Monsieur»).

 

Jacques-Julien Keller leva les yeux au plafond.

-  ...Attendez voir, jeune femme. D'accord, vous avez le droit de me croire sénile. Cela dit, j'ai beau n'avoir qu'une très faible appétence pour les technologies du moment, je sais encore reconnaître une carte SIM, en l'occurrence celle de chatgrix... Vous me l'avez déjà montrée. Dites-moi vite : cette puce vous a-t-elle fait des confidences?

Une fois de plus, le chef de cabinet s'amusa de voir réagir les narines de la jeune femme. De toute évidence, elle était troublée. Elle craignait d'avoir commis une bévue, d'avoir froissé cet homme en lui parlant ainsi sur un ton qui pouvait ne pas lui convenir. Elle faillit s'engager dans une séance de réparation. Elle était prête à lui dire qu'elle ne le trouvait pas sénile du tout, pas même vieux, qu'elle le priait de pardonner sa maladresse et sa familiarité... Elle se ravisa. Constance alla droit au but, d'un ton ferme.

-  Oui Monsieur, cette puce m'a parlé. Et ses confidences, elle me les a faites en espagnol. L'ordre de mettre le feu à la toile, chatgrix l'a en effet reçu d'Andalousie. J'attends un coup de fil de nos collègues sévillans. Nous connaîtrons bientôt le véritable nom de napix310.

***

 

L'entretien décisif que Marie-Michèle Laborde eut avec le Président fut suivi de nuits très calmes. Sans se douter qu'un couvre-feu leur ôterait bientôt l'envie de passer la nuit dehors, les noctambules se firent discrets. Cela parut d'abord étrange à la vice-Présidente, finalement elle s'en accommoda. Elle ne pouvait se plaindre de disposer d'un peu de repos après cet hiver de cauchemar.

Partout, d'octobre à février, les rassemblements nocturnes s'étaient multipliés, souvent sans justification. Ils avaient été relayés par des sites aux noms de plus en plus débiles dont elle découvrait chaque matin la liste sur son bureau. Le jour où elle lut qu'un appel à manifester nuitamment avait réuni plus de trois-cents personnes à l'initiative de interdisonslegelenhiver.com, elle s'écria «Les anarchistes! Ce sont les anarchistes!».

Dare-dare, elle avait lancé ses limiers sur un groupuscule endormi. La pression exercée pendant des semaines sur la hiérarchie policière conduisit alors à l'arrestation des deux «chefs présumés» de ce qu'elle baptisa plus tard et sans trop réfléchir les «Cellules Anarchistes Révolutionnaires»; emboîtés l'un dans l'autre, ces trois mots lui avaient semblé délicieusement porteurs d'une puissante charge anxiogène.

Les «meneurs», qu'elle avait désignés sur l'indication du plus âgé de ses conseillers, furent interpellés devant les caméras. Au domicile de l'un d'eux, on fit un plan serré sur le livre «Le sentiment sacré de la révolte» de Bakounine.

 

Lors d'un point de presse dont elle régla personnellement les détails, Marie-Michel Laborde accusa les suspects d'une intention malveillante: «Ils veulent... euhyyyeeeuh... déstabiliser l'Etat». Puis elle tressa autour d'eux un chapelet de preuves que les agit'nautes s'employèrent à défaire sur la toile. Celui des deux comploteurs présumés qu'elle présenta comme «le cerveau» manifestait de sérieux  troubles de la mémoire. Il atteignait un âge très respectable, et une démence doucereuse due au vieillissement accomplissait en lui son œuvre. Il était fiché depuis des lustres. Il avait connu le cachot bien des fois. Depuis sa dernière condamnation, il s'était asséché comme une vieille pomme. Certes, la vue d'un uniforme lui arrachait toujours de la gorge quelques bordées de jurons, mais il était clair que le temps avait rendu cet homme parfaitement inoffensif. Quant à celui que la vice-Présidente présenta comme son «complice», on constata très vite -hélas pas assez tôt- qu'il souffrait de narcolepsie. Chez lui, l'anarchie tenait plus de la pathologie que de l'engagement politique. Il s'endormait à tout moment et n'importe où. Même en rêve, il lui aurait été impossible d'écrire le scénario d'une révolution nocturne portée par des flots d'insomniaques.

Une fois de plus, la presse prit plaisir à se déchaîner contre la vice-Présidente.

Dans La République du Dauphiné, Didier Belpeau fit tonner l'artillerie. Il décocha une lourde salve de calembours pouêt-pouêt contre sa cible qu'il rebaptisa « Marie-Michèle Borde-le, conteuse d'histoires à dormir debout ». En guise de conclusion, il écrivit: «Ce que vous nous chantez-là, Madame, ne vaut pas un roupillon de sansonnet. Votre berceuse est moisie, elle  tourne à la rengaine. Et nous baillons d'ennui en restant éveillés». A son éditorial, il donna un titre de fable: «La vice-Présidente et le Roi-sommeil».

Et donc, les journées qui précédèrent la proclamation du couvre-feu furent paisibles.

Marie-Michèle Laborde eut d'abord envie de savourer cette tranquillité retrouvée. Elle y parvint au troisième jour de trêve. Quand arriva le quatrième jour, elle apprit qu'un rassemblement de noctambules, un seul, avait réuni quelques dizaines de personnes dans le vingtième arrondissement de Paris, rue du Repos. Une expression lui pénétra alors  insidieusement l'esprit, celle qui dit sur le mode lancinant: «C'est le calme avant la tempête».

 

***

-  J 'ai du nouveau. Et cette fois, c'est du gros.

Jacques-Julien Keller raccrocha le combiné téléphonique. Il avait perçu dans la voix du Lieutenant Tranh une jubilation communicative. Il avait instantanément partagé la joie de sa collaboratrice et l'avait priée de venir le rejoindre sans délai.

D'elle, il aimait tout. Il n'ignorait rien de son parcours universitaire long comme un jour sans eau, il savait tout de ses recherches d'emploi infructueuses. Il comprenait son engagement dans la police, fruit d'une résignation qu'elle avait déjà su transformer en combat.

Keller appréciait bien sûr la beauté de Constance, sa jeunesse. Mais là n'était pas l'essentiel à ses yeux. Il avait décelé très tôt chez la jeune femme un beau supplément d'âme, héritage d'une histoire tourmentée : elle était la fille d'un exilé vietnamien réfugié en France et d'une handicapée née sous x.

Son père était un ancien combattant du Vietcong. Il avait vécu la conquête du sud, la chute de Saïgon et la débâcle américaine. Héros de la Libération nationale et de la réunification, il n'avait eu aucun mal à trouver sa place dans l'administration communiste. Soucieux d'arrêter le bras des criminels afin d'offrir à ses compatriotes la société que leur avait promise Hô Chi Minh, il avait choisi la police.

Oh, bien sûr, l'inspecteur Nguyen Tranh avait pourchassé des meurtriers, des voleurs, des escrocs. Bien sûr. Mais finalement pas tant que ça. Il avait surtout traqué les «déviants», ces citoyens suspects d'hostilité envers les autorités de leur pays. Une petite cure de rééducation en prison les attendait quand ils étaient repérés. Pour redresser un «déviant», rien ne valait quelques années d'enfermement.

