Tout a changé début 2013 lorsque la CGT est devenue majoritaire au comité d’entreprise de McDonald’s Ouest parisien, une des cinq filiales françaises de la multinationale du prêt à manger. Dès les premières réunions de comité d’entreprise, le syndicat a demandé des primes de participation sur les bénéfices et des hausses de salaires. Mais l’arithmétique de la réponse était sans appel : impossible, puisque les comptes de l’entreprise étaient, cette année-là encore, dans le rouge. Etonnement de Gilles Bombard, secrétaire général du syndicat CGT McDonald’s Paris Ile-de-France, qui passe son temps derrière des comptoirs de McDo qui ne désemplissent pas. Et qui sait que la multinationale ouvre une quarantaine de McDo chaque année en France, devenu un pays modèle de l’enseigne grâce à la «francisation» de ses menus. Gilles Bombard demande alors ce qu’aucun autre élu n’avait réclamé avant lui : une expertise des comptes de la filiale McDonald’s Ouest Parisien. L’étude mettra en évidence les ficelles d’une optimisation fiscale grâce auxquelles l’entreprise parvient à afficher des pertes. Elle montre surtout que ce qui aurait dû être rangé dans la colonne «bénéfices» est en réalité transformé en pertes d’exploitation… Le CE et leur avocate, Eva Joly, décident donc de porter plainte pour «blanchiment de fraude fiscale en bande organisée» contre McDonald’s Ouest parisien. L’ancienne magistrate, députée européenne des Verts/Alliance libre européenne (Vert/ALE), dénonce l’impunité fiscale des multinationales.

 

Pourquoi avez-vous accepté de défendre le CE de McDonald’s Ouest parisien ?

Il faut d’abord faire un petit rappel des conditions de travail au sein de l’entreprise. Les taux de rotation du personnel y sont importants, les salaires sont extrêmement faibles, le personnel subit une surveillance oppressante. McDonald’s a beau répéter à longueur de communiqués qu’elle aide les étudiants à avoir un job, demandez à l’un d’eux ce qu’il en pense, il vous dira que les horaires lui sont presque toujours imposés et qu’il est difficile de concilier études et emploi. Et ne parlons pas de leurs salaires, ils n’arrivent pas à joindre les deux bouts. Le sujet des conditions de travail n’est pas sans rapport avec la question de la fiscalité.

 

Pourquoi dites-vous que cette plainte est une nouveauté ?

Le rapport «Unhappy Meal», qui date de février 2015, montre bien comment la galaxie McDonald’s Europe s’adonnerait à l’évasion fiscale en faisant remonter ses bénéfices au Luxembourg. McDonald’s pratiquerait une surfacturation des redevances au titre de l’utilisation de la marque. Une manière de pomper une grande partie de l’excédent d’exploitation par des redevances qui semblent excessives. C’est une forme de fausses factures qui permet de faire en sorte que le résultat final, en fin d’année, soit négatif ou à peine bénéficiaire.

 

Mais pourquoi ne fait-on rien sur le plan de la justice ?

N’importe quel procureur normalement constitué, lorsqu’il voit qu’il y aurait un milliard d’euros d’évasion fiscale, comme l’indique le rapport «Unhappy Meal», ouvrirait une enquête. Et si le parquet n’ouvre pas d’enquête pour fraude fiscale, c’est parce qu’il existe le fameux verrou de Bercy. Les citoyens doivent savoir que les procureurs français ne peuvent prendre l’initiative de faire des enquêtes pour fraude fiscale. Une plainte doit émaner de Bercy. C’est donc un privilège du ministère des Finances. Quand bien même le ministère porterait plainte, celle-ci doit passer le filtre de la Commission d’infraction fiscale (CIF). Cette CIF est en réalité un grand trou noir dans lequel on rentre les plaintes, sans qu’il en ressorte forcément quelque chose de public et donc sans que la plainte en question arrive devant le parquet.

 

Comment se déroulent ces discussions à Bercy ?

