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15 mars 2016 2 15 /03 /mars /2016 17:09

 

Source : http://www.liberation.fr

 

Syrie - Ils ont filmé la guerre en douleur

 

«J’ai eu le sentiment d’exister», murmure Sana Yazigi. La Syrienne de 45 ans repose délicatement sa tasse pour dessiner de plus grands gestes qui font trembler les petits anneaux dorés qu’elle porte à ses oreilles. «On dansait, on chantait, on sautait. Ce jour-là, ma voix est sortie sans que je m’en rende compte, je n’avais plus peur.» En 2011, Sana est allée manifester «pour sentir le goût de la liberté». Comme des centaines, puis des milliers de Syriens. Assise à la terrasse d’un café du quartier de Hamra, à Beyrouth, où elle vit depuis juin 2012, elle raconte le besoin qu’a eu son peuple, dès les premiers jours, de filmer cette révolution naissante, après quarante ans d’humiliation.
Cinq ans plus tard, ce flot d’images a rendu le conflit peu lisible. D'abord des souvenirs, puis des instruments de contestation, ces vidéos sont aussi devenues des éléments de preuves ou des outils de propagande. Leur exploitation et leur préservation sont aujourd'hui des enjeux majeurs pour permettre ensuite au peuple syrien de construire la mémoire de sa révolution.

 

 

QUAND FILMER DEVIENT UN ACTE DE PROTESTATION

«Une culture protestataire s’invente et se renouvelle par le biais de la vidéo»

Dès février 2011, des rassemblements commencent à avoir lieu, mais c’est à partir du 15 mars 2011, à Damas, que la prise de parole explose réellement. Les Syriens descendent ensuite dans la rue et exigent «dignité» et «liberté». Si les premiers soulèvements populaires sont passés sous silence par les médias officiels, les manifestants sont plus nombreux chaque semaine à brandir leurs téléphones. «Les gens filment alors que d’autres filment déjà, c’est donc qu'ils ont besoin d’une trace, de leurs propres images de ce qui a lieu», analyse Ulrike Riboni, attachée temporaire d'enseignement et de recherche à l'université Paris-VIII. Khaled al-Essa, au fort accent de la province d’Idlib, est de ceux-là. Sa première vidéo, il l’a faite le 1er  avril 2011, à Kafranbel, dans le nord-ouest de la Syrie : «J’ai filmé, mais pas comme un journaliste. Je voulais juste garder un souvenir à montrer aux copains et à la famille.» Il a un sourire doux et timide, une présence presque en retrait dans cet hôtel de l’ouest d’Istanbul, en cette nuit de novembre 2015. Son ami et activiste Hadi al-Abdallah, 28 ans, de deux ans son aîné, donne une conférence le lendemain. Il est venu l’épauler.

«Le flou, la pixellisation, le mouvement»

En avril 2011, Khaled n’a pas encore de compte Facebook ni YouTube. Le régime n’a autorisé leur accès que deux mois plus tôt pour mieux contrôler les citoyens. Certains militants utilisent tout de même les réseaux sociaux pour organiser des manifestations chaque vendredi. On ne sait pas encore s'il faut réellement parler de révolution, et ces mouvements pacifiques sont critiqués par un grand nombre de Syriens. Mais le 8 avril, «vendredi de la fermeté», les manifestations gagnent la majorité des villes et villages du pays, à l’exception de Damas et d'Alep.

Les vidéos de ces vendredis se multiplient et se ressemblent. «Quand on a vu une de ces vidéos, on a l’impression de les avoir toutes vues car il y a une esthétique spécifique à l’image – dite d'amateur –, avec un certain nombre de motifs : le flou, la pixellisation, le mouvement. Pourtant, chacune d'elle est unique et peut raconter bien plus que ce qu'il paraît», explique Ulrike Riboni, qui est en train de terminer un travail de recherche sur les usages de la vidéo dans le processus révolutionnaire tunisien. «Ces vidéos documentent des manières d’être dans l’événement et de le donner à voir», complète sa collègue Cécile Boëx, politologue et spécialiste de l'image, maîtresse de conférences à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).

