La nouvelle est passée inaperçue en Europe, et pourtant, le commissaire européen au commerce, Karel De Gucht, a dû jubiler ce jour-là : le 16 octobre, cinq pays d’Afrique de l’Est ont signé avec l’Union européenne (UE) un accord de partenariat économique (APE). Quelques mois plus tôt, c’était toute l’Afrique de l’Ouest et plusieurs États d’Afrique australe qui disaient oui à l’UE. L’événement a été à la mesure des efforts déployés par la Commission européenne : elle a bataillé pendant douze ans pour faire accepter cet accord de libre-échange. Sauf que… ce n’est peut-être pas terminé ! En Afrique, des organisations de la société civile se mobilisent depuis plusieurs semaines pour demander aux parlements nationaux de refuser la ratification de ces APE, ultime étape avant leur mise en œuvre.
Chefs d’entreprise, ONG, hommes politiques, économistes, monde paysan : beaucoup ont été en effet consternés par la signature des APE. « Trahison », « suicide », « mise à mort », « erreur historique », entend-on ainsi en Afrique de l’Ouest. Pour ceux qui ont suivi l’histoire des APE depuis le début, rien de surprenant : tout au long du processus de négociation entre Européens et Africains, les tensions ont été fortes.
Au départ, il s’agissait de trouver une solution pour remplacer la convention de Lomé et les accords de Cotonou. Ces derniers permettaient depuis 1975 à certains produits des pays ACP (Afrique Caraïbes Pacifique) d’entrer sans taxe en Europe, prenant ainsi en compte les différences de développement entre les deux zones. Mais parce que non réciproques et discriminatoires, Lomé et Cotonou ont été jugés non conformes aux règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). En 2002, la Commission européenne a donc proposé de nouveaux accords à signer avec six blocs (Afrique orientale, Afrique australe, Afrique de l’Ouest, Afrique centrale, région des Caraïbes et région Pacifique).
L’idée principale de ces APE, qui vont bien au-delà des demandes de l’OMC, peut se résumer en une phrase : « On permet à 100 % de vos produits d’entrer sans droits de douane en Europe et vous faites la même chose pour au moins 80 % des nôtres. » Très tôt, les régions Caraïbes et Pacifique ont accepté le deal. Pour les autres, il a été pendant longtemps hors de question d’y adhérer. D’ailleurs, l’Afrique centrale, le Cameroun excepté, résiste encore. Et pour cause : toutes les études indiquent que l’ouverture des marchés aux produits européens va plomber les économies africaines, très vulnérables.
Une plantation de bananes en Côte d'Ivoire. Leurs propriétaires se sont battus en faveur de l'accord. © Thierry Gouegnon/Reuters
« Les produits fortement subventionnés européens vont déstabiliser notre agriculture et induire une baisse des prix », a ainsi rappelé en août le Roppa, une plate-forme regroupant les principales organisations paysannes d’Afrique de l’Ouest. La Chambre des communes britannique avait dit la même chose dans un rapport publié en 2005. Qui dit baisse des prix, dit évidemment appauvrissement des paysans mais aussi « un exode rural massif qui se traduira, faute d’opportunités, en émigration illégale en direction de l’Europe », prévient le Roppa. Le scénario risque d’être le même pour le tissu industriel : il va se trouver lui aussi concurrencé par des produits venus d’Europe, plus compétitifs. En juillet, le président d’une organisation patronale du Cameroun, Protais Ayangma, a expliqué à ses concitoyens que l’APE allait déstructurer l’industrie, déjà faible, de leur pays et « détruire les emplois, qui vont se transporter vers les pays du Nord, nous réduisant au statut de consommateurs ».
Autre grand motif d’inquiétude : la baisse des revenus douaniers qu’implique l’ouverture des marchés. « Après la suppression des recettes fiscales douanières qui constituent parfois près de 40 % des ressources budgétaires des États, les APE vont procéder durablement sinon définitivement au désarmement des États », a estimé en 2008 la parlementaire et aujourd’hui ministre de la justice, Christiane Taubira, dans un rapport commandé par Nicolas Sarkozy (lire ici notre article de l'époque, et là le rapport lui-même). Ces pertes financières ne seront pas compensées par les exportations vers l’UE, essentiellement constituées de produits primaires : les APE conçus par l’UE interdisent la hausse des taxes à l’exportation.