Au début, le père de Constance accomplit sa mission avec zèle tant il était imprégné de l'idéal révolutionnaire dont les commissaires politiques lui avaient chanté les louanges chaque jour d'une enfance assez brève. Il s'investit sans retenue dans sa tâche jusqu'à cet ordre inique : envoyé à Hô Chi Minh-ville pour y recevoir les instructions des plus hautes instances du Parti, il fut sommé par un dirigeant politique local de faire disparaître un dissident. Ce fut comme la fin d'une très longue hypnose. Il contacta l'un de ses indicateurs le soir même. Sous couvert d'une enquête, il se fit préciser le nom d'un candidat à l'exil dont le projet semblait être sur le point d'aboutir. Il surprit cet homme et sa famille en pleins préparatifs de départ et n'eut aucun mal à les convaincre de lui retenir une place à bord de l'embarcation vétuste et surpeuplée qui les conduirait tous loin de là.

Brigitte, la mère de Constance, évoquait toujours avec exaltation le passé de boat-people de son mari. Le récit s'achevait inéluctablement sur une larme. Elle admirait cet homme et persistait à dire qu'en comparaison elle n'avait pas d'histoire. Elle n'avait pas subi l'apprentissage des armes, elle. Elle n'avait pas davantage éprouvé la terreur des bombardements, la dictature, l'évasion, les typhons et les pirates en mer de Chine.

Elle n'avait pas enduré la guerre, en effet. Elle avait connu cependant une autre forme de dévastation.

Cette femme avait grandi sans parents. On l'avait abandonnée à la naissance et sans laisser d'adresse dans un dispensaire du Berry. Née sans bras, elle était l'une des victimes d'un scandale pharmaceutique et médical; sa mère inconnue s'était certainement vue prescrire au cours de sa grossesse un anti-nauséeux qui s'était transformé pour un grand nombre de nouveaux nés de l'époque en un odieux cocktail d'effets secondaires.

Pour dire vrai, Madame X n'avait pas voulu d'une fille incomplète. Elle avait répudié sa petite manchotte.

Brigitte et Nguyen Tranh s'étaient bien trouvés. Ils avaient marié leurs deux histoires si singulières, et leur roman commun avait accouché de Constance. Ils s'étaient rencontrés en faculté de pharmacie. Ensemble, ils tenaient une officine en banlieue, du côté de Saint-Denis.

 

***

 

La vice-Présidente fut presque soulagée lorsque survint l'instant de l'annonce. C'est de son bureau qu'elle choisit de faire sa déclaration. L'intervention fut diffusée sur toutes les chaînes de CapTV. Les yeux sur le prompteur, Marie-Michèle Laborde s'appliqua à déclamer très solennellement son texte.

-  Le chef de l'Etat, Président de la République, fort de la noble charge que les Français lui ont confiée, tire aujourd'hui la conséquence des importants désagréments causés à ses compatriotes par les rassemblements dont les instigateurs ont pris ces derniers mois le parti d'affecter la quiétude de tous ceux qui n'aspirent qu'à un repos nocturne bien mérité... Afin de mettre un terme à ces désordres injustifiables, le chef de l'Etat, Président de la République... (se redressant sur sa chaise, droite comme un piquet, elle fixa bien le cadre de la caméra et reprit)... le chef de l'Etat, Président de la République... (elle marqua un temps)... sur MA proposition... (elle appuya sur MA)... décrète que le couvre-feu entrera en vigueur demain soir et pour les nuits suivantes jusqu'à nouvel ordre...».

Après une longue inspiration, l'air de ne plus lire son texte, elle récita enfin mécaniquement: «Cette disposition s'appliquera de 23h à 6h00 du matin avec dérogation pour les salariés de nuit qui devront disposer d'un sauf-conduit remis par l'employeur. Ce document sera visé par les services de police sous peine d'interpellation et de poursuites... (elle se racla la gorge avant de conclure)... Les citoyens honnêtes se réjouiront évidemment de cette mesure. Les autres prendront leurs responsabilités».

Ces deux dernières phrases n'étaient pas de son fait,  Maurizio Caillard les lui avaient clairement imposées. Ou plus précisément, il les avait marchandées contre un zeste de fatuité dans le discours officiel. «Donnant-donnant». Le Président avait troqué la phrase «Les citoyens honnêtes, etc» contre l'immodeste «sur MA proposition» de sa vice-Présidente. Il avait peu goûté cette formulation quand Marie-Michèle Laborde lui avait soumis la lecture de son texte une première fois. Caillard avait eu soudain l'idée de cette conclusion à double face. Une caresse pour les bons élèves de la République, une gifle pour les autres: chacun devait choisir son camp.

 

Dès que s'éteignirent les projecteurs de télévision, Marie-Michèle Laborde quitta la pièce sans saluer les techniciens qui s'y affairaient. Elle pressa le pas vers son cabinet de toilette où elle entreprit aussitôt d'ôter ses lentilles de contact. A la fin de cette journée éprouvante, elle avait du feu dans les yeux. Face à son miroir aux néons, les doigts tremblants, elle peina à décoller de ses iris les rondelles gélatineuses dont la sécheresse lui dévorait les globes oculaires. L'une des lentilles chuta dans le lavabo pour se fondre dans la constellation de gouttes d'eau qui brillaient à la surface de la vasque. Sur un geste nerveux de la vice-Présidente, la seconde rondelle suivit le même chemin avant de glisser dans le siphon.

Elle n'avait pas aimé la conclusion de son message télévisé. Il ne lui ressemblait pas. La répression, oui, elle était toujours prompte à en faire usage quand il y allait de la loi. Sans état d'âme ni plaisir. En revanche, elle abhorrait la provocation qu'elle trouvait souvent contre-productive, toujours inutile et surtout lourde de lendemains incertains.

Deux ou trois semaines plus tôt, cette histoire de «citoyens honnêtes» était sortie de la bouche d'Eugène  Dieulefit, l'un des bouffons sarcastiques dont Maurizio Caillard aimait la compagnie.

Dieulefit était comédien. Le mémorable soir des funérailles nationales du Général Albert Prudon, on l'avait entendu ânonner l'hommage ampoulé qu'avait rédigé à la hâte un autre ami du Président.

Cet acteur doué mais dépourvu d'éducation avait séduit les Français par son côté grande gueule. Très vite, le personnel politique l'avait adopté. Il fallait être sur la photo quand Eugène Dieulefit était là. Sa réputation avait passé les frontières. Il avait soupé à toutes les tables, avec une étrange prédilection pour celles que faisaient dresser pour lui les dictateurs les plus vils. Famélique lors de ses débuts à l'écran, il avait enflé au fil des ans jusqu'à devenir énorme. Dieulefit était un excès à lui seul. Boulimique de nourriture, d'alcool, de femmes, de vitesse, d'argent, de pouvoir, ce quadragénaire aviné grossissait à mesure que sa réputation grandissait. Il acceptait tous les rôles sans même se demander s'il était le mieux placé pour les incarner. Le grotesque fut atteint quand il endossa pour un téléfilm le sinistre costume rayé d'un déporté de la Seconde guerre mondiale voué à mourir de faim. Dans les journaux, on salua la performance, on cria au génie. On s'extasia devant la «préparation physique» à laquelle l'acteur s'était astreint : il avait perdu vingt-quatre kilos pour le tournage. Pensez donc ! Il pesait toujours le quintal au terme de sa cure d'amaigrissement.

De cette imposture cinématographique, on retint l'émotion  que le gros cabotin ne manqua pas de susciter chez les téléspectateurs: ses yeux et son visage parvinrent à leur faire oublier son embonpoint. Sur le plateau du  camp de concentration en carton-pâte, il se dégagea de Bernard Dieulefit une souffrance dont l'authenticité ne put être mise en doute. Condamné depuis des semaines aux légumes verts sans beurre et à l'eau pour les  besoins du rôle, il laissa éclater à l'écran le mal qui le rongeait. Il était sincèrement affamé.

