L’appropriation privative des « communs », que sont la terre et l’eau, par l’agriculture productiviste est due à la recherche effrénée de profits et non pas à la volonté de nourrir la planète, sinon elle aurait depuis longtemps réussi : la faim et la malnutrition auraient disparu. Cette dépossession colossale est sans commune mesure avec la prédation de nos ancêtres cueilleurs-chasseurs par unité humaine. De plus elle ne prend pas plus en compte les besoins des générations futures, bien au contraire. Les effets néfastes des pesticides, qui sont des perturbateurs endocriniens, sont transmis par nos chromosomes à nos descendants. Enfin, nous sommes de plus en plus nombreux à devoir partager les ressources de la terre, mais cette agriculture extractivo-productiviste n’est évidemment pas pérenne. Son besoin en énergies fossiles est énorme. Elle est responsable de 25 à 40 % du stock de GES, |1| de la défertilisation et de la disparition de la matière organique des sols (MOS), de la pollution des eaux douces, de l’air, de la terre et de la perte de biodiversité animale et végétale. Pour finir, elle crée des désastres sociaux, voire des ethnocides, en supprimant le travail des paysans privés de terre, leur unique moyen de vie. Hormis les pertes de biodiversité, presque tous ces dommages pourraient être réparés par des décisions politiques courageuses aboutissant à une généralisation de l’agriculture biologique, l’AB.
Une étude menée en Suisse depuis 1978 sur des parcelles conduites en conventionnel, en bio et en biodynamie montre que sur 30 ans les rendements bio sont de plus de 80 % de ceux du conventionnel. Mais c’est dans les pays du tiers-monde (premiers concernés par la problématique alimentaire) que les résultats des techniques biologiques sont les plus impressionnants. En effet, les sols et les paysanneries asiatiques, africains ou sud-américains sont bien mieux adaptés aux cultures associées, à l’utilisation de nombreuses variétés et à des rotations complexes qu’à des monocultures, des variétés standardisées et une mécanisation souvent impossible. |2|
Pour imposer le libre-échange des marchandises et des capitaux, la grande crise de la dette des années 1980 au Sud a été une formidable opportunité pour les pays industrialisés. De nombreux PED, incapables de faire face aux remboursements ont accepté de prendre des mesures antisociales. Malgré les émeutes de la faim anti FMI de l’époque, les trop fameux PAS (plan d’ajustement structurel), ont été appliqués, produisant un profond appauvrissement des populations et une obligation d’exporter en particulier des produits agricoles pour obtenir les devises nécessaires aux remboursements.
On retrouve un schéma de dépendance économique analogue à celui de la période coloniale. Les armées d’occupation sont remplacées par des bureaucrates étrangers en col blanc, qui délivrent des prêts conditionnés à une libéralisation économique maximale et à l’obligation de produire des denrées agricoles exportables. L’agriculture paysanne et vivrière y a perdu une partie de ses ressources. Il n’est que temps qu’elle retrouve son statut de fournisseur de l’alimentation des peuples, car l’agriculture productiviste, au Nord comme au Sud, s’est révélée incapable de pourvoir à l’alimentation de près d’un milliard d’affamés depuis plusieurs décennies.
Les pertes liées au libre-échange
Le remboursement des dettes publiques illégitimes a été imposé au détriment de la lutte contre la faim, et du bien-vivre, le buen vivir d’Amérique du Sud. En Afrique subsaharienne, 70 à 80 % de la population vit dans les campagnes. Le FMI et la BM, ayant pris le contrôle des économies des pays du Sud qu’elles « aidaient », ont imposé une limitation dramatique des dépenses sociales et des investissements au profit des remboursements de la dette financière, tout en imposant le libre échange.
Ainsi, les aides publiques aux agriculteurs (pour acquisition de terres, achat de matériels et semences paysannes, formation continue, stockage de sécurité) ont disparu. De la même manière, les banques publiques dédiées à l’agriculture ont été privatisées au profit des banques internationales signant la fin des crédits à taux bonifiés permettant des investissements dans le temps long. Pourtant, c’est avec de tels prêts, aidés par l’État, que l’agriculture française s’est reconstruite rapidement après la Seconde Guerre mondiale.
Alors que j’étais un jeune agriculteur, le Crédit Agricole de la Drôme, aidé par l’État, m’a financé à 4% (taux super bonifié sur trente ans) l’achat des terres et de la ferme dont j’étais locataire. Dans les années 70, l’inflation variait entre 7 et 14 % par an.
Il n’existe plus au Sud que des crédits privés difficiles d’accès et de la microfinance, annoncée comme une solution miracle. Mais face à un dramatique problème de pauvreté, les microcrédits sont surtout des prêts de survie à court terme. Avec des taux usuriers de 30 % à 50% voire plus encore, ils ne sont même pas un système de secours pour les paysan-nes pauvres. Ils sont bien incapables de remplacer un crédit public, à taux bas et dans un temps adapté à l’agriculture. Des microcrédits, très répandus en Asie, offrent à des femmes la possibilité de s’endetter pour créer des micro-entreprises. En réalité, coincée dans une trappe de pauvreté, elles empruntent pour nourrir leur famille. Alors que la microfinance s’est construite sur la promesse de donner aux déshérités des moyens d’investissement, les grandes banques internationales se sont introduites dans ce système avec un retour d’intérêts nets dépassant les 20 % par an malgré les scandales à répétition et les suicides de nombreuses femmes qui ne pouvaient sortir du piège de la dette. |3| La caravane des femmes de Ouarzazate en avril 2014, poussées dans la misère par la microfinance et réprimées par le pouvoir, en apporte une nouvelle preuve. |4|
Les formations agricoles dans des collèges, lycées et universités comme celles des agriculteurs dans les campagnes par des techniciens bien formés n’ont plus été financées. L’entretien des routes, ponts, écoles, mairies et hôpitaux a été abandonné à cause des conditionnalités austéritaires imposées par le FMI.