L’UE a certes promis des financements pour aider ses partenaires à s’adapter à ce nouveau contexte, mais ils sont jugés largement insuffisants et contre-productifs. « Nous refusons d’admettre cette politique de la main tendue. Notre avenir ne dépendra pas de l’assistance mais de la possibilité qu’auront nos peuples de créer par eux-mêmes de la richesse et de vivre ensemble sur leur terre dans la paix et la dignité », s’indigne, au Sénégal, une Coalition nationale contre les APE.
La clause de la « Nation la plus favorisée » (NFP) figure aussi parmi les nombreux points jugés scandaleux par la partie africaine : elle impose aux ACP l’obligation d’étendre à l’Europe les avantages commerciaux plus favorables qu’ils accorderaient à un autre gros partenaire commercial… Les APE signés par l’Afrique de l’Ouest « confinent davantage la région dans un rôle de fournisseur de matières premières et de client des produits (…) subventionnés européens », résume le Roppa.
Alassane Ouattara a pesé de tout son poids pour faire plier l’Afrique de l’Ouest
À travers les APE, se lit surtout la volonté de l’Europe de contrer d’autres grandes puissances comme la Chine, de plus en plus présente sur le continent africain, alors que ce dernier va être, selon toutes les prévisions, le prochain gisement de croissance de la planète. C’est d’ailleurs la direction générale du commerce de la Commission européenne, et non la direction générale du développement, qui a géré de bout en bout le dossier APE. Pas étonnant, donc, que personne ne croie à la sincérité de la Commission quand elle affirme que les APE vont assurer à l’Afrique « prospérité » et « croissance ». « Il n’y a pas d’exemple d’ouverture de marché qui ait conduit au développement », soulignait le rapport Taubira.
Au cours des derniers mois, la Commission européenne a certes revu, à la demande de plusieurs États européens (la France, le Danemark, la Grande-Bretagne, l'Irlande et les Pays-Bas), quelques-unes de ses exigences : elle a accepté de faire descendre sous la barre des 80 % le niveau de libéralisation demandé à l’Afrique de l’Ouest. Elle lui donne aujourd’hui vingt ans pour ouvrir progressivement son marché à 75 %. Mais c’est encore beaucoup par rapport à ce que voulaient les Africains : ils avaient prévenu au début du processus qu’ils ne pourraient aller au-delà de 60 %, au risque de devenir totalement perdants. Surtout, « les chiffres avancés aujourd’hui ne correspondent pas à la réalité. L’ouverture à 75 % dont on parle, s’appuie sur des données de 2002-2004. Si on les actualise, on se rend compte qu’on va en réalité libéraliser nos marchés à 82 % », souligne Cheikh Tidiane Dieye, membre du comité régional de négociations de l’APE Afrique de l’Ouest et responsable de l’ONG Enda-Cacid, à Dakar.
Pourquoi, alors, la plupart des pays africains ont-ils finalement adhéré aux APE ? Premier élément de réponse : leurs négociateurs n’ont pas toujours été à la hauteur. La société civile d’Afrique centrale leur a ainsi reproché de « manquer de détermination dans la préservation des intérêts » des Africains. Un ancien directeur de la Banque centrale du Nigeria, Chukwuma Soludo, lui, s'interrogeait, en 2012 : « Les pays africains ont-ils la capacité de négocier un APE bénéfique pour eux alors que certains de leurs conseillers et consultants sur les APE sont européens ? »
Deuxième élément de réponse : l’arrivée au pouvoir de certains chefs d’État a joué, et en particulier celle d’Alassane Ouattara en Côte d’Ivoire, en 2011. Ancien du FMI, très favorable au marché, sans doute aussi redevable à l’UE pour l’aide qu’elle lui a apportée pour accéder à la présidence, il a pesé de tout son poids pour faire plier l’Afrique de l’Ouest. Macky Sall, élu en 2012 au Sénégal, s’est montré lui aussi favorable aux APE, contrairement à son prédécesseur Abdoulaye Wade, qui dénonçait une « recolonisation du continent » et demandait un « accord tenant dûment compte de l’asymétrie des économies africaines et européennes ». Au Cameroun, les autorités ont fait mieux que partout ailleurs : elles ont empêché pendant douze ans toute tentative de débat public sur les APE, menaçant au besoin les journalistes de représailles. Et c’est en catimini, le 9 juillet, que le Parlement, dominé par le parti du président Paul Biya, a donné son accord à la ratification de l’APE. L’Acdic, la seule ONG camerounaise qui se soit intéressée de près à ces accords, a parlé à cette occasion de « complot contre les intérêts du peuple camerounais ».
