Après deux mois et demi de manifestations et de répressions, une nouvelle Ukraine est en train d'émerger de ce qui est bel et bien une révolution. Au-delà des soubresauts qui agitent le parlement ukrainien et l'étroit cercle des décideurs politiques, c'est une page révolutionnaire du pays qui est train de s'écrire. Un moment historique, à l'échelle de la révolution orange de 2004 ou de la naissance d'une Ukraine indépendante, libérée de la tutelle soviétique en 1991.
Mais à la grande différence de 2004, le pays est cette fois entraîné dans une spirale de radicalisation et de violence qui ne permet pas d'exclure le pire : une ou des confrontations armées. Alors que la situation politique semble complètement bloquée, plusieurs signes laissent entrevoir une situation explosive.
Viktor Ianoukovitch. © (Reuters)
1. Le président Ianoukovitch s'est mis « en congé maladie ». Il dit souffrir d'« une maladie respiratoire aiguë accompagnée d'une forte fièvre ». Juste après ce retrait provisoire, il a rendu public un message accusant l'opposition de « continuer à envenimer la situation ». Il a vendredi ratifié l'abolition des lois dites « de la dictature », lois adoptées en urgence le 16 janvier et abrogées mardi par le parlement. Il a également signé la loi ouvrant la porte à une amnistie des manifestants condamnés, loi adoptée mardi contre l'avis de l'opposition qui la juge trop restrictive.
2. L'ancien premier ministre Mykola Azarov, qui était en poste depuis 2010, est parti vendredi pour l'Autriche alors que la session du Parlement s'est achevée et qu'aucune négociation politique ne se poursuit aujourd'hui.
3. L'armée, qui s'était jusqu'alors interdit de s'engager dans le conflit, est intervenue pour la première fois vendredi. Elle demande dans un communiqué au président de prendre « des mesures d'urgence ». « Les militaires et les employés du ministère de la défense ont appelé le chef suprême des armées à prendre des mesures d'urgence dans le cadre de la législation actuelle pour stabiliser la situation dans le pays (...) Ils ont jugé inacceptables la prise d'assaut de bâtiments publics et les tentatives d'empêcher le pouvoir de remplir ses fonctions, notant qu'une escalade de la contestation menace l'intégrité territoriale. » Est-ce le prélude aux rumeurs qui courent depuis des jours dans Kiev sur l'instauration de l'état d'urgence ?
4. Le pouvoir a abandonné l'ouverture faite un temps de créer une commission de révision de la constitution. Demande faite par l'opposition et relayée par le premier président ukrainien Leonid Kravtchouk : il s'agit de revenir sur les réformes constitutionnelles faites par Ianoukovitch peu après son élection de 2010 et qui ont transformé ce qui était jusqu'alors un régime parlementaire en un régime présidentiel sans réels contre-pouvoirs.
5. Les partis d'opposition ont perdu le contrôle des soulèvements en cours dans plusieurs villes du pays, en particulier à Kiev. « L'opposition politique, qui avait cherché à contrôler le mouvement, a perdu l'initiative et toute capacité à imposer ses priorités », écrit une éditorialiste du journal Oukraïnska Pravda. En revanche, les groupes les plus radicaux – comme Praviy Sektor –, composés de vétérans de la guerre d'Afghanistan, d'ultranationalistes d'extrême droite, de « hooligans » supporters de clubs de football, tiennent le centre de Kiev et sont en première ligne sur les barricades et dans les affrontements avec la police.
Car depuis une semaine, c'est une tout autre dynamique qui est en train de gagner le pays. Le moteur principal de la mobilisation des manifestants est la mise en accusation sans précédent des forces de sécurité et des services secrets pour les violences exercées contre les manifestants. Dans ce pays traumatisé par l'immensité des massacres subis au XXe siècle (une estimation fait état de 17 millions de morts entre la Grande famine de 1932-33, la Seconde Guerre mondiale, les purges et déportations), la mort d'au moins cinq manifestants – deux ont été tués par des tirs à balles réelles – a constitué un tournant, sans retour possible au système précédent. Les manifestations de l'indépendance, la révolution de 2004 n'avaient fait aucune victime.