Le complexe agriculture-alimentation d’un pays repose sur un ensemble de transmission de savoirs anciens et l’acquisition de nouvelles connaissances issues de la recherche publique. Le développement d’une agriculture au service de tous ne peut se faire avec des capitaux privés à la recherche de profits à court terme.
La Banque mondiale a-t-elle financé par des dons ou des prêts à taux bas l’agriculture dans les pays où des centaines de millions d’humains sont sous alimentés ? Très peu. L’agriculture paysanne et avec elle des centaines de millions de paysans ont été abandonnés par leurs gouvernements endettés, corrompus et soumis au diktat des institutions financières internationales au nom du remboursement de dettes publiques majoritairement illégitimes.
La réforme agraire oubliée
Répartir la terre entre les agriculteurs, de telle sorte que tous aient la capacité de nourrir leur famille, ne serait-il pas le meilleur moyen pour lutter contre la faim. En Équateur ou en Bolivie, des lois pour la réforme agraire ont été votées. Ailleurs, les propriétaires de latifundia sont si puissants qu’ils empêchent la répartition des terres, n’hésitant pas à assassiner syndicalistes ou paysans résistants pour parvenir à leurs fins. Les puissances financières qui accaparent les terres s’opposent frontalement à la souveraineté alimentaire des populations, l’absence de réelle démocratie et la corruption réussissent ainsi à étouffer les demandes des peuples sans terre.
Dans le système ultralibéral dominé par le libre-échange, les grands exportateurs de soja OGM, de viande et d’éthanol d’Amérique du Sud, grands fournisseurs de devises, ont plus de poids que le mouvement des paysans sans terre (MST). Au Brésil, le gouvernement d’une gauche libérale préfère donner à manger aux pauvres avec la Bolsa familia |5| que de répartir les terres équitablement entre tous. Il est pourtant bien connu que c’est le filet qu’il faut donner et l’art de s’en servir qu’il faut enseigner, plutôt qu’offrir les poissons, ici des bons de nourriture. Le court-termisme de ces politiques privilégie les profits de l’agriculture extractiviste en oubliant ses externalités négatives : émissions de CO2, perte de fertilité des sols, pollutions de la terre et de l’eau, chute de la biodiversité, déforestations, maladies et bidonvilisation des paysans.
Le Brésil, l’Indonésie et le Congo RDC sont trois pays lourdement endettés par les dictatures du passé. Possédant les plus grands massifs forestiers et donc les plus forts potentiels de terres exploitables, ils sont des proies idéales pour les requins aux grandes dents spéculatives, amateurs de terres arables. Au final ce sont les consommateurs de viande et les utilisateurs d’agrocarburants - encore majoritairement occidentaux - qui entretiennent un système basé sur le pillage des ressources et l’appauvrissement des peuples du Sud.
En Europe aussi le temps de la réforme agraire est venu. La PAC 2014, en permettant à un exploitant agricole de toucher jusqu’à 200 000 euros de subventions, voire plus, avec des versements proportionnels à la surface, continue à favoriser l’agrandissement des fermes exploitées par une seule entité au détriment du nombre de fermiers et d’ouvriers agricoles. Le résultat est la montée des prix du foncier et l’immense difficulté d’installation des jeunes, même sur de plus petites surfaces, souvent avec des projets alternatifs. Les grandes fermes sont incapables de faire des cultures biologiques associées, plus productives, sans intrants chimiques réclamant moins de machinisme et plus intensive en main d’œuvre, ce qui serait bienvenu en période de chômage chronique. L’extractivisme agricole profite à une immense chaîne d’intérêts qui va des fournisseurs de machines, engrais, pesticides, semences brevetées, en passant par les compagnies exportatrices, les banques, les spéculateurs sur les matières premières et les transformateurs jusqu’aux distributeurs, les supermarchés, en passant par les publicitaires et les banques. Une fois encore, ce sont les actionnaires de toutes ces entreprises qui sortent gagnants de la nouvelle PAC.
Pourquoi 1 milliard d’agriculteurs travaillent-ils encore à la main ?
Dans la majorité des PED, le paysan abandonné par les autorités gouvernementales n’a pour travailler la terre qu’une simple houe et sa force physique ! Marc Dufumier écrit :
Elles [les familles les plus pauvres] sont trop souvent privées du minimum nécessaire (fourches, râteaux, pelles, bêtes de somme, charrettes) et sont dans l’incapacité d’exploiter pleinement les possibilités de l’agroécologie. L’urgence est donc de leur permettre d’acquérir enfin ces équipements en provoquant une nouvelle réforme agraire. La mise en œuvre de pratiques agricoles hautement productives à l’hectare et respectueuses de l’environnement suppose que les familles paysannes puissent avoir accès à des terrains de taille suffisante et assez longtemps afin d’être assurées sur le long terme de pouvoir bénéficier du fruit de leurs efforts. |6|
La traction animale est réservée à une minorité de paysans, ceux possédant un tracteur sont encore moins nombreux…
La population agricole active s’élève à 1 milliard 300 millions de personnes, elle ne dispose que de 250 millions d’animaux de travail, soit environ 20 % du nombre des actifs agricoles, et de 28 millions de tracteurs, soit 2 % d’entre eux. La très grande majorité des agriculteurs du monde continue donc de travailler à la main, en particulier en Afrique subsaharienne. |7|
Parmi le milliard de personnes sous-nutries, 70-80 % vivent dans les campagnes et 70-80 % d’entre elles sont des femmes. Le paysan-ne sans machine ni animaux de trait produit en moyenne chaque année 1 tonne/ha équivalent-céréales. Pourtant, avec une formation aux techniques de l’agroécologie, il-elle pourrait facilement doubler, tripler sa production voire beaucoup plus. |8| Pierre Rahbi l’a bien démontré en Afrique.