Dieulefit était ce qu'il est convenu d'appeler un artiste «populaire». Sa fantaisie, son aptitude à jouer aussi bien  les hommes révoltés que les martyrs ainsi que son origine sociale cent fois rabâchée auraient du le porter très naturellement vers les Visiteurs du Soir. Au lieu de cela, on l'entendit les insulter.

Un soir, dans le journal télévisé, on le vit tenter d'extraire sa grosse automobile d'une placette parisienne qu'occupaient silencieusement, une nuit de décembre,  quelques dizaines de protestataires. Une caméra s'approcha de lui. Il abaissa sa vitre et avança sa trogne  vers l'objectif. D'une voix pâteuse, il  balança: «Regardez moi ce tas d'faignants ; ça pionce le jour au lieu d'bosser!... Feraient mieux de laisser dormir les citoyens honnêtes au lieu de les emmerder». Là-dessus, il donna brutalement un coup d'accélérateur et percuta la portière d'une voiture en stationnement. La nuit suivante, des rassemblements étaient signalés dans l'ancienne rue Richepanse, rue Gros et rue Eugène-Poubelle. Sur la toile, un texte signé napix310 invitait les internautes à  boycotter les films de l'acteur.

 

***

 

Keller s'était empressé de transmettre au Préfet -qui en avait aussitôt fait part à la vice-Présidente- l'information fournie par le Lieutenant de police Constance Tranh. La mémoire de la puce téléphonique trouvée au Gabon avait bel et bien parlé. Hélas, elle n'avait pas tout dit.

 

C'était bien d'Andalousie qu'avait été donné à chatgrix le signal de la sédition par internet. A partir de ce SMS rédigé en septembre, napix310 et la mystérieuse jeune femme noire du cybercafé de Libreville ainsi qu'un complice  baptisé dupleix avaient commencé à mettre le feu à la toile et aux nuits de l'hexagone.

Les policiers espagnols n'avaient eu aucun mal à identifier le propriétaire du téléphone d'où était parti le message mais ils avaient été incapables d'indiquer à Constance le nom précis qu'elle attendait d'eux. Le numéro du portable avait en effet pour titulaire une société industrielle de douze mille salariés répartis dans toute la péninsule ibérique. Près de cinq mille d'entre eux travaillaient en Andalousie au siège de l'entreprise. Rien que dans cette province, la facture téléphonique des Etablissements Villaluenga portait sur près de huit cents appareils mobiles. Spécialisé dans l'ameublement de bureaux, le groupe comptait une armada  d'agents commerciaux... C'est ce que le collègue sévillan du  Lieutenant de police Tranh lui avait expliqué en détails. Constance avait compris qu'il lui faudrait encore patienter avant de connaître enfin l'identité de l'auteur du texto «La nuit est à nous».

Afin de ne pas éveiller les soupçons chez Villaluenga, les policiers andalous avait choisi de ne pas contacter la direction de l'entreprise. Ils avaient préféré jouer la prudence. En attendant d'obtenir l'autorisation de procéder à des écoutes, ils s'étaient contentés dans l'urgence d'observer à distance les allées et venues de l'agit'naute présumé. La société de téléphonie mobile avec laquelle Villaluenga était sous contrat les y avait aidés.

Et là, juste avant un coup de fil à Constance, ils avaient localisé napix310 à l'aéroport de Séville. Il venait d'éteindre son portable, juste avant d'embarquer à bord d'un avion pour Paris.

Fin du septième épisode, la suite demain

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31 décembre 2011 6 31 /12 /décembre /2011 18:25
*Retrouvez les épisodes précédents déjà édités dans la même rubrique

 

 
© Nathanaël Charbonnier

C'était signé:  Le directeur, J.-V. Mapangou-Ndjol ». La mention était couronnée d'un splendide cachet apposé sans bavures par un tampon encreur, timbre officiel au centre duquel l'expéditeur avait gribouillé une arabesque illisible en guise de signature.

Un fourmillement joyeux parcourut le corps de Constance. La recherche qu'elle avait lancée portait enfin ses fruits. La lettre que l'on venait de lui remettre sortait à peine d'une valise diplomatique en provenance du Gabon. Il y était écrit ceci: «L'enquête que vous avez diligentée auprès de nos services le 18 janvier dernier nous a conduits à identifier le cybercafé d'où ont été envoyés les messages qui retiennent votre attention. Il s'agit de «La case à Jimmy», un bistro de Libreville tenu par un ressortissant français. Après avoir interrogé longuement et avec minutie le patron de ce débit de boissons ainsi que son serveur, nos inspecteurs dépêchés sur place n'ont pu se procurer le nom de l'internaute qui prend pour sobriquet ‘chatgrix'. En revanche, il apparaît que l'objet de vos  préoccupations est une jeune femme de petite taille et de type africain, sans plus de précision».

Le texte à l'en-tête de la Sûreté nationale gabonaise se poursuivait ainsi: «....Sachez enfin que nos agents ont rapporté de leurs investigations un GSM d'un modèle très commun. Selon le tenancier de «La case à Jimmy», chatgrix aurait récemment oublié son téléphone cellulaire dans cet estaminet librevillois. Par précaution sans doute, elle n'est pas venue le récupérer. Nous en avons extrait la carte SIM que vous trouverez au bas de la lettre dont vous êtes, ci-devant, la très honorable ampliataire»

Le visage du Lieutenant Tranh s'orna d'un grand sourire. La jeune femme inspira très fort en serrant contre elle, sur sa gorge, la lettre si précieuse dont elle resterait à jamais «l'ampliataire», c'est-à-dire l'heureuse destinataire du pli expédié du lointain Gabon par un emphatique premier flic local prénommé Jean-Valère.

Grâce à lui, elle ne tenait pas encore l'araignée dans sa main mais elle l'entrevoyait. Elle tenait un fil de la toile qui agitait le web. Les agit'nautes n'étaient plus ces êtres immatériels qu'elle traquait depuis des mois. Ils prenaient corps. Elle pouvait au moins leur donner l'apparence d'une petite jeune femme à la peau noire qui commençait peut-être, loin de Paris, à vivre dans la crainte à cause d'un GSM oublié dans un cybercafé d'Afrique équatoriale.

La puce du téléphone portable était fixée au papier par un point de colle au léger parfum d'amande. Détachant l'objet d'un coup d'ongle, Constance Tranh le tint entre l'index et le pouce de sa main droite. Elle le tint avec une précaution d'artificier et le scruta recto-verso sous tous les angles de ses yeux  brillants.

-  Alors ça y est? Nous remontons à la source?

Elle sursauta.

-  Allons-nous écraser l'araignée?

Jacques-Julien Keller venait d'entrer dans la pièce comme un souffle. Le parquet n'avait pas craqué sous ses pas. Le chef de cabinet du Préfet interrogea du regard la policière dont la présence à la P.P. depuis l'automne le ravissait.

Le visage de Constance vira au rose puis au rouge. Elle se ressaisit rapidement et repris le contrôle de ses couleurs face à ce supérieur hiérarchique impressionnant et discret. Les mots se bousculèrent d'abord dans la bouche de la jeune fonctionnaire quand elle entreprit de répondre aux questions de son interlocuteur. Ils s'enchaînèrent ensuite sans faillir. Elle finit par brandir sous le nez de son chef la carte SIM prélevée sur le GSM de chatgrix et dit d'une voix bien assurée: «Nous n'écraserons pas l'araignée, nous la capturerons...». Puis elle marqua un temps: «...et pour la capturer, nous interrogerons cette puce». Une nouvelle pause...

