La note avait été salée. En janvier 2012, l’Urssaf priait Aldi de lui verser 5,5 millions d’euros au titre des cotisations sociales non versées pour les milliers d’heures de travail que l’entreprise avait omis de déclarer. L’organisme de la sécurité sociale, alerté par des incohérences comptables, avait mené une vaste opération de contrôles dans tout le pays, vérifiant la comptabilité des années 2007 à 2009. Il apparaissait alors que la chaîne de magasins avait recours de manière généralisée et systématisée au travail dissimulé.
Aldi et ses clones ont conquis environ 40 % du marché allemand de la grande distribution, contre seulement 12 % en France. Fondée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la chaîne a fait de ses deux fondateurs, les frères Albrecht, les hommes les plus riches du pays. La success story de la consommation à très bas coût s’est faite au prix des conditions de travail de ses salariés, dévoilées progressivement, au fil des années, par la presse allemande.
Le travail dissimulé comprend aussi bien le travail au noir (le « salarié » est payé mais pas déclaré) que le travail non rémunéré. Le seul moyen pour le salarié d’être indemnisé est de porter le litige aux prud’hommes. En cas de rupture de contrat, un dispositif lui permet de récupérer une indemnité forfaitaire de six mois de salaire. L’employeur peut être redressé par l’Urssaf – comme dans le cas d’Aldi – mais aussi sanctionné pénalement, avec une amende de 250 000 euros. Voilà pour la théorie.
« Les outils législatifs ne manquent pas vraiment, en matière de travail dissimulé, explique un avocat spécialisé dans le droit du travail. Le problème, c’est qu’un texte n’est pas auto-réalisateur. Même lorsque l’inspection du travail fait un PV, il est rare que le parquet entame des poursuites. » Le procès-verbal établi par l’inspection du travail permettra aux syndicats de se porter partie civile, mais ils ont peu d’espoir que le procureur donne suite. « On essaie d’encourager les salariés à faire de même mais la plupart ne peuvent pas prendre le risque d’être courageux », regrette Daniel Auseski, délégué syndical à Ennery (Moselle) et secrétaire du comité d’entreprise (CGT).
D’après les syndicats, Aldi favorise le recrutement d’une population fragile (mères célibataires, femmes en instance de divorce, jeunes) qui ne pourront pas s’offrir le luxe de jouer leur place. « Intenter une action représente non seulement un risque mais demande de l’argent et du temps, note un avocat. Or quand on travaille jusqu’à 19 ou 20 heures, que l’on doit ensuite s’occuper des enfants, il ne reste que les week-ends. Et alors les permanences syndicales et les cabinets d’avocats sont fermés. Sans compter que les procédures ont un coût. »
Dans un documentaire diffusé en janvier, Frédéric Brunnquell décrivait les conditions de travail des salariés d’Aldi et de son jumeau et concurrent Lidl : horaires insensés, harcèlement, suspicion permanente… (voir l'émission d'Arrêt sur image).
Ainsi, pour retenir les employés, Aldi utilise la paie. Réputé meilleur payeur que la concurrence, la chaîne joue sur la prime d’intéressement pour encourager ses salariés à faire des heures supplémentaires non déclarées. Le bonus est calculé en fonction du chiffre d’affaires du magasin et ramené au nombre d’heures travaillées, afin de juger de l’efficacité de vente des employés. Du coup, en notant les heures réellement effectuées le ratio diminue et la prime avec. « Mais même dans un magasin qui fait beaucoup de chiffre, la prime est loin de représenter l’équivalent des heures supplémentaires effectuées », assure Daniel Auseski.
Les responsables des magasins sont les plus touchés. Caisse, rayonnage, stocks, contrôles qualité, comptabilité, sécurité, propreté, ils doivent gérer tout le magasin avec, généralement, un seul autre employé et sur des plages horaires pouvant aller de 8 heures à 20 heures.