Relations publiques 31/07/2012 à 14h01
Capture d’écran de l’article « Asma al-Assad : a rose in the desert », daté du 25 février 2011, via Wayback.archive.org (Vogue/Wayback.archive.org)
En mars 2011, au moment où démarrait le soulèvement syrien contre Bachar el-Assad, le célèbre magazine américain Vogue publiait un portrait très complaisant de la femme du dictateur syrien, sous le titre sans nuance : « Une rose dans le désert »...
Avec la montée de la violence en Syrie, qui a déjà fait quelque 20 000 morts et mis des centaines de milliers de Syriens sur les routes, fuyant les combats et la répression, cet article est devenu une source d’embarras pour le magazine de mode, complice d’une magnifique orchestration des relations publiques d’une dictature.
L’article a été retiré du site en mai 2011. Mais aujourd’hui, l’auteur, Joan Juliet Buck, ancienne rédactrice en chef du Vogue français jusqu’en 2001 et longtemps l’une des grandes signatures du magazine, raconte pour la première fois comment, selon ses propres termes, elle s’est « fait avoir » par la séduisante Mme Assad, les services syriens, et la société de relations publiques américaine à leur service.
Joan Juliet Buck ne se confie pas à Vogue, mais publie un long plaidoyer pro domo sur le site The Daily Beast, dirigé par la journaliste Tina Brown.
Son « scoop », Joan Juliet Buck ne l’a pas obtenu à force de contacts et de travail : il lui a été offert sur un plateau. L’interview a été organisée par une boîte de relations publiques payée par la présidence syrienne, et par la rédaction de Vogue.
« Nous ne voulons pas de politique »
La journaliste raconte qu’elle a été sollicitée par une rédactrice en chef de Vogue le 1er décembre 2010. Sa première réaction :
« Je ne veux pas voir les Assad et eux-même ne voudront pas voir une juive »...
Elle poursuit :
« La rédactrice en chef m’expliqua que la Première dame était jeune, jolie, et qu’elle n’avait jamais donné d’interview. Vogue essayait de l’obtenir depuis deux ans. Désormais, il y avait une société de relations publiques qui l’avait sans doute convaincue d’accepter. »
La journaliste : « Envoyez une journaliste politique. »
La rédactrice en chef :
« Nous ne voulons pas de politique, pas de politique du tout. Elle ne veut parler que de culture, d’antiquités, de musées. Tu aimes la culture, tu aimes les musées. Elle veut te parler à toi. Tu dois partir dans une semaine. »
Joan Juliet Buck se laisse convaincre par ce projet « excitant », surmontant ses doutes et ses objections personnelles.
Mais elle ajoute dans ce long récit à The Daily Beast :
« Je ne savais pas que j’allais rencontrer un assassin.
Je n’avais aucun moyen de savoir que Assad, le doux ophtalmo un peu geek, tuerait plus de gens que son propre père, en torturerait des milliers d’autres, y compris des enfants.
Je n’avais aucun moyen de savoir, alors que j’admirais les événements de la place Tahrir, que je serais atteinte parce que j’avais écrit sur les Assad. Je n’avais aucun moyen de savoir que cet article me coûterait mon gagne-pain, et mettrait fin à mon association avec Vogue qui durait depuis que j’avais 23 ans. »
Une belle opération de com’
Joan Juliet Buck a été la victime consentante d’une belle opération de com’ destinée à redorer le blason d’un des régimes les plus répressifs du Moyen-Orient, et à accréditer l’idée que le fils de Hafez el-Assad et sa jeune épouse étaient « modernes » et donc nécessairement réformateurs.
Elle a entraîné dans sa chute l’un des grands photojournalistes américains, James Natchwey, qui doit regretter aujourd’hui la mise en scène à laquelle il a prêté son talent.
Capture d’écran de l’article « Asma al-Assad : a rose in the desert », daté du 25 février 2011, via Wayback.archive.org (Vogue/Wayback.archive.org)
Une campagne orchestrée par la société de relations publiques Brown Lloyd James, qui, sur son site, se garde bien aujourd’hui de citer Assad parmi ses clients passés, préférant nommer... le Qatar ou la Fondation Tony Blair pour la foi !
Brown Lloyd James a par la suite affirmé que sa collaboration avec la Syrie avait pris fin en décembre 2010, mais selon des documents révélés ce mois-ci par WikiLeaks (via Owni.fr), la firme a rédigé en mai 2011 un mémorandum pour le gouvernement syrien, avec des conseils pour améliorer son image de marque...
Une « stagiaire » chargée d’espionner
Pour son voyage, dont le visa a été arrangé par la société de RP, la journaliste américaine a été accompagnée par un des dirigeants de Brown Lloyd James, Mike Holtzman, un ancien de l’administration Clinton, et par une « stagiaire », qui se trouvait être la fille de l’ambassadeur syrien à l’ONU...
Grâce à des fuites d’e-mails organisées par WikiLeaks, la journaliste américaine a découvert la semaine dernière seulement que la « stagiaire », qui répondait au doux prénom de Sheherazade, avait été chargée de l’espionner, et rapportait ses moindres faits et gestes à la société de relations publiques.
La journaliste raconte ainsi qu’elle a rencontré l’ambassadeur de France en Syrie dans un hall d’hôtel et lui a demandé ce qui se passait dans le pays. Avant de répondre, raconte-t-elle, il a enlevé la batterie de leurs téléphones portables.
« Cela a dû déclencher une alerte, car nous vîmes subitement arriver Sheherazade devant nous. »
Les « valeurs » de Vogue
Plus tard, la jeune « stagiaire » lui dit :
« Nous ne voulons pas que vous parliez à l’ambassadeur de France »...
Elle constatera plus tard que son ordinateur, resté dans sa chambre, avait été « visité ».
A son retour à New York, alors que la Tunisie vivait déjà ses heures révolutionnaires, bientôt suivie de l’Egypte, de la Libye, et enfin de la Syrie, la direction de Vogue lui demanda de ne « pas parler à la presse ». Ce qu’elle fit jusqu’à ce que son contrat avec Vogue expire à la fin de l’année, sans être renouvelé.
En mai 2011, l’article sur Asma el-Assad fut retiré du site de Vogue, après une série de critiques sévères. Vogue publia un communiqué particulièrement faux-cul déplorant la répression en Syrie et constatant que les « valeurs » du magazine ne pouvaient plus être en accord avec ce qui se passait en Syrie.
Mais s’il n’y avait pas eu tous ces crimes, Vogue et sa journaliste auraient paisiblement pu continuer à prospérer en sachant pertinemment qu’ils avaient contribué à une opération de manipulation de l’opinion mondiale centrée sur le charme et la douceur de la Première dame syrienne. Pas de chance.
MERCI RIVERAINS !