-  ...jusqu'à ce qu'elle parle.

***

 

Dans les emprises du palais présidentiel, Imogène Caillard sentait venir un bouton de fièvre. Son mari fulminait depuis le matin à l'idée de devoir honorer de sa présence l'hommage que la Nation reconnaissante s'apprêtait à rendre à son défunt héros, le Général Albert Prudon.

Depuis deux jours, bravant le gel, plusieurs milliers de personnes affluaient vers la capitale et campaient à ses portes. L'armée et les organisations charitables avaient installé dans les bois de Paris de grands villages de tentes;  le jour «J»,  ils seraient chargés d'accueillir tous ceux que  la mort du militaire avait rendu inconsolables.

Le Président ne croyait pas à cette affliction collective. Les études d'opinion ne le convainquaient guère quand elles estimaient à près de 96% (95,7 précisément) le niveau de la tristesse nationale. Plus les heures le rapprochaient des obsèques, plus il montait en colère. Il était persuadé que les «Chers Compatriotes» accourus de partout et presque sous ses fenêtres n'étaient pas venus pour porter un très vieil homme en terre, mais bien pour dresser ensemble le bûcher qui ferait de lui, Caillard, un martyr du progrès. A cette idée, il ne tenait pas en place. Il marchait de long en large puis en rond en maugréant pour lui-même. Cela inquiétait beaucoup sa «Première Dame» dont la bouche se pinçait en cul de poule à chaque fois qu'il interrompait ce mouvement frénétique pour trépigner en proférant des injures que personne, sinon elle, ne pouvait entendre. Assise près de la cheminée sur une chauffeuse Louis XV aux appuis damassés de soie olivâtre, les tibias croisés dans une posture princière, le dos bien droit, elle caressait Panpan, son lapin nain, obèse et angora.

Voir son «Richou» se mettre dans des états pareils la rendait très nerveuse. Cela contrariait sa nature. Elle tenta donc une diversion en prétextant le froid: «Mon Richou, l'hiver est rude -le sais-tu?-, et les frimas sont traîtres. Promets-moi de passer un chandail sous ton paletot».

Car oui, en toutes circonstances, l'épouse du chef de l'Etat usait sans complexe d'un lexique passé de mode, un glossaire qui préférait le veston à la veste et la noblesse du tricot de peau à la vulgarité du T-shirt. Ce langage désuet mais élégant, elle le devait aux sœurs fridolines du Sacré-Sang auprès desquelles elle avait appris la vie. Habituellement, Maurizio Caillard se délectait de ce vocabulaire suranné. Il le considérait, disait-il, comme «une note de conservatisme fortifiant» dans le «concert de modernité» dont il prétendait assurer l'harmonie à grands coups de réformes salvatrices. Entendre sa «Première Dame» débiter aussi naturellement ses charmants archaïsmes le détendait.

Cette fois, il ne se détendit pas.

Il quitta des yeux la pendule que venait de lui offrir un monarque étranger, pivota brusquement vers Imogène et lui répondit sèchement: «Oublie le chandail, ma Reine. Le gilet pare-balles me tiendra bien assez chaud».

***

 

Dans l'oblongue cuisine d'un trois-pièces de banlieue, le Brigadier Payet peinait à s'extraire de sa nuit. Jamais sans doute il n'avait ressenti une telle fatigue.

Depuis l'automne, tout allait de mal en pis. Tout comme les autres services de police, les Compagnies Républicaines de Sécurité étaient soumises aux cadences infernales imposées par une hiérarchie aux abois. Les forces de l'ordre étaient convoquées sans répit et sans considération d'heure. C.R.S. et gendarmes avaient perdu la garde des bâtiments officiels. On avait confié cette tâche à une importante société de surveillance privée que dirigeait fort opportunément un ami du Président.

Sans répit, donc.

Autour de midi, il fallait boucler le périmètre des manifestations officielles qui se multipliaient; les queues de cortège s'agitaient fréquemment, les casseurs entraient en scène, les poursuites effrénées sur les pavés mouillés épuisaient les hommes, perturbaient leur digestion. Autour de minuit, les Visiteurs du Soir entraient en piste et soumettaient les policiers harassés au jeu du face à face.  Cette confrontation cruelle interdisait tout relâchement sous peine de débordement, elle contraignait à la vigilance malgré l'altération du sommeil, à l'immobilisme et au mutisme dans le froid mordant. Jours et nuits, les nerfs étaient mis à mal. Sur les murs fleurissaient le slogan désormais célèbre: «Pas de répit pour les képis».

Mentalement et physiquement, Payet se sentait exténué, en effet. Une phrase tournait en boucle dans sa tête: «...Je suis au bout du rouleau... au bout du bout du bout... au bout du bout du bout...». Hors de question d'en parler aux collègues, ni à qui que ce fût d'autre.

Depuis son retour de La Réunion où elle avait passé les fêtes de fin d'année seule avec leurs enfants, Lakshmi ne lui adressait plus la parole.

Sans lui, elle avait dégusté les dernières lentilles de Cilaos. Sans lui, elle avait cheminé entre les filaos et les fraisiers sauvages. Sans lui, elle s'était enivrée d'un goûteux rhum arrangé aux fruits de l'île posés en fond de bouteille sur un lit de feuilles de zamal. Sans lui, elle avait plongé nue dans cette clue pourtant inaccessible qu'il lui avait fait découvrir comme un trésor aux temps clandestins de leurs premières rencontres.

Kevin avait attendu la veille des congés scolaires de Noël pour prévenir sa femme de «l'empêchement» qu'hélas il subissait pour des raisons professionnelles.

La jolie Malbaraise avait encaissé le choc. Patiemment, elle l'avait entendu dérouler son argumentaire policier: «cas de force majeure... service de l'Etat ...Devoir...Institutions menacées...impossibilité de dire non». Il lui avait assuré qu'il serait-là pour les accompagner, elle et les enfants, à l'aéroport. Il avait demandé son après-midi, on le lui avait accordé à titre exceptionnel. Elle n'avait donc pas de soucis à se faire. Il l'aiderait à enregistrer les bagages, elle aurait juste à monter dans l'avion. Elle dirait à leurs deux familles les regrets qu'il aurait de n'être pas venu et l'on se donnerait rendez-vous à l'année prochaine quand tout se serait apaisé. Quant au prix de son billet d'avion pour Saint-Denis, il n'aurait vraiment aucun mal, vu les circonstances, à en obtenir le remboursement intégral.

Sans le quitter des yeux, la douce Lakshmi avait tout écouté en silence. Après une profonde inspiration, elle avait murmuré «Va te faire foutre». Deux larmes avaient coulé sur ses joues sans que ses yeux eussent l'air de pleurer. Le jour du départ, elle avait refusé l'aide de son mari d'un simple geste -bras tendu, main ouverte- qui signifiait: «Reste où tu es». Un voisin avait pris ses valises et l'avait conduite à Orly.

Et ce matin, alors qu'elle était partie chercher leur fille à l'école pour l'heure du déjeuner, penché sur son bol de café, le Brigadier Kevin Payet y fixait son reflet en se répétant, épuisé: «...Au bout du bout du bout...».