Vendredi (voir vidéo ci-dessus), l'histoire de Dimitri Boulatov a fait le tour du pays, déclenchant une nouvelle vague d'indignation. Boulatov a été l'un des animateurs du mouvement AutoMaïdan. Depuis des semaines, ces activistes organisent avec leurs voitures des piquets et blocages de routes aux abords des propriétés des principaux responsables du pouvoir. Boulatov, comme des dizaines d'autres activistes du mouvement EuroMaïdan, a été enlevé le 22 janvier.
Torturé et oreille coupée
Dimitri Boulatov avant son enlèvement. © (dr)
Il a été retrouvé errant dans un village dans la banlieue de Kiev jeudi soir. Il raconte avoir été enlevé par des hommes qu'il ne peut identifier, enfermé, battu et torturé, ses kidnappeurs lui ayant coupé une oreille et l'ayant « crucifié ». Vendredi, tandis qu'il était hospitalisé, son cas était détaillé sur tous les médias ukrainiens.
Cette histoire est semblable à beaucoup d'autres. Vendredi, EuroMaidanSOS, un groupe d'activistes, a chiffré à 33 le nombre de personnes disparues. Avant Boulatov, un autre manifestant, Igor Lutsenko, avait raconté sur sa page Facebook comment il avait été enlevé le 21 janvier par dix hommes non identifiés dans un hôpital de Kiev où il tentait de faire soigner une blessure à l'œil. Il a été emmené dans une forêt près de Kiev. « Ils m'ont fait agenouiller devant un arbre et m'ont demandé de prier, j'ai compris que ma dernière heure était arrivée. » Les hommes ont-ils été interrompus ? Ils ont finalement disparu rapidement laissant échapper l'activiste. Un autre manifestant enlevé avec lui dans le même hôpital a eu moins de chance : Iouri Verbitski a été retrouvé mort à Boryspil, une banlieue de Kiev.
Ces derniers jours, toutes ces violences enflamment les réseaux sociaux, l'internet ukrainien mais aussi les médias puisque plus de cinquante journalistes ont été tabassés ou arrêtés par les forces de l'ordre. Dernier en date, le photographe Maryan Havriliv, qui dit avoir été arrêté mercredi par les forces spéciales, emmené en forêt, déshabillé et battu. Photo ci-dessous :
Marian Havriliv avant et après son arrestation. © (dr)
Car des violences semblables se produisent également dans les villes de province. Exemple à Tcherkassy, une ville de 280 000 habitants dans le centre du pays. Jeudi, des manifestants ont expliqué qu'ils se rendaient devant le siège de l'administration régionale quand une centaine de membres des forces spéciales, assistées de jeunes casseurs payés par le régime, les ont chargés, embarqués dans des bus et tabassés. Ci-dessous, une vidéo de Sergueï Sobko, un représentant des manifestants : « Ils nous ont jetés sur le sol des autobus, nous ont tabassés, nous sautaient dessus pour nous briser les côtes », dit-il.
Cette fois, et à la différence de 2004, la violence des Berkut, les forces spéciales, dont la page Facebook était récemment encore décorée de croix gammées nazies et d'étoiles jaunes (ce qui a provoqué un scandale – lire ici une lettre d'une association juive), n'a cessé d'alimenter la colère populaire, poussant dès novembre 2013 près d'un demi-million de personnes à manifester dans le centre de Kiev. Depuis, une large partie de la population ne veut surtout pas voir s'installer un système de répression qui rappelle celui mis en place par Vladimir Poutine à Moscou : les lois adoptées dans l'urgence le 16 janvier et abrogées mardi étaient un décalque presque parfait de plusieurs législations russes.