À Madagascar, une technique agroécologique, le SRI (système de riziculture intensif) |9| a été mise au point. Elle permet d’augmenter fortement les rendements sans intrants extérieurs ni mécanisation. L’Asie utilise le SRI, mais paradoxalement, le gouvernement malgache ne finançant pas de formation, peu de paysans le pratiquent. Pourtant beaucoup de familles - sans parler des sous-alimentés chroniques du Sud aride de la grande île - ont du mal à faire la soudure. |10| Des solutions simples et peu onéreuses pour s’attaquer à la faim et à la pauvreté ne sont pas mises en œuvre !
Sous le terme agroécologie sont regroupés diverses techniques douces et biologiques comme la biodynamie, la permaculture |11|, l’agroforesterie, les cultures associées, etc, toutes plus productives à surface égale que l’agriculture conventionnelle. Cela avec une plus grande intensité de main d’œuvre, peu de matériels lourds et d’intrants, très peu d’émissions de CO2.
Pourtant la Banque mondiale, le FMI et des organisations comme la Fondation Bill Gates font la promotion de l’agriculture industrialisée à coup de centaines de millions de dollars. Ils font ainsi la part belle aux transnationales comme Monsanto et bien d’autres qui vendent les plantes brevetées ou OGM, les pesticides et les engrais. D’ailleurs le créateur du monopole Microsoft, première fortune et premier « humanitaire » mondial, détient des centaines de milliers d’actions Monsanto. Les près de trois milliards de personnes insuffisamment nourris pour avoir une vie active, selon la FAO, sont la preuve que le système productiviste est incapable de nourrir le monde. De plus ce productivisme n’est pas pérenne puisqu’il détruit les sols en diminuant leur fertilité et en provoquant érosion, salinisation et qu’il ne peut fonctionner sans pétrole. Un véritable scandale puisque, selon la FAO, la production agricole actuelle est suffisante pour nourrir 12 milliards de personnes, chiffre constamment repris par Jean Ziegler, dans ses livres et discours |12| ainsi que par son successeur à l’ONU, Olivier de Schutter. La logique du profit est préférée à celle du partage.
L’agriculture familiale et vivrière, en grande partie autoconsommée, représente un énorme manque à gagner pour l’agrobusiness. Elle ne nécessite aucune importation d’intrants, fournit très peu de denrées agricoles exportables et supprime une grande partie des importations alimentaires. C’est pour cette raison que les gouvernements des PED, comme les IFIs ne consacrent, depuis des décennies, qu’une part infime de leur budget à l’agriculture familiale. A contrario, ils soutiennent les accaparements de terres par des étrangers qui pratiqueront une agriculture productiviste et exportatrice ayant surtout un très grand potentiel de profits.
Depuis plusieurs années (au Cambodge), les industriels du sucre, encouragés par l’initiative européenne « Tout sauf les armes », se voient accorder des concessions économiques à grande échelle au détriment des populations locales. Privées de leurs terres, des milliers de familles luttent aujourd’hui pour survivre. |13|
Le but n’est donc pas d’alimenter ni d’améliorer la vie des 99 %. Le financement de l’agriculture productiviste au détriment de l’agriculture vivrière est, avec le système dette, une des causes majeures de la faim dans le monde. A l’exact opposé de ce qui est claironné par les tenants du modèle productiviste, qui veulent encore nous faire croire qu’il est le seul capable de nourrir les 9 ou 10 milliards d’humains à venir. L’INRA pousse l’exercice jusqu’à « bidonner » ses rapports scientifiques pour démontrer l’avantage de ce modèle chimique sur le biologique. |14|
Dette, libre échange et agriculture
Pour payer leurs dettes libellées le plus souvent en dollars, les PED ont été poussés par les IFIs, et les gouvernements prêteurs à privilégier les cultures d’exportation, dîtes de rente, à la place de l’agriculture vivrière. De nombreux PED, se sont alors retrouvés en déficit alimentaire. Le libre-échange leur ayant été imposé, les produits européens, Etats-uniens ou asiatiques sont venus concurrencer de façon déloyale les paysans locaux, souvent par effet de dumping. |15| Quantité de décideurs du Sud y ont trouvé un intérêt électoral immédiat, tout en sacrifiant délibérément la sécurité alimentaire et leurs paysans. Quant à ceux qui veulent sortir du rang la menace n’est pas un vain mot. Le président du Burkina, Thomas Sankara a été assassiné en 1987 par les tenants du néocolonialisme pour deux raisons liées : il recherchait l’autonomie agricole et alimentaire de son pays et s’opposait au remboursement de la dette illégitime. Le commanditaire présumé de ce crime, Blaise Compaoré, est depuis au pouvoir.
Les actionnaires des multinationales qui commercialisent les produits agricoles, céréales et intrants, comme Cargill, Bunge, ADM, Louis Dreyfus, etc., n’ont pas les mêmes intérêts que les centaines de millions de contribuables des 34 pays de l’OCDE qui financent, au nom de la sécurité alimentaire de leur pays, les subventions à l’agriculture. En effet, ces entreprises convertissent les subventions agricoles, une part des impôts des Européens ou des Américains, en profits pour leurs actionnaires lorsqu’elles commercialisent ces denrées. Si les surplus du Nord sont vendus parfois à la moitié du prix des productions locales en Afrique subsaharienne par exemple ce n’est pas parce que les couts de productions sont plus faibles, mais bien grâce aux subventions. C’est ainsi que l’autonomie alimentaire et l’organisation solidaire des villages sont volontairement cassée. Karl Polanyi le dit très clairement dans La grande transformation :
La catastrophe que subit la communauté indigène est une conséquence directe du démembrement rapide et violent des institutions fondamentales […] disloquées par le fait même qu’une économie de marché est imposée à une communauté organisée de manière complètement différente. Le travail et la terre deviennent des marchandises […] Dans la seconde moitié du 19e, les masses indiennes ne sont pas mortes de faim parce qu’elles étaient exploitées par le Lancashire (Angleterre), elles ont péri en grand nombre parce que les communautés villageoises avaient été détruites.