 

***

Encadré par la Garde républicaine à cheval en tenue d'apparat, le cercueil habillé d'un drapeau tricolore du Général Albert Prudon reposait sur un V.A.B. que l'on avait peint en blanc. Le Véhicule de l'Avant Blindé longea le Palais du Luxembourg, gravit lentement la rue de Médicis et s'engagea dans la rue Soufflot au fond de laquelle se profilait la silhouette néoclassique du Panthéon. Derrière le cortège des officiels et des personnalités qui suivaient le catafalque ambulant, la multitude silencieuse des inconnus à pieds se réappropriait doucement la chaussée dans le sillage crotté des canassons de la Garde.

Depuis les premières heures de ce jour mémorable, la foule qui occupait toutes les rues du quartier les rendait  impropres à la circulation automobile. Le boulevard Saint-Michel n'était plus qu'une rumeur.

A la hâte et afin d'éviter les bousculades, on avait fixé des écrans géants tous les cent à cent-cinquante mètres sur les voies principales. Dans les artères secondaires, les commerçants avaient été mis à contribution quand ils  n'avaient pas offert de leur propre initiative de placer en hauteur dans leur vitrine un téléviseur allumé. Huit chaînes retransmettaient l'évènement.

Sur ordre de la vice-Présidente, toutes les forces de l'ordre disponibles avaient été mobilisées pour contenir cette marée humaine; plusieurs milliers de treillis-rangers caparaçonnés et casqués formaient un mur menaçant pour quiconque serait tenté d'approcher la place des Grands Hommes; par sécurité, on l'avait transformée en «no man's land» jusqu'au croisement de la rue Saint-Jacques. C'est précisément là que Kévin, armé d'un lance-grenades,  avait été posté.

Vers 16h, à l'instant où le cortège funéraire parvenait place Edmond-Rostand pour sa dernière ligne droite, le tumulte ouaté de l'hélicoptère présidentiel se fit entendre. En une manœuvre délicate, l'appareil déposa Maurizio Caillard place du Panthéon et reprit l'air aussitôt après.Devant le sanctuaire républicain, pashmina noir au vent sur un ensemble pantalon-veste kaki, le regard fixe, Marie-Michèle Laborde attendait le chef de l'Etat dans un garde-à-vous impeccable.

Choisis parmi les unités d'élite que le héros défunt avait eu l'honneur de commander, six jeunes soldats se saisirent du cercueil et le firent glisser du V.A.B.

Dans un mouvement fort bien coordonné, ils  accomplirent alors une demi-rotation sur eux-mêmes face au caisson qu'ils élevèrent prestement jusqu'à leurs têtes avant de le poser comme au ralenti et très délicatement sur leurs épaules. Soudain statiques, comme insensibles au froid, ils se tinrent debout pendant de longues minutes au son d'une marche funèbre.

La solennité du moment fut accentuée par la nuit qui tomba exceptionnellement tôt ce jour-là sous un ciel très bas. Au milieu de cet après-midi obscur, les lampadaires n'éclairaient pas encore l'espace public.

Les enseignes au néon des magasins délivraient aux passants leurs lumières de bastringue. Au gré des plans-séquences, les écrans de télévision -par réverbération- transformaient les visages frigorifiés des spectateurs en images animées quasi-psychédéliques. Et au-dessus du lot, dans le vaste halo ainsi créé, le grésil qui flottait sur Paris prenait l'allure d'une invasion de lucioles livrées aux caprices d'un vent glacial.

C'était la bise des dieux au héros mort.

Aux derniers échos de la musique militaire, les porteurs de cercueil reprirent leur chorégraphie.

Sans faiblir, dans un léger mouvement de balancier d'un pied sur l'autre, marche après marche, ils atteignirent l'entrée du Panthéon et disparurent dans la bouche du Temple, suivis par le chef de l'Etat et la vice-Présidente.

Que se passa-t-il après?

On ne vit rien de ce qu'il se fit à l'intérieur du tombeau des Grands Hommes. La voix d'un comédien requis pour les funérailles et grassement doté pour sa prestation déclama théâtralement le pensum rédigé par un écrivain officiel, proche parmi les proches du couple présidentiel. L'hommage retentit dans tout le Quartier Latin. Bien plus tard, on sut que pendant cet intermède Maurizio Caillard n'accompagna pas le Général Albert Prudon jusqu'à sa dernière demeure. Il laissa ce soin à Marie-Michèle Laborde, arguant (mais en privé seulement)  qu'«elle adore ça». Rancunier, il n'avait pas l'intention d'oublier l'affront que le vieux militaire lui avait fait subir avant de mourir devant les caméras de CapTV1.

Afin de préserver les apparences liées à sa fonction, il avait consenti à conduire personnellement l'hommage rendu par la Nation à l'un de ses fils les plus valeureux.

En fait, la participation de Caillard à la cérémonie s'était arrêtée derrière la porte de l'édifice. En attendant le retour de la vice-Présidente partie s'enrhumer dans les galeries sinistres de la crypte, il avait demandé un fauteuil qu'un collaborateur zélé était allé quérir dare-dare dans le bureau du conservateur. Il avait ensuite extrait de sa poche un étui à cigares, en avait allumé un d'un geste d'orfèvre digne d'un rituel magique. Il en avait tiré une bouffée puis deux, avait tapoté enfin le dos du Havane au-dessus des dalles sacrées du Panthéon en disant: «Paix à ses cendres».

Une demi-heure avait passé.

Dehors, il n'y avait plus que la nuit éclairée par la ville. Les lucioles de grésil avaient laissé la place à de très gros flocons. Un fin tapis blanc couvrait déjà le sol et les gens.

Sur les écrans géants, Maurizio Caillard apparut entre les deux colonnes corinthiennes centrales du portique. Il avait l'air contrit. Trop, sans doute. Et cela ne trompa personne.

Sous la neige, après une longue inspiration et les mains dans les poches, il attaqua d'ailleurs la descente des marches d'un pas incroyablement guilleret tandis que son hélicoptère se posait en contrebas devant lui dans un blizzard de poudreuse.

C'est alors que les dizaines de milliers de témoins transis, rassemblés pour conduire dignement un mort de cent-deux ans vers le glorieux tombeau dédié à ses héros par la Patrie reconnaissante, virent les semelles de leur Président comme ils ne les avaient jamais vues. Dans une figure acrobatique qu'aurait pu applaudir Chaplin, le chef de l'Etat n'atteignit pas la cinquième marche. Il chuta à plat sur le dos, les pieds en l'air.

A cette seconde, un énorme éclat de rires réchauffa l'atmosphère étouffée jusque-là par le gel. Il y eut même des applaudissements. Atténués par les gants et par les moufles, d'abord timides, ils se muèrent en un vacarme de «clapa-clapa-clapa-clapa-clapa-clapa-clap...», un bruit pareil au son cadencé qu'émettraient les gifles sèches d'une symphonie de castagnettes. Puis une clameur immense, un cri répercuté, multiplié par mille et par mille et par mille, jaillit de la foule et cela fit: «O-léééé!!!».

Le «danseur de flamenco» dénoncé par Prudon quelques jours plus tôt sur le plateau de CapTV1 venait de se bleuir les fesses en direct. Ses talonnettes l'avaient trahi. Sous les flashes des photographes accrédités, une glissade d'anthologie avait temporairement calmé son arrogance. Habituellement bombé, le torse d'hidalgo de Maurizio Caillard rejoignait à présent ses cuisses. Il cherchait à respirer, il se contorsionnait à la recherche de l'oxygène perdu, il était plié en deux en dépit de la rigidité de son gilet  pare-balles. Il avait le souffle coupé.

Post-mortem, le vieil Albert, Général cinq étoiles passé à la postérité, s'était vengé d'un fumeur de Havane. Les cendres du héros pouvaient reposer en paix.