 

 

Filmer devient également un acte de protestation. Le régime instaure des barrages et interdit les manifestations. Les Syriens se retrouvent alors chez un ami, chantent, se filment et diffusent leur prestation sur les réseaux sociaux, comme un pied de nez à Bachar al-Assad. «Une culture protestataire s’invente et se renouvelle par le biais de la vidéo», explique Cécile Boëx.

Les prises de vues s’orientent ensuite vers la production d’informations sur l’événement et les images sont de moins en moins spontanées. Au contraire, les actions protestataires sont mises en scène dans un but de sensibilisation. Chorégraphies, fresques humaines : l’euphorie révolutionnaire libère une énergie artistique jusque-là cachée. Chaque localité développe sa propre identité protestataire. Kafranbel, le village de Khaled, se fait connaître par ses banderoles satiriques et ses caricatures. «Les manifestants regardent ce qui se fait ailleurs, se réapproprient des répertoires et empruntent les codes», commente Cécile Boëx.

 

«ON S'EST MIS À FAIRE DU DIRECT»

Hama est dans toutes les mémoires. En février 1982, entre 15 000 et 30 000 Syriens ont été massacrés par Hafez al-Assad dans cette ville de l’ouest de la Syrie. A huis clos et sans images. Trente ans plus tard, les Syriens refusent qu’une telle chose se reproduise. Alors il faut tout montrer, tout dire, que le monde sache. Des groupes comme «Smart» aident à diffuser l’information des tansiqiyât, les comités de coordination qui organisent localement la contestation. Créé par Chamsy Sarkis, un Syrien dont les parents ont fui le régime de Hafez al-Assad en 1971, Smart achemine, dès avril 2011, du matériel vidéo et satellitaire. «Fin avril 2011, on en avait marre d’entendre les chaînes de télévision du monde entier dire qu’il fallait prendre des précautions avec l’authenticité des images venant de Syrie, alors on s’est mis à faire du direct en collaboration avec le réseau Shaam News», raconte le fondateur. Un bureau spécial est même créé à Homs. «On pensait que le régime n’oserait jamais tirer en direct à la télévision. On avait tort.»

A mesure que la répression s’intensifie, les images basculent dans l’horreur. Mais la révolution est trop jeune, mal organisée, les vidéos maladroites. Certains activistes mentent et gonflent le nombre de martyrs. D’autres sont donnés pour morts mais réapparaissent sur les écrans. Et si on entend les tirs, impossible de savoir d’où ils viennent. Bachar al-Assad en profite pour mettre en doute l’authenticité des vidéos et créer l’incertitude. Il parle de «terroristes», d'«infiltrés», de «complot médiatique».

«Une révolution journalistique»

L’armée a elle aussi recours à l'utilisation de vidéos. Les officiers du régime qui font défection se filment pour acter leur départ et, le 29 juillet 2011, une vidéo annonce le lancement de l’Armée syrienne libre (ASL) par le colonel Riad al-Assad peu après sa défection, créée à partir d'unités de soldats pour protéger les manifestants et sécuriser les périmètres des manifestations. Mais lors du mois de ramadan, à l’été 2011, les pertes humaines sont très lourdes dans les villes, à Hama et à Deir el-Zor en particulier. On parle de 2 000 morts en cinq mois et demi mais, en août, les comités locaux de coordination rejettent les appels aux armes de certains Syriens.

Le régime fait tout ce qu’il peut pour entraîner le pays dans l’affrontement communautaire. La révolution sombre finalement dans le conflit armé. On filme pour rendre hommage à un martyr, pour recruter ou pour témoigner des avancées militaires et de la barbarie de l’ennemi. «Chacun y allait de sa vidéo. Les milices salafistes, par exemple, balançaient un obus en criant “Allah akbar” et espéraient qu’un cheikh d’Arabie Saoudite ou du Qatar les finance, s’emporte Chamsy Sarkis. Au début, Smart s’était mis d’accord pour ne travailler que sur la révolution pacifique, et pas sur le militaire. En 2012, on est revenus là-dessus, on ne pouvait pas laisser les militaires être leurs propres médias.» En août 2013, Smart se transforme en agence de presse et devient Smart News Media.