Au nom des thèses de Ricardo sur les avantages comparatifs, les décideurs du Nord, BM en tête lorsque Larry Summers était son économiste en chef (1991-93), ont fait croire qu’il était plus intéressant, pour les pays qui avaient une agriculture vivrière, d’importer des céréales des pays industrialisés et d’exporter des bananes, arachide, huile de palme, café, cacao, etc : le libre échange serait ainsi gagnant-gagnant. Pour Madagascar par exemple, il s’agit de vanille, cacao, essence de fleurs, et aujourd’hui des agrocarburants à base de Jatropha, |16| etc. On est bien dans la glorification de l’extractivisme et du commerce international, mais on ne dit pas que ce sont les entreprises étrangères et les bourgeoisies locales qui vont en profiter, au détriment des agricultures vivrières. On oublie volontairement de reconnaitre :
1… que l’agriculture familiale nourrit encore aujourd’hui près de 80% des humains,
2… que l’exportation de denrées agricoles subventionnées est une concurrence déloyale, et aussi une forme cachée de protectionnisme pour les pays qui imposent le libre-échange aux plus faibles.
Pourquoi ne voit-on jamais du poulet sénégalais ou camerounais sur les étals européens alors que les salaires y sont 50 ou 100 fois plus bas ? Parce que, nourri avec du mil, il ne peut concurrencer celui produit en Europe avec du blé et du maïs arrosé par les aides de la PAC et qu’en plus, celui qui voudrait exporter en Europe, se heurterait à des règlements sanitaires.
La spécialisation de la production par pays s’est ainsi renforcée en corrélation avec la croissance des dettes. Mais cette augmentation de l’offre de produits tropicaux a créé une baisse générale des cours : une offre croissante, mais une demande en berne à cause de la crise au nord des années 1973-1980. Dans un cercle vicieux infernal, la baisse des prix à l’export a poussé les PED à compenser ce manque de revenus par une augmentation de leurs productions exportables, ce qui a encore accentué la baisse des cours, fixés dans les bourses de Chicago, Londres, etc, donc au Nord, chez les acheteurs. Pendant près de trente ans, jusqu’aux années 2005-2007, la baisse des prix a été de 3 % par an, rendant impossible la sortie du piège du surendettement et de la pauvreté des populations.
Une autre conditionnalité liée aux prêts de secours du FMI et de la BM, a été la privatisation des grandes entreprises publiques des PED. Le cas de la CMDT, Compagnie malienne des textiles, illustre bien les dégâts causés par de telles politiques. La CMDT faisait un travail d’alphabétisation, de conseiller technique auprès des agriculteurs, d’entretien des infrastructures routières et scolaires. La compagnie garantissait un prix d’achat plancher aux cotonculteurs, ce qui leur permettait d’investir dans la production sans crainte. Elle a été déstabilisée par la baisse du prix du coton due aux subventions de plusieurs milliards de dollars versées chaque année aux cotonculteurs étasuniens.
Comment admettre, […] que les producteurs américains et européens dont les coûts de production sont très supérieurs à leurs concurrents africains puissent inonder le marché mondial grâce à d’énormes aides gouvernementales ? Comment l’admettre quand au même moment […] les paysans africains ont de plus en plus de mal à survivre, privés de toute subvention publique, leurs gouvernements n’en ayant pas les moyens ? |17|
Désastres de l’importation de denrées alimentaires par les PED
En imposant le libre-échange et donc la disparition des protections douanières aux frontières, le néolibéralisme a mis en concurrence ouverte de petits agriculteurs travaillant à la main, sur de très petites parcelles, et surtout sans les nouveaux savoirs de l’agroécologie, avec les agricultures industrialisées et subventionnées à travers les multinationales qui commercialisent leurs productions. Les producteurs de mil du Sénégal, l’ingrédient traditionnel de base, sont concurrencés par le blé débarqué dans le port de Dakar pour un prix au kilo très inférieur. La baguette blanche, à la mode mais de très mauvaise qualité nutritionnelle, a ainsi remplacé la bouillie de mil quotidienne. Des associations et des boulangers luttent aujourd’hui pour incorporer 10 à 50 % de mil produit localement dans la baguette dakaroise.
Les éleveurs africains qui utilisent le mil et d’autres aliments locaux pour nourrir leurs poulets ne peuvent pas lutter contre les bas morceaux de poulets congelés importés, alimentés aux céréales subventionnées. Selon Julien Duriez, reporter au Cameroun pour Terra Eco : « l’Afrique aurait importé 1,3 million de tonnes de cette volaille en 2012, soit 11 % des importations mondiales, contre 260 000 tonnes en 2000. » |18| Ne pouvant plus vendre, les éleveurs arrêtent leur production et beaucoup terminent dans les bidonvilles de Dakar, Yaoundé ou d’autres grandes villes à la recherche de moyen de subsistance pour leur famille. Ils finiront par vendre leur terre, quand ils en sont propriétaires, pour une « bouchée de pain » blanc cuit avec la farine du blé produit peut-être dans la Beauce française.
Cette accélération de la désertification des campagnes produite par les importations en dumping donne de l’espace aux accaparements de terres. Des milliers d’hectares, qui auparavant participaient à l’économie et à la sécurité alimentaire des PED, finiront entre les mains des spéculateurs qui produiront des agrocarburants ou des aliments pour le bétail des pays du Nord, avec une mécanisation géante et peu d’emplois.