Les églises et les oligarques
Les tabassages, les disparitions, les emprisonnements et condamnations express, les menaces envoyées par texto aux manifestants par les services de sécurité ont provoqué une véritable allergie de la population. En 2000, l'enlèvement et l'assassinat du journaliste Gueorgui Gongadzé (lire ici), commandité dans les cercles du pouvoir, avait failli provoquer la chute du président Koutchma. Mardi matin, des journalistes de Radio Svoboda ont publié une liste nominative des morts, disparus et emprisonnés (la liste est consultable ici). Depuis, au moins deux autres organisateurs des manifestations en région étaient signalés disparus.
Selon EuroMaïdanPR (ici, leur page Facebook), le centre d'information des manifestants, le bilan est le suivant : 6 morts (dont un policier décédé d'une crise cardiaque) et plus d'un millier de personnes arrêtées et emprisonnées. « Les intimidations, les agressions d'activistes et les condamnations ne cessent d'augmenter, assure la députée de l'opposition Lesya Orobets. Les soi-disant concessions de Ianoukovitch ne sont que des manœuvres tactiques alors que la menace d'instaurer l'état de siège est toujours réelle. »
Tout le pays semble aujourd'hui engagé dans ce mouvement multiforme, disparate, aux revendications contradictoires mais dont l'enjeu peut se résumer simplement : sortir du système néo-soviétique construit depuis vingt-trois ans. La coupure du pays en deux – l'Ouest pro-européen et ukrainophone contre l'Est russophone et toujours proche de Moscou –, cette fracture souvent exagérée par les observateurs depuis 2004, s'est considérablement réduite ces derniers jours. Des parlementaires et élus locaux de l'Est protestent à leur tour. Le régime ne contrôle véritablement que cinq ou six régions quand l'opposition en domine une bonne dizaine. Mardi, l'administration régionale de Dniepropetrovsk a dû être entourée de barbelés pour la protéger des manifestants. Voir la carte ci-dessous, telle que réalisée par l'opposition :
La carte des mobilisations le 25 janvier, selon l'opposition.
Si la violence d'État est le moteur principal de la révolution en cours, deux autres éléments ont contribué à fragiliser un peu plus le pouvoir. Le premier est la prise de distance du puissant patriarcat orthodoxe de Kiev. Outre les nombreux prêtres qui se sont succédé à la tribune de la place de l'Indépendance pour bénir les manifestants, le patriarche Filaret, 84 ans, a récemment refusé d'être décoré par le président Ianoukovitch, estimant qu'il n'était pas « éthique » d'accepter une telle décoration quand des « gens mouraient ». Tout en appelant à un compromis politique, le patriarche s'en est pris lui aussi aux forces spéciales des Berkut : « Ce sont bien les Berkut qui ont commencé à tuer, non ? Pourquoi les manifestants ont-ils érigé des barricades ? Pour se protéger. De qui ? Des Berkut », a-t-il déclaré.
Bien moins influente, même si elle est relativement implantée dans l'Ouest du pays, l'Église catholique est encore plus nettement aux côtés des manifestants. Ainsi Boris Gudziak, évêque et recteur de l’université catholique ukrainienne (sa biographie ici), juge que « ce mouvement est très profond ». « Il s'agit de l'Europe mais pas seulement. Les gens veulent reconquérir leur dignité, ils ont peur de ce régime et de sa violence et ils veulent se libérer de la peur. Ils sont dégoûtés de la corruption et ils veulent là aussi en sortir » (écouter ici un de ses entretiens à Radio Vatican). Peu ou prou, le célèbre écrivain ukrainien Andrei Kourkov dit la même chose : « Il faut réinstaller la moralité au sein de l’État. Aujourd’hui, la corruption est partout, elle est même devenue la norme, acceptable pour 90 % des gens. Il va être dur de trouver des gens honnêtes avec qui travailler » (lire ici son entretien).
L'isolement de Ianoukovitch
Mercredi, les activistes les plus radicaux des groupes ultras se sont constitués en «Garde nationale» © (dr)
Le deuxième élément est la prise de distance des grands oligarques du pays, jusqu'alors aux côtés du pouvoir. Le premier d'entre eux, Rinat Akhmetov, qui a mis la main sur les mines et les industries métallurgiques de l'Est, a soutenu durant de longues années Ianoukovitch et contrôlerait au moins 70 parlementaires, a appelé au compromis, incitant le pouvoir à mener de vraies négociations avec l'opposition et s'indignant, lui aussi, des violences contre les manifestants. Dans la foulée, de nombreux autres oligarques ont demandé au pouvoir de mener de « vraies négociations ».
