Pour David Graeber, anthropologue, militant et théoricien libertaire, activiste d'« Occupy Wall Street », la vague de rébellions de 2011 dans le monde est le début d'un nouveau cycle révolutionnaire.
Des intellectuels de gauche étasuniens, on connait, ici, Noam Chomsky, linguiste et anarchiste, Naomi Klein, journaliste et altermondialiste, ou encore Howard Zinn (décédé en 2010), historien militant, auteur notamment d' « Une histoire populaire des États-Unis de 1492 à nos jours ».
David Graeber, 50 ans, qui bénéficie d'une renommée comparable outre Atlantique où il est reconnu comme « le meilleur théoricien anthropologique de sa génération », est encore quasi inconnu des Français. Auteur de plusieurs livres originaux de réflexion sur l'actualité de l'anarchisme, il a contribué au numéro spécial du magazine Adbusters(connu notamment pour avoir lancé l'appel d' « Occupy Wall Street »), de janvier 2012, « The Big Ideas of 2012 », avec un article (version originale, en anglais, ICI) où il s'interroge sur les suites possibles des révolutions et des rébellions dans le monde, en 2011.
Situating Occupy
Lessons from the revolutionnary past
« Sommes-nous en présence
d'un changement fondamental, comme en 1789,
et pas seulement à une mutation des pouvoirs en place ?
Il est impossible de le dire,
mais il y a des raisons d'être optimiste. »
La Révolution française aurait pu se cantonner à un seul pays, mais elle a rapidement transformé en profondeur tout l'occident. En seulement vingt ans, ses idées, auparavant considérées comme de folles utopies (que le changement social pouvait être vertueux, que les gouvernements devaient gérer le changement social, qu'ils tenaient leur légitimité du peuple), ont pris corps.
Et si les révolutionnaires n'ont nulle part réussi à prendre le pouvoir, les institutions inspirées de la Révolution française se sont ensuite partout imposées.
Le même processus s'est déroulé au XXe siècle. Certes, les révolutionnaires ont pris le pouvoir en 1917 en Russie, mais ce que Wallerstein a appelé la « révolution mondiale de 1968 » ressemblait plus à celle de 1848 : de la Chine à la Tchécoslovaquie, de la France au Mexique, nulle part les révolutionnaires n'ont pris le pouvoir, mais partout « 68 » a commencé à transformer l'idée même de révolution.
D'une certaine manière, la séquence du XXe siècle était très différente de celle du XIXe. La révolution bolchévique a représenté l'apothéose finale de l'idéal jacobin de transformation de la société par en haut. L'esprit de la révolution mondiale de 1968 a été plus anarchiste.
Un étrange paradoxe, puisque, à la fin des années 60, l'anarchisme avait pratiquement disparu comme mouvement social de masse. Pourtant son esprit a tout envahi : la révolte contre le conformisme bureaucratique, le rejet de la politique partidaire, le dévouement à la création d'une nouvelle culture libératrice permettant une véritable auto-réalisation des individus.
L'héritage le plus durable de « 68 » est le féminisme moderne. Les impératifs et les sensibilités du féminisme radical — la conscience anti-hiérarchique, la volonté de substituer le débat et le consensus aux rapports de force traditionnels, la remise en cause de toutes les inégalités... — se sont introduits en profondeur dans nos existences quotidiennes. Ainsi l'anarchisme, comme mouvement social, renaît-il à nouveau de ses cendres.
Ces dernières années ont vu surgir une série de petits « 68 ». , qui ont débuté place Tienanmen pour aboutir à l'effondrement de l'Union soviétique, esprit de rébellion détourné ensuite par le capitalisme néolibéral. Ensuite, à partir de la révolution zapatiste qui débuta en 1994, ce fut l'émergence de l'alter mondialisme fondé sur la décentralisation et la démocratie directe. La perspective d'avoir à faire face à un véritable mouvement mondial et démocratique a suscité la peur des autorités américaines. Au point que celles-ci ont eu recours à leur antidote classique : la guerre, sur une échelle la plus grande possible.
Et là, le gouvernement américain a bénéficié de l'avantage extraordinaire d'un prétexte : le terrorisme des droites islamiques, aussi sauvagement ambitieux qu'hétéroclite. Plutôt que de traiter le problème à sa source, le gouvernement américain a préféré dépenser des milliards de dollars en dépenses militaires, en pure perte. Dix ans plus tard, l'impérialisme, à son paroxysme, semble avoir sapé les fondements même de l'empire américain. Nous assistons aujourd'hui à son effondrement.
Rien que de très logique : en grande partie, de la même façon que les révoltes qui ont abattu le pouvoir soviétique ont débuté dans des pays comme la Pologne ou la Tchécoslovaquie, la vague de rébellion contemporaine s'est répandue à travers la Méditerranée, d'Afrique du Nord au sud de l'Europe, puis, beaucoup plus hésitante au début, à travers l'Atlantique, à New York... Et, en quelques semaines, elle a explosé partout.
À ce stade, il est extrêmement difficile de dire sur quoi cela va déboucher. Après tout, la caractéristique des évènements véritablement historiques est d'avoir échappée à toute prédiction. Sommes-nous en présence d'un changement fondamental, comme en 1789, et pas seulement à une mutation des pouvoirs en place ? Il est impossible de le dire, mais il y a des raisons d'être optimiste.
Permettez-moi de conclure en citant trois de ces raisons.
• Premièrement, aucune des révolutions mondiales précédentes n'a eu lieu au centre du système. La Grande-Bretagne, la principale puissance impériale du XIXe siècle, a été à peine touchée par les soulèvements de 1789 et 1848. De la même manière, les États-Unis sont resté largement à l'abri des grands moments révolutionnaires du XXe siècle. Fait sans précédent, la révolution de 2011, elle, s'est propagée vers le centre impérial lui-même, les États-Unis.
• Cette fois-ci, l'élite au pouvoir ne peut pas commencer une guerre. Ils ont déjà essayé, mais ils n'ont pas les cartes en mains pour y parvenir. Et cela fait toute la différence.
• Enfin, la propagation des sensibilités anarchistes et féministes a ouvert la possibilité d'une véritable transformation culturelle. Car telle est la grande question : peut-on créer une culture véritablement démocratique ? Peut-on changer nos conceptions fondamentales de la politique ? Pour moi, l'image de mecs blancs, d'âge moyen, en costume, dans des endroits comme Denver ou Minneapolis, apprenant patiemment les rudiments de la démocratie directe avec des prêtresses païennes ou des militants Noirs et anarchistes, est peut-être l'image la plus spectaculaire du mouvement « Occupy ».
Bien sûr, tout cela est peut-être la première étape d'un nouveau cycle de récupérations et de défaites. Mais si nous assistions à un autre 1789, un moment où nos conceptions de base de la politique, de l'économie, de la société, sont sur le point de se transformer, c'est précisément ainsi que tout commencerait.
DAVID GRAEBER
commenter cet article …