 

 

Au fil des mois, les images deviennent aussi de plus en plus «professionnelles» pour répondre à la demande des médias traditionnels. «Les Syriens ont très vite compris qu’en se professionnalisant, les médias auraient plus d’impact. La révolution syrienne a surtout été une révolution journalistique. Les activistes disposaient auparavant des téléphones de piètre qualité, ils ont aujourd’hui du matériel et des équipements professionnels», explique Joe Galvin, chef du service Europe de Storyful, une agence de presse d’une vingtaine de personnes créée en 2011 et dont le siège est basé en Irlande. Des centres médiatiques se créent,comme l’AMC (Aleppo Media Centre) à Alep, à l'été 2012, lorsque l’Armée libre s’empare de la moitié de la ville. Zein al-Rifai le rejoint et obtient une caméra. «Des journalistes étrangers qui passaient par l’AMC nous ont appris à nous en servir et à faire des reportages. A partir de janvier 2014, j’ai commencé à collaborer avec l’AFP.» Blessé aux deux jambes, Zein est joint par Skype. Il est dans la ville turque de Gaziantep, près de la frontière syrienne, où il se fait soigner depuis août 2015 : «En attendant de revenir enfin en Syrie.»

Mais la division territoriale complique le travail des journalistes. Mezar Matar, du collectif Al-Sheria («la rue»), raconte sur Skype depuis la Turquie également que «les différents groupes [le régime, les Kurdes, Jabhat al-Nosra, Daech et certains groupes de l’Armée syrienne libre imposent toujours plus de règles et d’autorisations pour contrôler toute l’information». Dans les régions aux mains de l’Etat islamique, ceux qui osent parler sont assassinés. Le 30 octobre 2015, Ibrahim Abdel-Qader, âgé d’à peine 20 ans, et Farès Hamadi, du collectif Raqqa est massacré en silence, sont décapités à Urfa, en Turquie – ce groupe raconte la vie dans la capitale du califat autoproclamé de l’organisation Etat islamique et publie témoignages, photos et vidéos. Deux mois plus tard, un autre assassinat est attribué à l'organisation Etat islamique, celui du journaliste et activiste syrien Naji al-Jarf, tué d’une balle dans la tête en plein Gaziantep. Il venait d’obtenir un visa pour se rendre en France avec son épouse et leurs deux filles. En janvier 2016, Hadi al-Abdallah et son collègue Raed Farès ont été détenus une journée par le Front al-Nusra et leur matériel a été confisqué.

 

Vidéos et propagande «Les médias occidentaux ne parlent bien souvent que des vidéos de décapitations, mais elles ne sont pas la majorité de la production de l’EI, explique le spécialiste Romain Caillet. A grand recours de mises en scène, les vidéos portent la plupart du temps sur la vie quotidienne du califat à des fins de propagande et de recrutement, mais elles sont signalées et supprimées en quelques minutes sur les canaux comme YouTube.» L’EI a publié plus de 845 vidéos entre janvier 2014 et septembre 2015.

Lire aussi n
otre décryptage sur la propagande de l'Etat islamique.

 

 

Un besoin de témoigner

«On pensait jour et nuit au fait qu’il fallait qu’on fournisse des preuves»

