Dès le lendemain, le 17 janvier, le mouvement de protestation et de colère a commencé à Kasserine. Puis il s’est étendu à pratiquement tout le reste du pays. Pendant six jours, il y a eu des manifestations, des sit-in, des blocages de route, des affrontements avec les forces de l’ordre, ce qui a amené le pouvoir à décréter le couvre-feu. Il faut rappeler que la Tunisie vit déjà sous l’état d’urgence suite aux attentats de 2015.
Cette révolte des sans-emploi, de la jeunesse, a été l’occasion pour des bandes et des réseaux de contrebande de profiter de la situation et de piller des magasins, des dépôts de la douane. Est-ce que ces pillages ont été commandés ? On n’a pas de preuve pour affirmer quoi que ce soit. Mais ça tombe très bien pour une presse, des partis politiques et un gouvernement qui voulaient à tout prix isoler le mouvement de jeunes et jeter le discrédit dessus en accusant cette contestation d’être en fait un mouvement de casseurs, de pilleurs et de contrebandiers.
Qu’il y ait eu de la casse et des pillages, c’est un fait. Mais ça ne cache pas une vérité qui est en train de faire surface : celle de la très grave crise de l’emploi touchant surtout la jeunesse, qui est sinistrée. Il y a un état d’extrême urgence dans lequel vit la jeunesse en général et les diplômés de l’université en particulier. Aujourd’hui, on compte quelques centaines de milliers de diplômés de l’université qui sont au chômage, parfois pour plusieurs années. Leur nombre, entre 2010 et 2015, a augmenté de plus de 70% : ils étaient 139 000 et sont aujourd’hui 242 000. Un autre chiffre paraît impressionnant : parmi ces chômeurs, on compte 34 000 médecins, pharmaciens et ingénieurs. Ainsi, la situation s’est aggravée encore davantage après la révolution.
La Tunisie a connu une explosion de colère, cette révolte des sans-emploi, qui vient rappeler que les choses ne se sont pas améliorées après la révolution. Il y a une tension sociale extrême aujourd’hui en Tunisie qui rappelle la tension révolutionnaire d’il y a cinq ans. Le mouvement n’est pas terminé : il y a un calme très relatif depuis quelques jours, mais les sit-in se poursuivent dans plusieurs endroits, les manifestations aussi. Il y a aussi des grèves générales dans certaines localités. Disons que le mouvement a baissé d’intensité, surtout au niveau des affrontements avec les forces de l’ordre. Mais la tension risque de monter de nouveau, parce que les grévistes et les diplômés au chômage attendent des réponses claires du gouvernement, et ces réponses ne viennent pas. En fait, le gouvernement n’a pas de solution. Il maintient le même cap, or la politique économique et sociale qu’il applique n’a pas comme priorité de créer de l’emploi.
Quelle est la position du Front populaire dans cette situation ?
La position qui a été adoptée par le Front populaire a été très claire. D’abord, nous avons affirmé un soutien inconditionnel au mouvement de contestation. Ensuite, le Front populaire a proposé des mesures d’urgence au gouvernement, mesures capables de mobiliser les fonds nécessaires pour commencer à apporter des solutions, ou un apaisement. Parmi ces mesures, les deux plus importantes sont le moratoire sur la dette pour trois ans et l’impôt sur les grandes fortunes (et il y en a en Tunisie !) qui se sont engraissées sous la dictature. En même temps, les militantes et les militants du Front populaire sont présents sur le terrain, ils sont parmi les jeunes. Le mouvement n’est pas sous la direction du Front populaire, loin de là, mais le Front populaire est présent dans ces actions.