Depuis quelques années, sous l’influence de campagnes comme « L’Europe plume l’Afrique », des pays comme le Cameroun et le Sénégal commencent à réagir en fermant progressivement leurs ports à ces importations de volailles congelées, destructrices de l’agriculture locale. |19|
Aujourd’hui si la moitié des habitants de la planète vivent en zone rurale, beaucoup n’ont pas accès à un morceau de terre cultivable. Le MST, le mouvement des paysans sans terres au Brésil lutte contre les fazendas, ces propriétés de milliers, voire de dizaine de milliers d’ha, qui ne sont cultivées qu’en partie, pendant que des millions de ruraux ont de très grandes difficultés pour se nourrir. Ces grands propriétaires en Amérique du Sud ou ailleurs cultivent souvent du soja OGM pour l’exportation vers l’Europe et la Chine, de la canne à sucre pour l’éthanol, élèvent des bœufs ou d’autres denrées d’exportation, vers les pays industrialisés. En Afrique, en Asie, chez les peuples autochtones, la terre a longtemps été un bien commun, son utilisation reposait sur le droit d’usage. Le mouvement d’accaparements des terres renoue avec les premières enclosures du 16ème S en Angleterre, qui consistaient à transformer la terre commune en propriété privée dans le but de faire des profits en produisant des denrées agricoles commercialisables. Certains osent appeler progrès ce retour en arrière confiscatoire, qui affame et asservit le paysan autosuffisant et libre d’hier.
Il est indispensable de revenir sur l’importante « révolution verte » qu’il faudrait plutôt nommer : passage forcé au productivisme agricole. Elle est certainement la forme d’extractivisme la pire par son impact environnemental et social. Cette révolution a transformé profondément nos sociétés européennes après la Seconde Guerre mondiale en supprimant des dizaines de millions d’emplois agricoles et en créant le modèle alimentaire consuméro-gaspilleur d’aujourd’hui. À l’époque, il fallait oublier le modèle de production locale avec peu d’intrants extérieurs, offrant la sécurité alimentaire à chaque pays européen, avec une partie importante de la population dans les champs. Totalement dépassé ? Pas si sûr. Cette agriculture améliorée, grâce aux recherches scientifiques et à l’utilisation des savoirs acquis par les paysans, est sur un nouveau départ. Les années qui viennent vont en faire la démonstration, selon l’agronome Jacques Caplat
le rendement moyen des céréales en France était de 12 quintaux à l’hectare en 1900 alors qu’il est de 60 quintaux à l’hectare aujourd’hui dans une ferme biologique de polyculture-élevage. Autrement dit, même dans les conditions tempérées occidentales, la bio permet des rendements inférieurs en moyenne de 15 % à ceux de l’agriculture conventionnelle chimique … mais supérieurs de 500 % à ceux de l’agriculture du début du XXe siècle. |20|
D’un système respectant les sols et les ressources en eau, on est passé à un système industriel extractiviste ne prenant en compte ni la défertilisation des sols, ni les pollutions des eaux et de l’air, ni le réchauffement climatique lié à la perte de la MOS. Cette agriculture oublie également la finitude des ressources fossiles que sont le pétrole et le gaz qui servent à fabriquer des engrais azotés et des pesticides, à travailler les sols et transporter les produits. Elle oublie qu’elle dépend aussi de l’extraction des phosphates et de la potasse dont les quantités sont limitées et dont les prix augmentent rapidement. Or sans tous ces intrants dont les NPK (azote, phosphore, potassium) pas d’agriculture industrialisée.
Alors qu’un Africain, Indien ou Chinois, seul avec quelques outils rudimentaires et ses bras, ne peut produire qu’environ 1t par an équivalent céréale, un céréalier du Nord, seul, exploite plus de 200 ha et produit près de 1 500 t/an. Seul, mais équipé de robots mécaniques abreuvés de pétrole et d’électroniques (GPS, etc), disposant de financements bancaires et de subventions publiques par centaines de milliers d’euros/dollars, des inventions de l’agro-pétro-chimie, des semences hybridées et brevetées adaptées à cette agriculture industrialisée sur laquelle des centres de recherche publique travaillent depuis plus d’un demi-siècle, et d’énormes quantités d’engrais NPK.
À ceux qui prétendent que ces productions industrielles permettent de ’nourrir l’humanité’, sans impacts environnementaux majeurs, Wen Tiejun, doyen de l’école d’agriculture et du développement rural à l’Université Renmin, explique :
Pour la quasi-totalité des 5 000 ans d’histoire de la Chine, l’agriculture avait donné à notre pays une économie qui absorbait le carbone, mais au cours des 40 dernières années, l’agriculture est devenue l’une des causes principales des pollutions. L’expérience montre que nous n’aurions pas dû nous appuyer sur l’agriculture chimique pour résoudre le problème de la sécurité alimentaire des populations. Le gouvernement a besoin d’une agriculture à faible niveau de pollution.
En effet, les paysans chinois pratiquaient une agriculture durable (cultures et élevage), en fonction de l’économie circulaire de la nature rapportée dans l’étude Circular Economy of the Dyke-Pond System(SiS 32). A son apogée, elle a permis, sans utilisation d’engrais de synthèse ni de pesticides, de supporter 17 personnes par hectare. |21| A l’éco-centre du Bec Hellouin en France, site de recherche et d’expérimentation, les rendements en permaculture sont si élevés qu’il serait possible de dégager un salaire sur 1000 m2 seulement. Avec 29 millions d’hectares (SAU) et 65 millions d’habitants, la France ne devrait pas avoir besoin d’utiliser jusqu’à 50 % de terres dans des pays étrangers pour satisfaire ses besoins, comme elle le fait pourtant au détriment des populations du Sud.
La « révolution verte » ou l’agro-extractivisme
Au Nord, de la disette à la surproduction
La Seconde Guerre mondiale a fortement aidé les États-Unis à sortir de la crise commencée en 1929, grâce à l’immense effort de guerre consenti. Quand le conflit se termine en 1945, l’économie américaine en surchauffe doit se reconvertir rapidement pour ne pas voir revenir la crise et les drames sociaux de la décennie passée trop bien décrits par Steinbeck dans « Les raisins de la colère ». Les chaînes de fabrication de matériel de guerre deviennent des lignes de production de machines agricoles et les usines d’explosifs des fabriques d’engrais et de pesticides. Les Européens, la France en tête, ayant bénéficié des dons du plan Marshall pour leur reconstruction, seront fermement encouragés à passer à la « révolution verte ». On retrouve là une application du « donner, recevoir, rendre ». Il était bien difficile aux alliés qui avaient tant reçu du grand ami américain - lui qui avait tant « donné » en s’engageant dans la guerre puis dans le plan Marshall - de ne pas « rendre » en lui achetant tracteurs, engrais et pesticides et en acceptant l’implantation des entreprises étasuniennes.