La répression conduite par le régime n'a cessé d'alimenter en retour une radicalisation d'une partie des manifestants avec la montée en puissance de groupes ultra-nationalistes, formés d'anciens combattants des guerres soviétiques et de supporters de clubs de foot organisés en bandes de hooligans. Ce sont eux, à travers deux groupes ultras et d'extrême droite – Praviy Sektor et Spilna Sprava –, où se mêlent néonazis, antisémites, nationalistes, orthodoxes et casseurs, qui ont riposté aux forces spéciales, assurent la prise des bâtiments publics et la garde des barricades.
Mais ces groupes cohabitent avec la masse des manifestants et même avec des petits groupes d'extrême gauche qui ont activement participé aux affrontements avec la police. Alliance temporaire, assurent les uns et les autres, pour un objectif unique : renverser Ianoukovitch et dissoudre les forces spéciales. Mercredi, une partie de ces militants ultras se sont officiellement constitués en « Garde nationale », organisant des entraînements paramilitaires en bordure de la place de l'Indépendance. Vendredi, ils ont demandé à être inclus dans de futures négociations politiques, prenant acte que celles conduites jusqu'alors « n'ont rien donné et ne correspondent pas aux volontés des manifestants de Maïdan ».
« Notre pays est au bord de la guerre civile », a déclaré mercredi devant le parlement Leonid Kravtchouk, premier président de l'Ukraine indépendante en 1991. Depuis 2004, l'avertissement – « guerre civile » ou « partition » du pays – a été régulièrement brandi pour mieux appeler au compromis. Cette fois, il apparaît autrement plus fondé tant certains activistes qui sont engagés depuis plus de deux mois dans la bataille sont déterminés à en découdre.
Officiellement malade, le président Ianoukovitch est de fait de plus en plus isolé. Ces derniers jours, les défections de ses proches se sont multipliées. Vivant dans une résidence officielle à l'extérieur de Kiev, décrit par les médias ukrainiens comme peu informé des réalités du pays et sûr de sa puissance, Viktor Ianoukovitch aura chaque fois réagi avec retard. Ce week-end, il a pris acte des démissions de sa porte-parole, Daria Chepak, et d'un de ses principaux conseillers, Andrii Yermolaiev. Le mois dernier, son directeur de cabinet avait claqué la porte, dénonçant les violences policières.
Des femmes apportent aux manifestants de la place de l'Indépendance des provisions et du bois de chauffage. © (dr)
En plus de deux mois de crise, l'opinion publique a pu prendre connaissance de la nature du régime construit par Ianoukovitch, un régime semi-autoritaire bâti pour les intérêts d'un clan. Moins qu'une proximité avec Moscou, c'est d'abord la corruption à grande échelle qui révulse une partie des citoyens, corruption illustrée par le succès soudain des deux fils du président. Le premier, Viktor, a été à 25 ans élu député au Parlement. Amateur de voitures de luxe, il a été parachuté vice-président de la fédération automobile ukrainienne. Le second, Alexandre, est devenu en une poignée d'années une des grandes fortunes du pays, évaluée à 510 millions de dollars par l'édition ukrainienne du magazine Forbes : ses activités se sont étendues du BTP à l'exportation de charbon ukrainien.
Plus que les revendications pro-européennes exprimées en novembre dernier, c'est maintenant à la démission du président et à un véritable changement de régime qu'appellent les manifestants comme les partis de l'opposition. Partir ou écraser par la terreur la mobilisation : Ianoukovitch s'est peu à peu enfermé dans cette seule alternative.
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Source : www.mediapart.fr
Publication: 27/07/2013 18h26 CEST | Mis à jour: 27/07/2013 18h38 CEST