Il est nécessaire de mentionner la campagne de désinformation et de diffamation menée par les partis de gouvernement et les médias dominants. Cette campagne essaie de désigner le mouvement comme étant une manœuvre politique de déstabilisation organisée par le Front populaire. Selon cette campagne qui prend de l’ampleur, le Front populaire soudoie les chômeurs pour les encourager à la rébellion. C’est une campagne qui assimile les diplômés chômeurs à des gens irresponsables qui se laisseraient facilement manipuler. Cette campagne essaie d’isoler le mouvement des jeunes diplômés au chômage, et de dénoncer le Front populaire en tant qu’organisation qui chercherait à déstabiliser le pays. Rappelons qu’en Tunisie, il y a un autre ennemi qui est réel : ce sont les groupes djihadistes et terroristes. Ainsi selon les acteurs de cette campagne d’intox, le Front populaire affaiblirait le gouvernement, l’empêchant d’apporter des solutions, mais affaiblirait aussi le pays, le rendant vulnérable face au djihadisme et au terrorisme.
Évidemment, il s’agit de mensonges. Le Front populaire ne cache pas son soutien au mouvement mais, bien entendu, il n’a pas des centaines de milliers d’euros à dépenser pour soudoyer les jeunes diplômés chômeurs !! (rires) La situation sinistrée dans laquelle ils vivent est suffisante pour qu’ils se révoltent. Ce n’est pas nouveau : partout où il y a un mouvement social, on essaie de le dénigrer, de l’isoler par rapport à l’opinion publique en l’entourant d’un cordon sanitaire, et dans le même temps on pointe du doigt un coupable qui serait ici le Front populaire, qui voudrait mettre le pays à feu et à sang. Cette campagne de désinformation et de diffamation se propage rapidement à l’aide d’Internet et des réseaux sociaux. Comme il y a eu trois attentats l’année dernière en Tunisie, les gens sont réceptifs, même si les mensonges sont très grossiers.
Y a-t-il d’autres soutiens que celui du Front populaire ? On peut penser notamment aux organisations syndicales.
La grande centrale syndicale, l’UGTT, a soutenu le mouvement de manière assez nette. L’UGTT et le Front populaire sont vraiment les deux soutiens de taille, même si tous les partis d’opposition ont soutenu le mouvement. Au sein de l’opinion publique, il est évident qu’il y a un soutien aux revendications puisqu’il n’y a pas de famille en Tunisie qui ne soit accablée par ce problème très particulier qui est celui du chômage des diplômés du supérieur. Tout le monde est touché d’une manière ou d’une autre.
Mais il y a eu au même moment ces actions de pillage et de violence, qui ont un peu nui au mouvement de soutien. Les affrontements ont été très violents : plusieurs centaines de manifestants ont été blessées, un policier est mort et une centaine de policiers a été blessée. Ainsi dans le soutien affiché, il y avait un soutien aux protestations pacifiques et dans le même temps une dénonciation de toute action de pillage. Le gouvernement et le président de la république, comme les commentateurs, commencent leurs allocutions par dire : « Nous comprenons la colère et les revendications des grévistes » … Et puis ils enchaînent sur une condamnation de la violence. Ils finissent par mettre tout ça dans le même sac pour appeler au calme et à ne pas mettre en danger la stabilité de la Tunisie.
Où en est la campagne pour l’audit de la dette lancée en décembre par le Front populaire ? Où en est la proposition de loi, et quand pourra-t-elle être déposée ?
Effectivement, une campagne a été lancée par le Front populaire, et plus précisément par le groupe parlementaire du Front populaire. C’est une campagne très importante qui porte sur un audit de la dette tunisienne depuis juillet 1986 jusqu’à aujourd’hui. Beaucoup de choses ont été faites depuis la mi-décembre. Il y a une proposition de loi en préparation, qui a pris un peu de retard parce qu’il y a fort à faire sur d’autres questions très importantes au sein du groupe parlementaire. Et il faut rappeler que les parlementaires en Tunisie ne disposent pas d’assistant et travaillent dans des conditions difficiles. Sur le principe, tout le monde au sein du groupe parlementaire est d’accord et estime que c’est une proposition très importante. Mais il a fallu prendre le temps afin d’être bien capables de défendre l’initiative, car tout le monde au sein du groupe n’avait pas forcément l’habitude de traiter de la question de la dette. La proposition avance, on a fait beaucoup de réunions et un comité de travail a rassemblé les amendements. Le 1er février, nous avons un rendez-vous lors duquel ce comité proposera un texte modifié et élaboré. À partir de là, ce sera une question de jours : la proposition de loi devrait être déposée dans les dix premiers jours de février. Ce sera une date historique pour nous.