Hadi, tiré à quatre épingles et une fine barbe taillée, pose délicatement ses mains sur chaque partie de son visage. «Pendant quarante ans, on n'a pu ni parler, ni voir, ni écouter. Alors on avait besoin que le monde nous entende crier.» Comme de nombreux autres Syriens, Khaled et Hadi disent être devenus journalistes «par hasard» car le régime interdit l’entrée dans le pays aux journalistes, les seules images qui nous parviennent sont celles des habitants eux-mêmes. Conscients de devoir prouver l’authenticité de leurs images aux médias internationaux, les militants inventent très tôt des dispositifs. Dès le 15 mars 2011, les auteurs des vidéos commentent en direct et insistent sur la date. Pas suffisant. Ils filment le journal du jour. Quand ils le peuvent, ils incluent également dans leur cadre un monument facilement identifiable, comme la tour de l’horloge à Alep. Ces éléments, Storyful ou l’AFP s’en servent comme points de repère. «On s’appuie ensuite sur des images d’archives ou des images satellites pour vérifier», précise Quentin Leboucher, coordinateur AFP TV pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Nicosie. Ces deux agences fournissent ensuite à leurs clients des fiches avec ce qui a pu être identifié ou non dans les vidéos.

«Sous les balles»

YouTube a quant à lui comblé un vide que la presse n’a pas su ou pu remplir, les médias s'étant lassés de ce conflit trop complexe. Et trop dangereux, il est devenu en quelque sorte «virtuel». Alors il a fallu développer des outils de vérification des vidéos. Le 14 juillet 2014, Eliot Higgins lance le site d’open source Bellingcat. Dans la fable Belling the Cat, des souris sont terrorisées par un chat. Elles veulent lui accrocher une cloche (bell) autour du cou pour être averties de sa présence mais ne savent pas comment faire. «Bellingcat donne des informations sur comment accrocher la cloche», s’amuse Higgins. «La première tâche est de confirmer s’il s’agit de la vidéo originale, puis de définir la géolocalisation exacte en regardant des images de la zone sur Street View [ou sur Google Maps ou Yandex Maps] et sur Panoramio. Nous utilisons aussi des outils comme EchoSec et Yomapic pour trouver des images géotaguées de la zone, ce qui peut apporter des sources supplémentaires à l’image au sol.» Plus d’une douzaine de personnes travaillent spécifiquement sur la Syrie au sein de Bellingcat. Et il y a six mois, le site a lancé un projet collaboratif ouvert à tous pour géolocaliser les vidéos des attaques russes sur le territoire syrien. Il a permis de prouver que, contrairement à ce qui était officiellement affirmé, les frappes de Moscou ciblaient les rebelles, et non l’Etat islamique.

«Prouver», le mot revient en boucle dans la bouche de Hadi : «Avec Trad al-Zhouri, mon binôme à ce moment-là, on pensait jour et nuit au fait qu’il fallait qu’on fournisse des preuves.» Il triture les bords du coussin qu’il tient sur ses genoux : «Des preuves que le régime tirait sur les gens. Des preuves que le Hezbollah [libanais] était engagé en Syrie bien avant que ce ne soit officiel. Des preuves que des milices irakiennes étaient entrées sur le territoire. Alors un jour, on a risqué notre vie. L’ASL se battait contre le Hezbollah. Il y avait des morts. Sous les balles, on est allés chercher un corps et on l’a ramené de notre côté pour le filmer et prouver la présence des Libanais du Hezbollah.» Dans la vidéo publiée deux semaines plus tard, Hadi montre le corps du combattant, sa plaque, puis l'affiche réalisée par le Hezbollah en l'honneur du martyr. Trad a payé de sa vie ces prises de risques. En février 2014, il reçoit un éclat d’obus dans la tête, à Yabroud, dans le Qalamoun. Hadi quitte ensuite cette région syrienne et rejoint celle d’Idlib, où il rencontre Khaled, à Kafranbel. Traumatisé, le premier refuse de se séparer du second. Khaled n’a pas le droit d’aller filmer sans lui. Pendant les combats, Hadi lui prend la main, «comme un enfant».

L'attaque de la Ghouta Le 21 août 2013, plus de 1 300 personnes meurent à la Ghouta, dans la banlieue de Damas. Les premières images semblent montrer une attaque chimique mais l’utilisation du gaz sarin ne sera confirmée qu’un an plus tard. Une vidéo peut-elle constituer la preuve d’une attaque chimique ? «Les gaz chimiques ne produisent pas de nuage vert ou jaune – c’est un mythe hollywoodien, explique Dan Kaszeta, spécialiste des attaques chimiques et collaborateur sur Bellingcat. Le gaz sarin, est inodore et incolore. Il laisse peu de traces et provoque une mort rapide. Ceux qui survivent présentent des symptômes internes : maux de tête, douleurs intestinales. Sans autopsie, impossible donc de tirer de conclusion.»