De plus, comme il fallait produire de grandes quantités d’aliments pour effacer les disettes de la guerre, on a volontairement oublié que l’agriculture de la première moitié du 20èmeS était capable de nourrir très correctement les peuples européens avec du fumier, des bœufs, des chevaux, quelques rares tracteurs et de nombreux emplois. Les peuples européens n’étaient pas alors entrés dans le système consumo-gaspilleur de l’économie libérale. Certes pour nourrir les anciens paysans convertis en ouvriers et employés, tout en maintenant une agriculture traditionnelle avec peu d’engrais et ni pesticides chimiques, il aurait fallu améliorer les rendements. C’était réalisable, les progrès de l’agriculture biologique en sont la preuve. Il aurait été possible de mécaniser en douceur, d’utiliser peu ou pas d’engrais pour éviter les surproductions, de ne pas spécialiser fermes et régions dans un type d’agriculture ou d’élevage impliquant de nombreux transports.
Après 1945, il n’était pas dans l’intérêt des dirigeants de maintenir une population nombreuse à la campagne, fière de ses traditions et surtout auto-consommatrice de ses produits. D’autant plus que la reconstruction européenne et les usines de l’après-guerre avaient un fort besoin de main-d’œuvre. En vidant les campagnes, on effaçait les savoirs traditionnels. Et en subventionnant de jeunes exploitants formés aux nouvelles techniques agrochimiques dans les lycées agricoles, on assurait le triomphe de la « révolution verte » et les profits de la nouvelle filière agro-industrielle. Les tracteurs et surtout les moissonneuse-batteuses, ces incroyables robots des champs capables d’effectuer une multitude d’opérations, auparavant manuelles, arrivaient au « bon moment ». Débarquées par bateaux entiers, en poussant les petits agriculteurs indépendants à la faillite et les ouvriers agricoles au chômage, elles créaient des ouvriers pour faire tourner les nouvelles usines et démarrer la consommation de masse.
L’introduction du productivisme agricole sur l’équilibre alimentaire mondial n’est que trop visible aujourd’hui avec la prolifération de la malbouffe et la montée spectaculaire des maladies chroniques. Cette agriculture mécanisée, dopée aux engrais chimiques, après avoir effacé les privations, engendre rapidement une crise de surproduction. Dès les années 1960 céréales excédentaires, montagnes de beurre et milliers de tonnes de viande s’accumulent dans les silos et les frigos européens.
Cette nouvelle agriculture capable de produire plus qu’il était nécessaire pour nourrir la population française aboutira à la distribution gratuite du lait dans les écoles avec Mendès France, et à la propagande « suivez le bœuf », organisée par Missoffe, sous De Gaulle. Du déstockage nécessaire on est passé à la suralimentation en protéines animales : des sources de profits pour l’agrobusiness certainement, mais pas des progrès pour l’alimentation, ni pour la santé et le bien vivre des peuples.
Deux options existaient pour nos décideurs d’après guerre
Il n’était pas obligatoire de se jeter dans toutes les nouvelles techniques proposées par les Etats-Unis à l’Europe, même si cela aurait été vécu comme un refus du modernisme. L’idée de progrès, si puissante dans l’imaginaire des peuples, n’a-t-elle pas été instrumentalisée par les multinationales jusqu’à aujourd’hui ? Plus de deux ans après Fukushima on entend encore en France des scientifiques et des politiques dire qu’abandonner le nucléaire civil nous ferait revenir à la bougie. Le Japon fonctionne pourtant sans ses 54 réacteurs nucléaires, touts à l’arrêt depuis la catastrophe. A l’inverse, on pourrait même dire que ce sont les centrales nucléaires, avec ses cataclysmes potentiels, qui pourraient nous faire revenir à la bougie. Quant à l’agriculture productiviste, elle pourrait bien être la cause de famines d’une dimension jamais vue.
Le dramatique exode paysan de l’après-guerre aurait pu être évité. Utiliser peu ou pas d’engrais et de pesticides, moins de machinisme n’auraient pas entraîné les surproductions des années 1960 et surtout les exportations catastrophiques dans les PED. Le maintien d’une agriculture paysanne modernisée et agroécologique, pourvoyeuse d’emplois, aurait évité les désastres environnementaux et sociaux du productivisme. Le chômage de masse a débuté il y a 30 ans sous l’effet des gains de productivité |22| considérables aussi bien dans l’agriculture que dans l’industrie. Plus d’informatiques, de robots, de mécanisations et de pétrole entrainent la disparition de nombre d’emplois sauf si l’on réduit fortement le temps de travail. Mais il faut bien comprendre que le plein emploi est la hantise du patronat car il pousse les salaires vers le haut à l’inverse du chômage qui les renvoie vers le bas.
La « révolution verte » toujours active de nos jours, grâce aux subventions de la PAC, continue à vider les campagnes. Impossible pour les jeunes, non héritiers, de devenir paysans. Un non-sens écologique et social, mais un bon moyen pour l’agrobusiness d’aligner les prix de matières premières agricoles sur les moins disants de la planète par une industrialisation à outrance.
Une grande exploitation, en agriculture dite conventionnelle, fonctionne dans un système extractiviste. En produisant de grandes quantités de matières premières à bas prix grâce aux subventions des contribuables et par l’externalisation de ses coûts, |23| elle fera croître les profits des nombreux industriels, compagnies des eaux, financiers, commerçants en amont et en aval.
L’agrandissement d’une « ferme », c’est toujours moins de travailleurs à surface égale, plus de chimie destructrice, des machines toujours plus grosses, plus de pétrole et de CO2 émis, moins de biodiversité. Attention, il n’y a pas ici de généralisation critique contre les agriculteurs productivistes en tant qu’individus, même si parfois certains portent une véritable responsabilité. Car même si cela est dur à admettre, ils sont avant tout instrumentalisés pour produire à très bas prix des matières premières. Quand les champs et les fermes sont utilisés par les multinationales de l’agroalimentaire comme le sont les puits de pétrole ou les mines par d’autres multinationales, on peut affirmer que les terres arables sont comme des mines à ciel ouvert dont les agriculteurs sont les exploitants-exploités extractivistes.