Une « ola » partit du croisement des rues Saint-Jacques et Soufflot. Elle agita comme un frisson délicieux les rangs serrés de l'assistance, elle parcourut les centaines de mètres alentour. Le Peuple se marrait. Il se gondolait sans retenue. Il riait. Il riait le jour des funérailles nationales d'un insoumis congénital.

Ce soir-là, dans les yeux de ceux qui lui faisaient face, le C.R.S. Kévin Payet perçut un scintillement de mica. Dans ce fugace éclat de jubilation, le policier crut un instant se contempler.

 

****** 

 

Après une longue nuit de veille passée devant l'ordinateur d'un cybercafé crasseux de Pondi-Est, dupleix  héla de la main un pousse-pousse en maraude. A l'homme anguleux et suintant qui pédalait pieds-nus avec l'énergie d'un mourant, il dit en prenant place dans la carriole fraichement repeinte: «Rue Suffren».

Il n'était pas 10 heures, et déjà le soleil cognait fort. Les ombres se faisaient nettes, la journée serait chaude. «Quel beau dimanche de février!» se dit-il, le cœur léger en pensant à Paris. Il ferma les yeux et se laissa transporter sans précipitation, bercé par le boucan joyeux du petit peuple bigarré qui s'interpellait chemin faisant en une cacophonie de langues inconnues. Abrité du feu solaire sous la capote du rickshaw-vélo, il s'abandonna au sommeil, nullement troublé pas les coups de klaxon qui emplissent toujours l'air des cités indiennes.

Une odeur pestilentielle le réveilla. Il venait de franchir le canal-dépotoir. Le pousse-pousse avait quitté le quartier tamoul pour entrer dans la ville blanche. La rue Suffren n'était pas loin. Il se ferait déposer devant l'entrée de l'Alliance française. De là, sans se soucier du temps, il déambulerait rue des Casernes, rue la Bourdonnais. Jusqu'à l'heure de midi, il longerait les belles maisons coloniales, ces vestiges de l'époque où Pondi n'était encore qu'un comptoir commercial français sur les rivages du Golfe du Bengale.

Il s'attarderait ensuite sur le front de mer, scruterait l'horizon, admirerait les saris éclatants et la beauté brune des Pondichériennes en promenade. Il s'amuserait de la désinvolture des hommes vautrés à même le sol puis il repartirait vers le quartier indien afin d'y déjeuner d'un masala dosa avant de rentrer chez lui entreprendre une sieste qui le ferait rêver jusqu'au lendemain matin.

Sans aucun doute, il ferait tout cela.

Il le savait cependant: ce matin, il regarderait sans voir. Son esprit n'était pas soucieux, ni même préoccupé. Non. Mais s'il plissait les yeux, ce n'était pas seulement pour se protéger de la lumière intense que dégageait l'astre à son zénith, pas seulement à cause de la fatigue qui le gagnait au fil des heures après une si longue insomnie. Un nom relevé sur la toile, pseudonyme d'une internaute en colère, l'obsédait depuis la nuit dernière. Il lui apparaissait comme un lien insolite entre sa terre natale, la France, et cette ancienne poussière d'Empire dans le Tamil Nadu où il avait choisi d'effectuer son stage de fin d'études à l'étranger. Ce nom indien, il l'avait lu cent fois dans les guides touristiques à la page «religions et mythologies». Il désignait une déesse, celle de la beauté et de l'opulence, l'épouse du dieu Vishnu dont la force permet à l'univers de tenir en place et de ne pas sombrer dans le chaos. Le dieu du maintien de l'ordre.

Elle s'était invitée sur le forum de discussion d'un nouveau site web intitulé flics-ou-esclaves.com. Les commentaires de cette femme avaient touché dupleix tant ils lui avaient semblé sincères. Sans outrances et sans fautes, elle avait décrit son quotidien de solitude, l'épuisement de son mari C.R.S., la médiocrité récente de leur vie de famille, la tristesse et le dévissage scolaire de leurs deux enfants, sa lassitude et son désarroi...

...Et elle avait signé: «Lakshmi».

Fin du sixième épisode, la suite demain

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30 décembre 2011 5 30 /12 /décembre /2011 13:41
Note perso : *Les épisodes précédents se trouvent sur le blog dans la même rubrique

 

 
© Nathanaël Charbonnier

En posant le pied sur le parvis du Consortium Audiovisuel Public, Maurizio Caillard afficha un rictus dont on déchiffrait le sens sans être docteur en psychologie. Il était très contrarié. Désormais, on manifestait dans son pays sans relâche, jour après jour, nuit après nuit. En plus des gueulards habituels, de leurs défilés diurnes et de leurs slogans à rimes pauvres, des hurluberlus muets comme des morts venaient hanter ses nuits en transformant les rues de la capitale en cadavres exquis. C'était surréaliste.

Ces tous derniers temps à Paris, les Visiteurs du Soir s'étaient installés nuitamment Impasse de la Confiance, rue Malus et rue du Retrait. Aucun des conseillers présidentiels n'avait voulu y voir le moindre message personnel des noctambules au chef de l'Etat. La veille encore, des rassemblements nocturnes avaient été signalés dans des voies aux noms toujours plus évocateurs, parfois très menaçants. Ce fut le cas jusqu'à Belle-Ile en Mer où un procès-verbal fut dressé sur la commune du Palais, rue de la Poudrière.

Imogène, la «Première Dame» (en public son époux la désignait ainsi, il disait «La Première Dame»), Imogène-Collagène s'en était inquiétée. Elle disait craindre une insurrection. Elle était en proie à des suées, son sommeil ne trouvait plus la paix. La perspective d'une révolte populaire causait bien du souci à l'inexpressive épouse du Président déjà assombrie par la lecture certes inappropriée du livre «Une vie de Marie-Antoinette». Le tourment avait imprimé sa trace: elle avait pris une ride sur le front.

Et comme une contrariété ne vient jamais seule, cet idiot de chauffeur avait arrêté la limousine présidentielle devant un trou d'eau et de boue à cinquante centimètres du trottoir. Ce jour-là, il pleuvait depuis l'aube et le crépuscule s'annonçait. La portière arrière droite tout juste ouverte, on avait vu un pied de Maurizio Caillard s'enfoncer dans la flaque et s'en extraire sans son mocassin.

Furieux mais ne voulant rien laisser paraître de sa colère devant les caméras et les appareils photos, le Président s'était rechaussé en hâte et avait bondi sur le parvis en direction du directeur général du C.A.P. qui l'attendait au sec sous le large auvent du bâtiment. On avait alors entendu le soulier à glands produire à chaque pas le «chfprouiiittt» que laisse échapper le frottement du cuir détrempé sur la chaussette mouillée.

L'immeuble du Consortium Audiovisuel Public était une merveille architecturale, un objet esthétique de verre et d'acier assez peu fonctionnel aux dires de ceux qui y occupaient leurs journées. Dans ce quartier de l'ouest parisien envahi par les grues et les baraques de chantier, cette construction tout juste achevée frisait l'incongru, seule sur son lit de glaise au milieu de nulle part.

Officiellement, sa forme symbolisait une parabole orientée vers l'espace satellitaire. Du centre exactement de ce gigantesque rond incurvé jaillissait une sorte d'immense fer de lance effilé, une flèche dont l'ombre parcourait la façade tout le jour. Le bâtiment du C.A.P. trahissait en fait l'obsession de Maurizio Caillard pour tout ce qui donnait l'heure. Plus qu'une construction parabolique, c'était la plus grande horloge solaire au monde, un élément du grand œuvre que le Président des Français lèguerait à son pays pour la postérité, tel un Maître du Temps.