Troisième élément de réponse : des multinationales installées sur le continent et exportant vers l’Europe ont mené un lobbying intense. Ce sont elles qui ont pour l’instant le plus intérêt à voir le niveau des barrières tarifaires européennes rester faible. Les entreprises horticoles implantées au Kenya ont ainsi tout particulièrement insisté auprès des autorités de Nairobi pour qu’elles signent un APE, menaçant de quitter le pays. « Elles sont allées jusqu’à avancer de faux chiffres, majorant largement les pertes qu’elles subiraient en cas d’APE non signé », explique Jacques Berthelot, économiste spécialiste des politiques agricoles et président de l’association Solidarité.
En Afrique de l’Ouest et au Cameroun, ce sont les producteurs français de bananes qui ont fait pression. La Compagnie fruitière, basée à Marseille et qui a des plantations de bananes au Cameroun, au Ghana, en Côte d’Ivoire, a eu, selon plusieurs observateurs, un rôle déterminant. Le cas du Cameroun est particulièrement parlant : lorsque le pays a signé, en 2007, un APE, le principal négociateur de la partie camerounaise était à la fois ministre du commerce et président du conseil d’administration de… la filiale camerounaise de la Compagnie fruitière ! Le plus haut sommet de l’État pourrait avoir été mêlé à ce conflit d’intérêts. Mais l’APE ne résoudra qu’à court terme les problèmes de la banane française, relève Jacques Berthelot : d’autres accords de libre-échange ont été, ou sont en train d’être signés entre l’UE et des États latino-américains et asiatiques, très gros producteurs de bananes. Face à leurs productions très compétitives, la banane de la Compagnie fruitière ne fera pas le poids, même si elle bénéficie aujourd’hui de subventions européennes pour « s’adapter » à cette concurrence.
La partie européenne a fait du chantage
Enfin, quatrième élément de réponse : la Commission européenne a usé de nombreux moyens de pression. En 2007, un collectif d'ONG, la Plate-forme des acteurs non étatiques d’Afrique centrale (Paneac), l’a accusée de « bloquer les négociations au niveau des experts afin de recourir aux instances politiques », tout en utilisant des méthodes « paternalistes et humiliantes ». À la même époque, les ministres du commerce d’Afrique de l’Ouest ont « déploré les pressions exercées par la Commission européenne (…) qui sont de nature à diviser la région et à compromettre le processus d’intégration régionale ».
Face à la réticence des blocs régionaux, la Commission a en effet changé de stratégie en cours de route et a initié des négociations bilatérales. Elle a ainsi réussi à briser les solidarités régionales : le Cameroun s’est désolidarisé dès 2007 de l’Afrique centrale (huit pays) en acceptant de signer un APE « intérimaire ». Le Ghana et la Côte d’Ivoire ont fait de même, contre l’avis du reste de l’Afrique de l’Ouest (seize pays). La manœuvre européenne était bien pensée : tous les pays n’ont pas le même niveau de développement et certains ont plus à perdre que d’autres avec un APE. Ainsi les « pays les moins avancés » (PMA), majoritaires, ont tout intérêt à ne pas signer d’APE : ils bénéficient déjà d’un accès libre de droits et de quotas au marché européen dans le cadre de l’initiative « Tout sauf les armes ». À l’inverse, les pays « à bas revenu ou à revenu moyen inférieur » (dont le Cameroun, la Côte d’Ivoire, le Ghana et le Kenya) vont, s’ils n’adhèrent pas aux APE, devoir payer des droits d’entrée : ils vont rejoindre le régime du système généralisé de préférences (SGP), qui offre aux produits des pays en voie de développement des tarifs privilégiés, mais est moins intéressant qu’un APE.