Cette proposition de loi s’accompagne d’une campagne de terrain. On a réalisé 20 portraits de femmes et d’hommes, de jeunes et de moins jeunes Tunisiens, de situations sociales différentes. Chaque portrait est accompagné d’un slogan central sur la dette et d’une citation répondant aux problèmes posés par la dette, comme « Notre argent doit servir nos intérêts ». Ces portraits ont été exposés dans 14 villes, sur 80 grands panneaux de 12 m2, pendant deux semaines à un mois, complétés par 40 « sucettes » de taille plus petite. Nous avons tenu une conférence internationale le 19 décembre. J’ai moi-même rédigé un livre sur la dette tunisienne, et j’ai été invité à plusieurs émissions de télé et de radio pour présenter cette campagne. Nous prévoyons de nous déplacer dans sept villes une fois que la proposition de loi aura été déposée, et de nous installer dans le centre de ces villes avec une tente et du matériel pour aller à la rencontre des citoyens et leur présenter la campagne et la proposition de loi sur l’audit de la dette.
Qu’en est-il des plans d’ajustement structurel et des prêts en prévision par les créanciers internationaux, et notamment le FMI ?
Depuis la chute de Ben Ali, il y a un emballement de l’endettement de l’État tunisien, une accélération infernale du rythme des emprunts. Au sein de la commission financière de l’Assemblée dont je suis membre, on a eu six projets de loi depuis le début de l’année 2016, et cinq d’entre eux concernent les emprunts. La Tunisie est déjà sous traitement du FMI depuis 1986. Après la révolution, il y a eu un nouveau plan d’ajustement structurel suite à l’accord signé en avril 2013, qui prévoit un financement d’environ 1,7 milliard de dollars. Ce plan d’ajustement est achevé, mais aucune amélioration de la situation économique n’a eu lieu. Au contraire, la crise est plus grave aujourd’hui. Le projet d’un nouveau plan d’ajustement structurel est désormais lancé, et la délégation du FMI va bientôt arriver en Tunisie pour négocier ce nouveau plan avec le gouvernement, qui va bien entendu amener d’autres mesures draconiennes sur le plan économique et social.
Aujourd’hui, la Tunisie est terriblement plus endettée qu’elle ne l’était sous Ben Ali. Ce qui est grave, c’est que ce surendettement n’a pas amélioré la situation, qui s’est même dégradée tandis que les capacités de remboursement de la Tunisie sont presque nulles aujourd’hui. 4/5 environ des nouveaux emprunts ont été consacrés au remboursement de la dette. Il n’y a pas de croissance, les rentrées de l’État ne cessent de baisser, et la question qui se pose maintenant est celle de la viabilité des finances publiques. Il y a quelques jours, le ministre des Finances a annoncé que le gouvernement avait du mal à mobiliser l’argent nécessaire pour payer les fonctionnaires.