Côté consommateur, c’est au cours des années 1960 que sont apparus les premiers supermarchés remplaçant les commerces de proximité, faisant diminuer les emplois, augmenter les déplacements pétrolivores et la consommation alimentaire. La nouveauté a été les alignements de produits et le self-service avec les chariots pour empiler la malbouffe emballée, blindée aux protéines animales, au sucre, au sel, aux pesticides et autres additifs chimiques. Remplir le grand frigo jusqu’à la gueule et pouvoir manger et boire sans limites. Même si ce rêve américain ne cesse de gagner du terrain, des milliards de pauvres n’auront jamais accès à ce « paradis consumériste ». Car ce conso-gaspillage n’est possible que par la faim, la pauvreté et les pertes de territoire qu’ils subissent.
Choisir l’industrialisation de l’agriculture et le consumérisme de masse a entraîné la perte des savoir-faire traditionnels et le non-respect du vivant. En devenant des exploitants, ils ont été contraints d’abandonner les soins qu’ils prodiguaient à la nature, protection de la biodiversité, de la fertilité des sols et des paysages. Aujourd’hui l’agro-extractivisme est synonyme de pollution des eaux, de la terre et de l’air, de surmortalité des abeilles, des papillons, de tous les insectes, et pire si c’est possible, de réchauffement climatique.
En France, Edgar Pisani, fut le ministre progressiste de l’agriculture sous De Gaulle et le promoteur de la « révolution verte » avec ses remembrements : destruction des haies et suppression des chemins creux pour permettre l’évolution des grosses machines. A plus de 90 ans, il confesse les erreurs commises. |24| L’agroforesterie et les haies sont maintenant reconnues comme étant des éléments essentiels de l’agroécologie. En associant arbres et cultures de plein champ les résultats sont très concluants aussi bien en termes de rendements que de recréation de la fertilité, sans pollution des terres, de l’air ou des aliments.
Mais la puissance des groupes de pression profitant de l’agriculture conventionnelle, est énorme. L’AB se développe en Europe grâce aux efforts de nombreux citoyens et paysans résistants et aux lanceurs d’alerte, qui dénoncent depuis des dizaines d’années les catastrophes environnementales et sanitaires causées par les OGM, les nitrates et les pesticides. |25|
Subventions et Financement
Les subventions agricoles ont permis de soutenir le revenu des agriculteurs et de recréer une sécurité alimentaire après la seconde guerre mondiale en Europe. Mais les subventions peuvent aussi devenir une forme de protectionnisme désastreux, voire un moyen de conquête des marchés des PED. Nous avons vu que le FMI et la BM imposent par le levier de la dette et des prêts de secours une quasi-disparition de toute aide à l’agriculture dans les PED. Ces pays, étouffés, économiquement et politiquement, par le remboursement des intérêts, sont contraints d’ouvrir leurs frontières. De là leur impuissance à garantir une sécurité alimentaire, voire mieux une souveraineté alimentaire, soutenue par des subventions publiques à l’agriculture, des aides aux produits de première nécessité, des financements, de la formation, de la recherche en agroécologie, des maisons de semences paysannes, des stocks de sécurité etc…
Par contre, les États-Unis et l’Europe subventionnent jusqu’à 34 % de leur valeurs certaines productions agricoles : pendant longtemps les pays de la Triade |26| ont versé près d’un milliard par jour à leurs agriculteurs. Avec la montée du prix des céréales ces subventions sont en baisse, les Etats-Unis ont même supprimé certaines aides en 2014. Mais les subventions ne profitent pas à toutes les exploitations. En France « entre le 16 octobre 2007 et le 15 octobre 2008, seize entités ont touché plus de 10 millions d’euros : parmi lesquelles le groupe volailler Doux, en tête avec près de 63 millions d’euros ». |27| 200 exploitations professionnelles disparaissent chaque semaine, faute d’avoir trouvé un repreneur individuel. Depuis les années 1950, leur nombre a été divisé par cinq. Il y avait encore plus de deux millions de fermes en 1955. On ne compte plus aujourd’hui que 500 000 exploitations et près de 400 agriculteurs se suicident chaque année en France.
Techniques agricoles
L’agriculture industrialisée a réduit les coûts en supprimant des emplois par la mécanisation à outrance, et par l’utilisation des intrants chimiques qui, tels les herbicides, ont supprimé le travail de désherbage. Des colzas issus de la mutagenèse (PGM) sont semés en France en 2013 avec un gène de résistance à certains herbicides en contradiction avec la loi d’interdiction des OGM. Les engrais de synthèse à base de pétrole et de gaz ont fait disparaître les fermes où élevages et cultures de céréales étaient associés. Les prairies et les champs de céréales nourrissaient les élevages, les fumiers et les lisiers favorisaient le renouvellement de l’humus des champs et donc leur fertilité. Une ferme en polyculture-élevage exige plus de bras, donc plus d’emplois mais moins de transports et peu d’intrants extérieurs. L’inverse de la spécialisation des exploitations actuelles engendrée par le libre échange, l’alignement des prix sur les moins disants entraînant mécanisation à outrance et perte d’emplois.
Aujourd’hui dans les exploitations céréalières, une seule moissonneuse-batteuses et quelques tracteurs et remorques permettent à deux personnes de récolter et transporter jusqu’au silo près de 3 000 t d’équivalent céréales en quelques semaines. Quant aux engrais et aux pesticides, ils sont répandus en quelques jours par une seule personne pilotant des robots mécaniques de plus de 30 m de large, guidés par GPS. Il est possible pour un ouvrier pilotant un tracteur de dormir en roulant et de se faire réveiller par son téléphone au moment où le tracteur arrive au bout du champ.