Le directeur général du C.A.P. s'inclina devant son hôte en lui serrant la main. Jean-Etienne Bicêtre était le plus haut dirigeant de l'audiovisuel public. Son autorité s'étendait à onze mille salariés et à une multitude de corps de métier. Celui que ses détracteurs surnommaient «le petit baron»  régnait sur plusieurs chaînes de télévision, de radio, et  sur les services associés qu'en proposait le net. Sur le papier, dans les annuaires, dans les abécédaires du «Qui est qui», cet homme était puissant. Jean-Etienne Bicêtre était puissant et obséquieux. Il était puissant et servile. Il était puissant et incroyablement obéissant.

Et il était puissamment décoré.

Sorti major d'une grande école, il avait tout tenté pour plaire mais sans y parvenir car il y avait chez lui quelque chose d'infiniment déplaisant. L'air profondément affecté, il affichait en permanence une mine de Shar-Peï. Il était tout en plis, les yeux tombants, le regard ailleurs. Jamais il ne fixait ses interlocuteurs. Avec ça, les mains jointes à hauteur de braguette, il penchait perpétuellement la tête comme un  Christ en croix. Sa carrière, il la devait à plusieurs lobbies qu'il cultivait inlassablement et fort efficacement à défaut de séduire. Son appartenance à une multitude de cénacles l'avait conduit là où il se trouvait.

Maurizio Caillard l'avait nommé sans conviction et par calcul à la direction générale du Consortium audiovisuel dont il tenait à assurer lui-même la présidence. Le premier personnage de l'Etat s'était autoproclamé chef de toutes les structures publiques. Sans que cela fît débat, il avait chassé les critiques d'une seule phrase: «Halte à l'hypocrisie». On avait élu un Président, un seul. C'était lui, pas un autre.

Le multi-Président Caillard ne venait pas seul dans les studios de la chaîne CapTV1. Il s'y était invité en compagnie d'une vieille gloire de la Nation, un respectable héros dont on était sans nouvelles depuis plusieurs années et pour cause: le Général Albert Prudon était vieux et malade. Selon des informations en provenance de ses proches, il souffrait de démence sénile, chose aussi surprenante pour  un homme de cent-deux ans que la turbulence chez un enfant de sept ans.

Contraint de s'adresser au pays en ces temps troublés de contestation insomniaque, le chef de l'Etat avait exigé de son directeur de cabinet qu'il lui trouvât une personnalité décorative, «une plante verte» comme il disait. Chacune de ses sorties donnait l'occasion de voir à ses côtés une célébrité des arts, une ancienne championne de ski, un international de rugby, un  chanteur populaire, un écrivain à succès. Cela créait à coup sûr une «diversion positive»; l'expression était de lui.

Le Général Prudon n'était ni un artiste ni un sportif de renom. Il entrait dans la catégorie présidentielle des «grandes autorités morales». Bref, le moment était parfaitement choisi pour faire apparaître cet anguleux visage de soldat héroïque sur les écrans en 3D de la télévision publique.

Debout près de son faire-valoir en fauteuil roulant, Maurizio Caillard examina sa montre -elle indiquait 19 heures, 59 minutes et 38 secondes- puis il se planta face à la caméra 1 dans une posture très solennelle. Son allocution  avait été conçue pour durer précisément six minutes.

Sur le fond, il l'avait voulue ferme, cette intervention. Plus ferme qu'autoritaire. Il avait choisi de rappeler aux téléspectateurs -ses électeurs- que toute contestation de son action revenait, de ce fait, à contester leurs votes. C'était le refrain habituel. Il le mettait en musique sur un ton presque rituel avec ce jeu mielleux de questions-réponses qu'il affectionnait tant. Les sourcils relevés, le signe de tête interpellateur, il demandait à peu près ceci: «Croyez-vous qu'il soit démocratique dans un Etat de droit de contester le résultat d'un scrutin?»... Puis il marquait un silence et haussait les épaules, les bras ballants, les mains ouvertes  en regardant ailleurs pour répondre d'évidence: «Eh bien moi, je suis comme vous, je ne le crois pas. Quand la majorité a parlé, la minorité s'incline, c'est la loi du nombre. C'est ça, la démocratie».

Avant ce soir-là, les Lieutenants de Maurizio Caillard avaient soigneusement préparé la prestation télévisée de leur patron. A grands coups d'entretiens accordés à la presse et de déclarations radiophoniques, ils avaient «banderillé la bête», comme ils le disaient entre eux. Ils avaient préparé le public à recevoir la parole sacrée du chef, leur chef, ce matador à qui revenait le privilège du coup d'épée final.

Les notes pompeuses de l'indicatif présidentiel venaient de retentir dans le studio. Face à l'objectif de la caméra 1, Maurizio Caillard s'apprêtait à regarder le Peuple au fond des yeux.

Dans la forme, tout avait été prévu aussi bien que sur le fond. Il avait tout écrit lui-même, des plans serrés aux plans larges et des plans fixes aux zooms, de la position des projecteurs à leur intensité lumineuse. Deux heures avant l'heure «h», un conducteur précis avait été remis au réalisateur. Ce synopsis intégrait soigneusement la présence du général Prudon aux côtés du chef de l'Etat. Dès que le Président prononcerait des expressions telles que «sacrifices de nos pères», «reçu en héritage» ou «les valeurs de la Nation», on zoomerait sur les traits ascétiques du vieux militaire en civil aux lèvres de momie. La grande faucheuse avait dû s'égarer en route. Les orbites de cet homme étaient si creuses, son regard tellement fixe!

Maurizio Caillard voulait être respecté.

Respecté, il le serait par procuration. Le héros assis-là y pourvoirait généreusement.

Eclairé à contre-jour dans un effet d'aura, le Président déroula son texte avec la prestance de l'acteur qui signe aussi la mise-en-scène. Près de lui, maquillé comme une poule de luxe pour les besoins du petit écran, le Général se tenait immobile. Sa belle tête de Sachem ne cillait même pas sous l'éclat brûlant des projos.

Quand la quatrième minute du message présidentiel vint à son terme, le réalisateur crut percevoir sur l'écran-témoin de la caméra 2 qui filmait Prudon un fugace mouvement des joues et du regard. Il n'y attacha pas d'importance. Derrière lui cependant, d'ordinaire peu causante en régie, la jeune femme employée aux incrustes lâcha entre ses dents d'une voix monocorde et basse: «Il va parler».

Le caméraman de plateau chargé de fixer le vieil homme en gros plan fut le premier à comprendre qu'un évènement imprévu s'annonçait. En voyant les pommettes d'Albert Prudon virer au pourpre sous le fard, il pensa d'abord à un malaise, peut-être à la mort en direct. Mais il discerna vite autre chose, une chose plus proche de la vie que du trépas. Les yeux du centenaire furent traversés par un éclair. Ce fut comme l'annonce d'un orage sur le point d'éclater. Puis la bouche du Général, très lentement, s'entrouvrit.

Le Général Albert Prudon affichait cinq étoiles au képi. Depuis l'âge de 16 ans, il avait été de toutes les guerres, il avait collectionné les blessures et les citations. Prudon  avait été fait prisonnier. On lui avait infligé la torture, les  simulacres d'exécution, on l'avait affamé. Une minuscule cellule à demi-immergée pour le contraindre à se tenir debout aurait pu être son dernier casernement. Il avait survécu pendant des mois dans ce bain saumâtre, adossé à un mur suintant. Son corps livré aux vermines et à la dysenterie avait fondu au point de ne plus peser que trente-sept kilos pour un mètre quatre-vingts. Cent fois, ce soldat d'exception avait nargué la camarde. Jamais il ne l'avait fait par bravade. Le sens du sacrifice, l'humilité et le respect du drapeau avaient toujours guidé son bras et ses actes. Il n'avait  aucun goût pour le protocole militaire qu'il jugeait trop clinquant et n'acceptait l'ordre que lorsque cela lui semblait nécessaire.