Lire aussi 
notre reportage sur l'utilisation du gaz sarin

A forte charge émotive, ces vidéos sont faites pour convaincre. Elles sont tournées sur le vif, les images vacillent et semblent «vraies». Or elles ne donnent en fait que peu d’informations sur l’événement en soi et ne représentent en rien la totalité de celui-ci. Qui a filmé ? Pourquoi ? Quand et pourquoi a-t-on décidé d’éteindre la caméra ?

 

«La désensibilisation de la violence extrême»

 

La question de la valeur informative de ces vidéos relayées par les médias est au cœur des reproches formulés par le collectif de cinéastes syriens Abounaddara. Dans une tribune publiée par Libération, ils expliquaient que «la guerre vue de l’intérieur offre à la télévision l’occasion d’assouvir la pulsion voyeuriste du spectateur en s’affranchissant de contraintes journalistiques, éthiques ou juridiques relatives au droit des personnes à leur image». Ils dénoncent une société syrienne dont la dignité et la visibilité ont été bafouées, et une banalisation par les médias de la violence obscène dans le but d’aguicher et d’apitoyer le spectateur. La violence est maintenant devenue la seule image qui nous parvient de Syrie. «YouTube a contribué à la normalisation et à la désensibilisation de la violence extrême. De nombreux Syriens partagent régulièrement des vidéos de torture, de brutalité ou de réfugiés qui se noient sur les réseaux sociaux. Des vidéos qui auraient choqué les adeptes de la Syrie il y a cinq ans sont désormais visionnées sans sourciller», constate Omar al-Ghazzi, maître de conférences en journalisme à l’université britannique de Sheffield.

«Surtout, les histoires ordinaires ont été oubliées.» Ali Atassi, dans son bureau de Gemayzeh, à Beyrouth, où il vit depuis quinze ans, garde un goût amer. Il a été l’un des fondateurs du projet Kayani WebTV, lancé fin 2011. Le but de l'initiative était de faire travailler ensemble artistes émergents et journalistes en Syrie. Les formations étaient dispensées sur Skype. Mais ça n’a pas fonctionné car le «côté spectacle de la violence a été encouragé par YouTube et les médias». Il leur en veut notamment d’avoir coupé les vidéos d’auteurs, comme ce fut le cas pour le court film intitulé Mortar («mortier»), réalisé par Abdallah al-Hakawati.

 

 

Mortar a été filmé à Alep en novembre 2012. Au sein d’une manifestation pacifique, une enfant chante la liberté. Elle a peut-être 8 ans. Puis vient l’obus. Les médias n’ont diffusé que les dernières secondes, celles du mortier qui tombe à quelques mètres de l’enfant. Les images des manifestations du début, le choix du montage, l’hommage que l’on peut lire à la fin, rendu à Mustafa Karman, un ami de l’auteur disparu ce jour-là, ont été supprimés. L’objet artistique dans sa totalité a ainsi été réduit à une simple image pour servir un discours journalistique. «Ils avaient enlevé le geste, ça n’avait plus de sens.»

La production massive de vidéos s’est pourtant montrée inefficace et n’a en rien modifié les rapports de force. Hadi pensait qu’il fallait «tout montrer et que le monde allait intervenir». «Mais non», insiste-t-il, dépité. Au contraire, ce flot d’images a complexifié la compréhension du conflit.

Lorenzo Trombetta vit à Beyrouth depuis une dizaine d’années. A la terrasse d’un café du centre-ville, ce journaliste italien de l’agence Ansa critique vigoureusement son propre traitement de la crise : «Les Syriens ont eu entre les mains un instrument très puissant et en même temps un monstre difficile à gérer. Il y avait tellement de vidéos dans les premiers mois du conflit que ma capacité à analyser les choses a été phagocytée.» La production de ces vidéos s’est avérée contre-productive : aujourd’hui, elles sont si nombreuses que plus personne ne les regarde.