La partie européenne a aussi fait du chantage. Elle a imposé à ses interlocuteurs plusieurs ultimatums. Le dernier en date les menaçait, s’ils ne se soumettaient pas avant le 1er octobre 2014, de supprimer immédiatement le libre accès au marché européen autorisé par les accords de Cotonou. C’est ainsi qu’une grande partie du continent a cédé. La pression et la crainte de voir imploser les ensembles régionaux étaient trop fortes : afin que les bananes du Ghana et de Côte d’Ivoire puissent continuer à entrer sans frais en Europe, toute l’Afrique de l’Ouest a capitulé. L’Afrique de l’Est, elle, a craqué un peu plus tard, mi-octobre, l’UE ayant mis à exécution sa menace, au grand dam des horticulteurs. La région s’est alors engagée à ouvrir son marché, à partir de janvier 2015, à 82,6 % d’ici à 2033.
Toutefois, la Commission européenne n’a pour autant pas totalement gagné : il faut encore que les parlements nationaux ratifient les APE. Ibrahima Coulibaly, président de la coordination nationale des organisations paysannes du Mali (Cnop), ne se fait pas d’illusions : « Nous savons que nos parlements sont là juste pour amuser la galerie. Il y a peu à attendre de leur côté. » Mais au Sénégal, des députés ont déjà prévenu qu’ils voteraient contre. L’un d’eux, Cheikhou Oumar Sy, a récemment déclaré : « Je refuse de participer à la trahison. Je refuse de participer à la mise à mort de l’avenir de nos petites et moyennes entreprises. (…) Je refuse de participer à une reconquête coloniale de l’Afrique de l’Ouest à travers des accords suicidaires. » Il a ajouté : « L’APE de l’Afrique de l’Ouest ne profite qu’aux intérêts (…) d’une poignée de pays et d’acteurs congénitalement reliés à des intérêts européens, et plus particulièrement français. »
Le Nigeria, qui représente plus de la moitié du PIB de l’Afrique de l’Ouest, pourrait faire capoter l’édifice construit par l’UE. Sachant qu’il a tout à perdre avec un APE, c’est sans conviction, et sans doute pour gagner du temps, qu’il a joint sa signature à celles de ses voisins. « Le Nigeria a dit lui-même qu’il ne peut pas accepter les APE et on ne veut pas l’écouter : ce n’est pas raisonnable. On ne peut imposer aux autres des accords conçus pour régler les problèmes de deux pays, la Côte d’Ivoire et le Ghana », commente Cheikh Tidiane Dieye. Ce dernier a entrepris avec d’autres de sensibiliser l’opinion publique ouest-africaine : « Nous allons démontrer, arguments documentés à l’appui, que nous faisons fausse route avec ces APE. Et montrer qu’avant de nous engager dans de tels accords, nous devons bâtir de bonnes politiques agricoles et industrielles régionales. » La coalition nationale contre les APE, qui s’est constituée au Sénégal il y a quelques semaines, pourrait bien passer par la rue pour se faire entendre.
L’avenir des APE va aussi se jouer en Europe : le Parlement européen et celui de chaque pays membre de l’UE vont devoir donner leur consentement, avant une ratification par le Conseil européen. Il reste là aussi une inconnue : l’impact de la mobilisation des anti-APE. Pour l’instant, cette dernière est faible : les grandes ONG s’intéressent plus au Traité de libre-échange transatlantique (TAFTA). « Pourtant, il s’agit du même combat contre des accords de libre-échange », souligne Jacques Berthelot. Le TAFTA aura d’ailleurs des retombées négatives sur les pays ACP, encore plus si ces derniers appliquent les APE. Une pétition vient tout de même d’être lancée pour demander aux députés européens de ne pas ratifier les APE, déplorant que la Commission européenne ait « refusé d’examiner toutes les options alternatives proposées par la société civile, qui auraient permis de maintenir les avantages commerciaux accordés aux pays africains sans pour autant les contraindre à libéraliser leurs marchés ». Deux anciens rapporteurs spéciaux des Nations unies pour le droit à l’alimentation, Jean Ziegler et Olivier de Schutter, l’écrivain Pierre Rhabi, le sociologue Jean Baubérot ou l’économiste Jacques Généreux, José Bové, Eva Joly, font partie des premiers signataires.
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Source : www.mediapart.fr