Il l'avait souvent dit au cours du siècle écoulé: il s'était engagé pour servir sa Patrie, son pays, son Peuple, tout cela au nom d'une conception de l'humanité qui récusait la docilité et la résignation.

Il y avait bien longtemps que Prudon ne parlait plus.

Chuchotées, presque inaudibles, à peine articulées, ses premières paroles depuis dix ou douze ans prirent la forme d'un mince filet plaintif venu, presque en hoquets, des tréfonds du larynx. Tout à son discours, Maurizio Caillard n'en distingua rien sur l'instant, jusqu'à ce qu'il prononça les mots: «... reçu en héritage...».

Soucieux de suivre le conducteur établi par le Président en personne, le réalisateur mit alors à l'antenne le visage du Général. Dans leurs foyers, les téléspectateurs se sentirent tout à coup libérés de la torpeur amère dans laquelle les plongeaient généralement les allocutions présidentielles. L'homme dont la figure héroïque ornait à présent leurs écrans n'était plus ce buste de cire parcheminée que le chef de l'Etat avait choisi ce soir pour décor. Il se dégageait de lui une colère explosive. La mèche lente de cette bombe humaine se consumait en une purée de borborygmes. Elle commençait à prendre corps, à s'emplir de sens pendant que réapparaissait sur les écrans l'indéfectible morgue du mari d'Imogène.

Caméra 2, caméra 1.

Caillard allait attaquer la dernière partie de son monologue quand il remarqua une sorte de bruit de fond que captait, pendant ce temps, le micro d'ambiance en surplomb.

Caméra 3. Plan large.

Un rapide coup d'œil vers la source de cette pollution sonore et il bafouilla son texte en constatant l'impensable: près de lui, la statue du Général avait bougé. Elle produisait à présent des bulles de vocalises. La main du Président se porta sur l'épaule de son invité. On vit ses doigts se crisper sur la chair du héros qui soudain s'écria: «Mais vous me faites mal!».

Sur le plateau comme en régie, la stupeur fit le vide.

Souriant d'hébétude, Maurizio Caillard chercha des yeux la caméra 1 en dodelinant de la tête comme pour dire: «Ah, ce vieil Albert alors, il nous surprendra toujours!». Installé près du réalisateur, le conseiller de l'Elysée Louis Muzeau de la Chaizière s'écria: «Gros plan sur le Président! Gros plan sur le Président!».

Le cameraman de la 1 fit un cadre serré sur le visage du chef de l'Etat, regard perdu et mine décomposée. L'image semblait figée. Rien ne bougeait, pas même les lèvres de  Caillard.

Et pourtant.

Des enceintes de la régie technique comme de celles de millions de téléviseurs, une voix d'arrière-ban sonore  pleine d'échos étouffants, cependant claire et forte quoiqu'un peu chevrotante, se faisait entendre des Français.

Le Général cinq étoiles Albert Prudon parlait de «forfaiture» et d' «obscénité». Il s'indignait tant et plus, il alignait les anathèmes en déplorant que l'on puisse à tout bout de champ «invoquer la loi avec autant de légèreté quand la justice fait si lourdement défaut, se réfugier derrière le droit quand on n'a plus d'éthique». Il dénonçait cette «néo-féodalité financière» qui permettait selon lui à une poignée d'individus aussi fortunés que cyniques d'assujettir leurs congénères les plus vulnérables. Ces «seigneurs de l'argent», martelait-il, «ces seigneurs de l'argent sont les grands marionnettistes du monde (...) Les chefs d'Etat sont leurs complices, leurs obligés, leurs vassaux, leurs kapos».

De temps à autre, le réquisitoire semblait s'éteindre. Il fallait hausser le son pour entendre le vieillard qui  repartait très vite et de plus belle vers d'amples intonations de Procureur. Maurizio Caillard en prenait pour son grade. Prudon l'appelait «ce misérable». Il le caricaturait en danseur de flamenco, en bouffon gominé, en joueur de castagnettes, «tout en gueule, tout en torse, tout en claquements de talonnettes».

Soudain grave, le héros brocardait à présent la «responsabilité» dont se réclamait inlassablement le chef de l'Etat. Le vieux militaire soulignait avec vigueur qu'un Président élu «ne peut se prévaloir que d'un humble et suprême devoir, celui que suppose la confiance accordée temporairement par le Peuple à l'un des siens».

A l'image, on ne voyait plus rien d'autre que le fond bleu du studio pendant qu'un Général centenaire assassinait en voix off  le chef des armées en personne.

Depuis trente secondes en effet, le Président avait pris congé en faisant voler au passage le drapeau national,  unique élément décoratif du plateau. Furieux, Caillard avait filé précipitamment vers la cage de verre au sein de laquelle l'équipe de réalisation désignée par le directeur général du C.A.P était, tout comme son patron, en eau. Puis le timbre du chef de l'Etat retentit à nouveau dans les téléviseurs, incroyablement saturé. «Lancez la pub' !!!» criait-il, «Bon Dieu, qu'attendez-vous pour lancer la pub' !?!». Il n'apparaissait toujours pas à l'écran mais son micro-cravate restait bel et bien ouvert.

-  La pub'?... s'étonna Bicêtre. Il semblait  plus ahuri que jamais.

 Maurizio Caillard avait depuis longtemps supprimé tout message publicitaire sur les chaînes du consortium public. Il l'avait fait au profit de l'audiovisuel privé dont il tenait ainsi les dirigeants, ses amis, «par les bourses» (cette expression dont il usait sans retenue lui arrachait invariablement un ricanement).

Témoin direct de la catastrophe aux côtés du réalisateur prostré, le conseiller Louis Muzeau de la Chaizière prit la direction des opérations. Il ordonna simplement et dans un style qu'on ne lui connaissait pas: «Coupez le micro du vieux, balancez l'indicatif de fin».

A cet instant précis, les cordes vocales du soldat vibraient encore aux oreilles des téléspectateurs captivés. Exaltés et émus à la fois, ils  entendaient le vieil homme leur délivrer posément cette recommandation: «Restez éveillés!... C'est la nuit que se gagnent les plus grandes batailles...». Cette harangue inattendue fut close sur un truisme éclairant: «... Et de l'obscurité jaillira la lumière».

Là-dessus, la symphonie présidentielle emplit l'air de ses notes cuivrées et sonna l'heure, en régie, du relâchement général. Il fut de courte durée. Car alors que l'indicatif musical battait son plein, la voix rageuse de Maurizio Caillard s'invita dans les téléviseurs par la magie sans âme d'un micro cravate ouvert. Plusieurs millions de ses compatriotes médusés -hommes, femmes et enfants- perçurent distinctement la menace que leur Président proféra soudain à l'encontre de son respectable invité: «J'vais l'crever!».

Il n'eut pas à se donner cette peine.

Sur le grand plateau de CapTV1, seul, comme assoupi sur son fauteuil roulant, le guerrier venait de s'éteindre en prononçant le mot «lumière». Mort au Champ d'Honneur, sous le feu des projecteurs.

Fin du cinquième épisode, la suite demain

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