Les mesures prévues par les plans d’ajustement touchent quasiment tous les domaines, et elles sont très douloureuses, comme le gouvernement le dit lui-même. Mais la résistance est toujours très vivante au sein de la société contre ces mesures de restructuration, comme on vient de le constater avec la révolte des sans-emploi. Ce qui marche le mieux pour le gouvernement, ce sont les mesures qui n’ont pas d’impact direct sur la vie des gens, c’est-à-dire les nouvelles lois qui libéralisent les marchés publics, comme la loi sur les partenariats public-privé, le nouveau code de l’investissement, le démantèlement des protections douanières. Pour la quatrième année consécutive, il y a un gel des embauches dans la fonction publique, ce qui, bien sûr, aggrave la situation de l’emploi. Le gouvernement voudrait bien geler les salaires, comme le désirent le FMI et la Banque mondiale. Mais le mouvement ouvrier est très puissant et ne cesse d’imposer des reculs au gouvernement. Dernièrement, il y a eu un accord dans le secteur privé : une augmentation salariale de 6% arrachée après un important cycle de luttes.
Où en est la négociation de l’Accord de libre échange complet et approfondi (ALECA) entre l’UE et la Tunisie ? Que peux-tu nous dire sur cet accord ?
L’ALECA fait partie d’un cadre plus large qui est le partenariat euro-méditerranéen. On parle ici de la politique de l’Union européenne (UE). Personnellement, je considère l’UE comme une nouvelle entité impérialiste. C’est une superpuissance économique et politique qui est en train d’être forgée depuis 1957, qui a une constitution, un parlement, un budget, un drapeau, un marché. Cette superpuissance a sa propre politique vis-à-vis des pays du Sud de la Méditerranée, comme la Tunisie. Cette politique, depuis 1995, est représentée par le partenariat euro-méditerranéen. C’est le cadre dans lequel s’inscrivent toutes les relations (économiques, politiques, culturelles, etc.) entre l’UE et la Tunisie. Cette politique est aussi responsable de la crise sociale et économique qui a poussé la Tunisie à la révolution.
À l’intérieur de ce cadre, le libre-échange concernant la liberté de circulation des marchandises et des capitaux occupe une place importante. L’ALECA est le nouveau nom que l’UE a donné à sa politique de libre-échange avec la Tunisie et d’autres pays. L’UE n’a pas trouvé mieux après la révolution en Tunisie que de proposer l’élargissement et l’approfondissement d’une politique qui était en grande partie responsable de la ruine sociale et économique qui a poussé le pays à la révolution. Ce qui est proposé, c’est de doubler la dose pour être sûr de tuer le malade. Tel est le génie de la Commission européenne.
Les négociations ont officiellement commencé il y a quelques mois. Le début des négociations a été annoncé en Tunisie même. Mais bien sûr, les négociations se déroulent à Bruxelles. L’ALECA est donc en train d’avancer. Dans l’ALECA, il existe plusieurs sous-dossiers. L’accord concernera surtout l’agriculture, les services, les marchés publics, le transport aérien. Au menu, une libéralisation totale de la Tunisie face aux capitaux et aux produits de l’UE, qui se traduira par une exclusion de l’État et donc de la souveraineté nationale tunisienne. L’idée est de réduire l’État à sa plus simple manifestation, celle du maintien de l’ordre. Voilà la nouvelle forme du néo-colonialisme européen en Tunisie.
Le FMI et la Banque mondiale ne sont donc pas les seuls responsables de la situation de dépendance de la Tunisie. Il y a aussi et surtout ce rôle joué par la Commission européenne, avec ses instruments comme la Banque européenne d’investissement et la Banque européenne de reconstruction et de développement, qui d’ailleurs ne reconstruit rien – c’est un bulldozer. Ceux qui sont responsables de la ruine de la Tunisie durant la période de la dictature, FMI, Banque mondiale et Commission européenne, poursuivent aujourd’hui leur œuvre destructrice.
Ce que n’arrivent pas à comprendre les technocrates de la Commission européenne, de même que ceux des institutions financières internationales, ou ce qu’ils feignent d’ignorer, c’est que la Tunisie a fait sa révolution ! C’est vrai que la revendication centrale de celle-ci, à savoir le changement du régime, n’a pas encore abouti, mais une chose est sûre : les Tunisiens ont bien changé. Désormais, ils sont déterminés à défendre leurs libertés et à imposer leurs droits.