 

 

Quelle utilisation de ces vidéos ?

«L’idée de mémoire collective n’est pas quelque chose d’évident en Syrie»

Et maintenant ? Que faire de toutes ces vidéos ? En 2011, le réseau Shaam News en comptait 700 000 sur sa chaîne YouTube. Plus encore l’année suivante. Il est impossible de savoir avec précision combien ont été mises en ligne ces cinq dernières années. Certaines ont été supprimées par leurs auteurs, d’autres par l’armée électronique de Bachar al-Assad, qui sévit depuis mai 2011. Facebook et YouTube procèdent également à la suspension de pages au contenu trop violent. Hadi s’insurge, huit des siennes ont été fermées par Facebook.

Parce que ces vidéos disparaissent, les hackers du collectif Telecomix ont décidé, dès 2011, de les télécharger pour les archiver et les rendre accessibles à tous. «Au fur et à mesure, nous avons amélioré l'outil, récupéré automatiquement des vidéos, mis en ligne le site broadcast.telecomix.org [qui n'est plus fonctionnel] en essayant d'indexer le contenu par jour et par localisation», explique par mail Okhin, l’un des membres de l’opération #OpSyria menée en Syrie pour contourner la censure. Telecomix aide également les internautes syriens en leur envoyant des guides de connexion traduits en arabe ou en court-circuitant une partie de l'Internet domestique pour les rediriger sur une page qui donne des conseils pratiques. Lassés par la durée de la crise, les hackers de Telecomix ont mis fin à leur opération : «Le site n'est plus maintenu depuis plus d'un an maintenant, essentiellement par manque d'espace disque et de temps. Comme nous préservions les URL d'origine, il devrait cependant être possible de récupérer une grande partie des données assez facilement pour reconstruire ce site si quelqu'un veut s'en donner la peine.»

Manque de moyens

Peut-on dire pour autant qu’Internet ou YouTube est une archive ? «Je dirais plutôt qu’il s’agit d’un ensemble de documents, explique Ulrike Riboni, attachée temporaire d'enseignement et de recherche à l'université Paris-VIII. Le document, c’est l’objet brut, et l’archive, c’est ce qui a été hiérarchisé, annoté, classé, réemployé.» «Une vidéo n’est jamais qu’un document parmi beaucoup d’autres qu’il faut contextualiser», complète Barbie Zelizer, responsable de la revue Journalism : Theory, Practice and Criticism. Or de nombreuses vidéos syriennes sont anonymes, il est donc impossible de savoir quelles sont les personnes apparaissant à l’image, qui a filmé et qui a procédé à la mise en ligne.

Des initiatives individuelles essayent de recontextualiser ces vidéos avant de les archiver, comme le site internet la Mémoire créative de la révolution syrienne, fondé en mai 2013 par Sana Yazigi. Elle archive, avec une poignée d’autres, le contenu artistique de la révolution (vidéos, photos, peintures, dessins, graffitis…). Ils cherchent, trient et traduisent (en arabe, français et anglais) ces contenus. «Pour chaque événement – un état de siège, un bombardement par baril… –, on va chercher comment les Syriens et les Syriennes se sont exprimés dessus et on rassemble les documents.» A terme, Sana aimerait ouvrir complètement sa plateforme pour que tous les internautes puissent participer, mais elle manque de moyens.