Les décideurs ont ainsi favorisé la création de zones spécialisées dans l’élevage ou dans la production de grains. Par exemple dans la Beauce, ce sont les céréales et en Bretagne l’élevage. Tant pis si les céréaliers sont contraints d’utiliser les engrais chimiques à la place des fumiers et les Bretons, par manque de paille, d’élever leurs cochons sur des grilles et d’inonder ensuite les champs de leurs lisiers. Ceux-là mêmes qui se retrouvent dans les rivières et les eaux sous forme de nitrates en quantités ingérables, et sont à l’origine des fameuses algues vertes qui polluent lourdement le littoral breton.
D’un côté les quantités d’engrais utilisés par les céréaliers augmentent pour maintenir les rendements, car la fertilité des sols se détériore, de l’autre les éleveurs n’ayant pas de paille remplacent les litières par des claies en béton et déversent ensuite les lisiers dans la nature. Que l’on résonne en termes de coûts financiers pour les agriculteurs, de coûts écologiques pour l’ensemble des populations qui paient au prix fort les pollutions aux nitrates ou de coûts sociaux en termes d’emplois, le résultat est mauvais. Ce système ne peut survivre qu’en restant sous perfusion des subventions de la PAC et avec le soutien constant du ministère de l’agriculture, lui-même sous l’influence du ministère bis (on désigne ainsi en France le syndicat FNSEA), et des lobbies de l’agroalimentaire.
Il semble inéluctable que l’agriculture des pays industrialisés soit contrainte rapidement de revenir à un équilibre social et écologique. La montée inexorable du prix du pétrole, la perte progressive de rendement et les pollutions ingérables l’imposeront. Les nombreuses filières de l’agrobusiness ne pourront indéfiniment contrecarrer les demandes de la population réclamant une nourriture sans pesticides, des eaux douces non polluées, des plages sans algues vertes, des abeilles pour butiner les fleurs et des émissions de GES (gaz à effet de serre) en diminution. Cette agriculture industrielle en émet beaucoup aussi bien sous forme de CO2 par la destruction de la MOS que par la transformation des engrais azotés en protoxyde d’Azote. Celui-ci est 200 fois plus réchauffant que le CO2. Elle émet aussi du méthane issu de l’élevage et du CO2 par sa forte consommation de pétrole, engrais, machinisme et transport. L’augmentation du prix du pétrole et des intrants entraîne des surcoûts que la baisse tendancielle des rendements, 1 à 2% par décennie, ne pourra pas compenser. L’agriculture biologique sera de plus en plus recherchée car elle pollue peu, n’externalise pas ses coûts et, généralisée, serait capable de refroidir l’atmosphère. |28|
Exportation agricole et protéines animales
Les surproductions de la révolution verte ont conduit à l’augmentation du cheptel, donc de la consommation de viande, et à l’exportation du reste. Les céréales produites en trop grande quantité ont été utilisées comme aliment du bétail. On a instauré la stabulation libre. Les bêtes ne pâturent plus dans les prés, elles disposent de foin et de céréales dans l’étable à volonté. Cela, lié à une sélection incroyable avec l’insémination artificielle généralisée, etc, les quantités de lait ont fortement augmenté.
Assez rapidement, il y a eu trop de beurre et de viande dans les frigos malgré toutes les campagnes publicitaires en France et en Europe pour en augmenter la consommation. La Russie dans les années 1970 fût le premier exutoire des montagnes de beurre à prix cassé, de viande congelée ou de lait en poudre, mais c’était encore insuffisant. Grâce aux aides financières à l’exportation, ces surplus ont alors envahi les PED.
Par cette double stratégie de transformation des céréales en viande et d’exportation des surplus, le productivisme a non seulement résorber ces stocks, mais il a même pu continuer à augmenter ses productions céréalières et animales. Comment ? En important des protéines de soja à bas prix, provenant en majorité du Brésil et d’Argentine, issues à 80 % de cultures OGM. Sans ces énormes apports venus de l’extractivisme agricole étranger, nul doute que le prix des viandes et produits laitier serait beaucoup plus élevé et la production quantitativement très inférieure.
Le cocktail qui fait augmenter le prix des denrées alimentaires, la spéculation qui l’amplifie
La montée et la volatilité du prix des denrées agricoles sont multifactorielles comme de nombreuses autres grandes questions impactant lourdement nos sociétés, tels la progression continue du cancer ou le réchauffement climatique. Cependant, ce sont avant tout des choix politiques qui font augmenter la demande de végétaux cultivés et entraînent depuis quelques années un décalage avec la production. Dans les paragraphes précédents, nous avons parlé des surproductions de produits tropicaux et de céréales ayant déprimé les prix pendant plusieurs décennies. Depuis 2005-2008, on assiste à un retournement alors que les quantités produites n’ont jamais été aussi importantes. Elles sont paradoxalement insuffisantes pour répondre à une demande qui a augmenté encore plus fortement. Comment est-ce possible ?
La montée des prix, les causes de fond
Le doublement du prix des trois principales céréales - blé, maïs, riz - et d’autres denrées alimentaires comme les oléoprotéagineux depuis les années 2005-2008 peut être attribué à plusieurs causes. Les deux principales sont la transformation du maïs en éthanol et la spéculation sur les matières premières. Les autres, la croissance de la consommation de viande plus celle de la démographie mondiale, la perte de surfaces agricoles et les perturbations climatiques liées au réchauffement, n’ont eu que des impacts ponctuels sur cette vertigineuse augmentation des prix. Leurs conséquences seront à coup sûr de plus en plus préoccupantes, voire catastrophiques dans les prochaines années.
Libre-échange
Le commerce international des céréales concerne 10-12 % de la production mondiale. Le reste est vendu sur les marchés locaux ou autoconsommé. Pourtant, les prix fixés dans les bourses du Nord s’aligneront sur les prix les plus bas, et s’appliqueront à l’ensemble des productions mondiales. Pour le blé, le