J’ai toujours dit qu’il fallait faire sauter le verrou de Bercy, opaque et antidémocratique. Les discussions à Bercy sont en fait un marchandage entre, d’un côté, des avocats d’affaires des sociétés accusées de minimiser leurs impôts grâce à de complexes montages juridico-financiers et, de l’autre, une administration fiscale. Au bout du compte, ces deux parties se mettent d’accord sur une somme forfaitaire, mais toujours nettement inférieure à ce que l’entreprise aurait dû normalement payer. Et c’est sans compter ce qu’elle aurait dû payer si cette même entreprise avait été traduite en justice. En général, la condition que pose Bercy, c’est : «Je veux un chèque tout de suite.» Et la condition posée par l’entreprise qui accepte de payer une poire coupée en deux, c’est : «Mais je ne veux pas que cela se sache.» Tout cela se fait donc dans le plus grand secret. Mais on est loin de récupérer 100 % de l’impôt dû avec des majorations pour mauvaise foi, pas la moindre pénalité de retard qui ferait qu’en temps normal ces débiteurs fautifs devraient payer près de deux fois ce qu’elles doivent… Et tout ça est couvert par le secret fiscal.

 

Comment marche le système des «Patent Boxes» ?
 

Pour le mastodonte du prêt à manger, tout a changé en 2009. A l’époque, la maison mère décide de créer une nouvelle société au Luxembourg : la McD Europe Franchising, dotée de trente salariés, avec des établissements en Suisse et aux Etats-Unis. Sa raison d’être ? L’optimisation fiscale grâce au «Patent Box», tout juste adopté par le grand-duché, et par lequel des sociétés franchisées et autres filiales peuvent verser des royalties à leur maison mère au titre des droits sur la propriété intellectuelle. Une aubaine pour McDo. En quelques mois, toutes les filiales McDo franchisées et sises en Europe «payent» des redevances à McD Europe Franchising Luxembourg. Des centaines de millions d’euros prennent la route du Luxembourg, toujours au titre du paiement du droit d’utilisation du système McDo dans toute l’Europe. Et, au bout du compte, McD Europe Franchising Luxembourg reverse 6 millions d’euros dans les caisses du Trésor luxembourgeois en 2014. Une paille. En clair, l’argent quitte le Luxembourg et vole vers d’autres cieux et on en perd la trace… Il est temps de fournir de nouveaux arguments pour forcer les gouvernements, les Parlements et la Commission européenne à mettre en lumière ces pratiques, à faire place à la transparence, à responsabiliser les entreprises qui font de l’évasion fiscale.

 

Qu’avez-vous trouvé en enquêtant sur McDonald’s pour étayer votre plainte ?

Surtout des taux de redevances exorbitants. Prenons l’exemple de la redevance de services versée par les filiales et les entreprises franchisées à McDonald’s France. Son taux est d’environ 5 % du chiffre d’affaires. L’argent remonte donc à McDonald’s France qui le fait remonter à McD Europe Franchising Luxembourg. Voilà déjà quelque chose de contestable. McD Europe Franchising Luxembourg n’a qu’une trentaine de salariés pour un chiffre d’affaires de 1,2 milliard d’euros en 2014. Près de 540 millions de dollars de résultat net pour cette coquille quasiment vide sise au Luxembourg. Imposition ? Six millions d’euros ! Cherchez l’erreur. Mais en enquêtant, nous apprenons aussi que cette société ne possède rien, ni les marques, ni les designs… Il y a aussi les redevances «standard» qui, elles, affichent un taux de 17 %, supérieur à celui appliqué aux filiales américaines. Bref, ce sont en fait plus de 20 % du chiffre d’affaires des filiales McDo qui leur échappe… Et, au bout du compte, ce sont les salariés qui en payent les conséquences, les caisses de l’Etat, les travailleurs du service public…

 

Sans ces montages financiers, à combien estimez-vous l’impôt de McDonald’s France ?

Selon l’expert financier Jean-Michel Matt, l’économie d’impôt réalisé en France par McDonald’s est estimée à 75 millions d’euros environ par an.

 

Sur quoi comptez-vous attaquer précisément McDonald’s France ?

L’économie d’impôt réalisée repose sur des factures fictives de service intragroupe qui sont, sur le plan juridique, des fausses factures susceptibles de recevoir une série de qualifications pénales, comme blanchiment de fraude fiscale en bande organisée, abus de biens sociaux, présentation de comptes inexacts, faux et usage de faux, et enfin recel… Cette plainte traduit la volonté de mettre fin à la période d’impunité fiscale des multinationales, comme nous avions engagé la lutte contre la corruption des mêmes multinationales pendant les années 90. Il est temps de dévoiler ce qui, longtemps, a été dissimulé.

 

Vittorio De Filippis

 

 

Source : http://www.liberation.fr