Le manque de moyens, c’est l’éternel problème des différents projets d’archivage numérique. En 2013, Ulrike Riboni voulait monter un projet pour indexer et archiver les vidéos des mouvements protestataires dans le monde : «Il s'agissait d'un projet collaboratif avec une part de sélection et d'analyse manuelle, et une part d'archivage automatique assistée par ordinateur. On avait même pensé à un développement basé sur la reconnaissance d’images pour permettre une indexation visuelle et non textuelle.» Faute d’argent, son projet n’a jamais vu le jour. Chamsy Sarkis, fondateur de Smart, se bat actuellement pour les mêmes raisons. Smart News Media travaille depuis l’été 2015 à la création d’un lexique sémantique pour un moteur de recherche : «L’idée, c’est de travailler avec les synonymes. Si par exemple l’internaute cherche “Daech”, toutes les occurrences comme “Etat islamique” s’afficheront également car tous les journaux arabes n’utilisent pas tous les mêmes dénominations.» Plus spécifiquement, ce module ne concerne que la Syrie. «Si bien que si l’on cherche “régime”, le moteur va savoir qu’il s’agit du régime syrien.» Pour l’instant, la start-up a répertorié entre 8 000 et 9 000 mots-clés en arabe et croise plus de 600 références (pages Facebook, Twitter, sites internet). Chamsy Sarkis se donne deux ans pour développer son projet s'il ne trouve pas de financements supplémentaires d’ici là.

mémoire collective

Reste la question épineuse du droit. «Pour l’instant, on ne fait que copier une matière dans un but de préservation. On reproduit le contenu et son contexte (date de production, de reproduction, les liens trouvés) mais on ne peut pas réellement l'utiliser», explique Sana Yazigi. Storyful affirme demander l’autorisation des auteurs mais ne les paie pas. Le rédacteur en chef dit ne faire que «vérifier des histoires et les montrer au monde. Quand les "casques blancs" [les secours] font une vidéo, ils la font dans un but de communication publique, on ne fait que relayer».

 

 

«La mémoire collective a besoin d’expériences partagées intenses, explique Barbie Zelizer. Et la guerre est l’expérience la plus intense. C’est physique, c’est douloureux, c’est lié à l'émotion.» Reste à savoir quelle mémoire collective les Syriens garderont de cette révolution. Ceux de Damas n’auront pas la même que ceux d’Alep ou de Madaya, ville assiégée et affamée. «A la différence de l’histoire, la mémoire collective, elle, n’est jamais stable, jamais distante, et encore moins objective.» Elle est le fruit d’un souvenir, d’un passé subjectif qu’on ressasse. «Elle se transmet même à travers des personnes qui n’ont pas directement vécu les événements», complète Jill Edy, spécialiste des médias et de la politique à l’université d’Oklahoma. YouTube risque de changer notre rapport à cette mémoire. «La préservation des vidéos par YouTube va peut-être réduire le pouvoir social des autorités à créer une histoire qui leur convient. Pour autant, cela ne veut pas dire que la mémoire collective sera plus représentative pour “le peuple”. Elle est souvent influencée par la “fin de l’histoire”. Dans le contexte syrien, si le régime de Bachar al-Assad survit, l’histoire se souviendra de comment il a survécu. Si un nouveau gouvernement le remplace, c’est son arrivée au pouvoir qu’on gardera en mémoire.»

Pendant des décennies, le régime syrien s’est attaché à détruire ou à dissimuler les archives afin de réécrire sa propre histoire. «L’idée de mémoire collective n’est donc pas quelque chose d’évident en Syrie, explique Chamsy Sarkis. Elle est beaucoup plus développée en Occident parce qu’il y a eu un vrai travail dessus après la Seconde Guerre mondiale. En Syrie, à part les intellectuels et quelques activistes, peu de personnes se soucient de l’importance de la mémoire, or ce sont les ruraux et non les intellectuels qui constituent le cœur du milieu révolutionnaire.» Alors que la guerre bat son plein, la question peut aussi paraître prématurée. «On ne sent pas forcément la nécessité de construire une mémoire avant de commencer à oublier.» Mais au lendemain de la guerre, ces vidéos, si elles sont archivées et contextualisées, seront une des pièces essentielles pour permettre aux Syriens de s’approprier l’histoire de leur révolution.

Texte Fanny Arlandis (à Beyrouth)
Production Libé Six Plus

 

 

 

Source : http://www.liberation.fr

 

 

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