La production d’électricité baisse, les coûts d’entretien explosent, la loi sur la transition énergétique impose des objectifs de réduction de la consommation… Mais EDF poursuit comme si de rien n’était sa stratégie ruineuse, analyse l’auteur. Au bout du chemin, la faillite et l’échec de la transition énergétique.
Benjamin Dessus est un ingénieur et économiste français né en 1939. Il est actuellement président de l’association Global Chance.
En déclarant, le 16 février dernier, qu’« il n’y a pas de fermeture prévue de centrales dans les dix ans à venir » [1], Jean-Bernard Lévy, le président d’EDF, a annoncé la couleur : il n’est pas question que son entreprise se plie à la loi sur la transition énergétique, qui impose « 50 % maximum de la production nucléaire dans la consommation d’électricité intérieure de la France en 2025 ». EDF veut continuer à exploiter l’ensemble de son parc, qui produit 75 % de l’électricité nationale, en prolonger la durée de fonctionnement de 10 ou 20 ans, et assurer la relève avec des EPR. À nous, consommateurs, de rendre compatible cette décision de l’électricien avec la loi de transition énergétique en accroissant de 50 % notre consommation d’ici à 2025 pour faire mathématiquement baisser le ratio. M. Lévy ajoute, néanmoins, que tout cela va coûter cher : il faudrait que l’État se décide à garantir à EDF un prix du nucléaire sur 30 ou 40 ans et un relèvement des tarifs aux particuliers…
Le nucléaire, et donc EDF, est aujourd’hui dans une situation difficile. La production mondiale d’électricité nucléaire a chuté depuis 2011 de 12 %. Les nouvelles capacités se substituent à des réacteurs arrivés en fin de vie et l’accident de Fukushima a eu des conséquences importantes sur la production nucléaire en Allemagne et au Japon. Les experts indépendants qui, dès 2005, avaient tenté de mettre en garde sur l’irréalité d’une reprise du marché [2] n’ont jamais été entendus. Et c’est donc à un marché atone – qui contraste avec celui de l’électricité d’origine renouvelable en très rapide expansion – que se trouve aujourd’hui confronté notre « champion » national.
Le dérapage des coûts des chantiers EPR
Le contexte lui est fort défavorable. La consommation d’électricité stagne depuis plusieurs années et sa croissance en Europe d’ici à 2020 se situera, selon RTE (Réseau de transport d’électricité, une filiale d’EDF), entre + 0,7 % et ‐ 2 % par an et, en France, de + ou‐ 0,16 % par an, malgré les nouveaux usages de l’électricité régulièrement invoqués pour justifier un retour à la hausse [3] ; la loi de transition énergétique impose une division par deux de la consommation d’énergie en 2050 et l’on a du mal à imaginer qu’elle concernerait tous les produits énergétiques sauf l’électricité ; l’Allemagne se désengage du nucléaire, le Royaume Uni se contente d’en maintenir sa production en commençant à remplacer vers 2025 ses plus vieux réacteurs par deux EPR, et même la France a décidé de limiter la puissance de son parc à sa valeur actuelle. S’ajoutent à tout cela la chute récente des prix du charbon qui produit de l’électricité sur un marché européen saturé et la montée en puissance des renouvelables, qui font chuter les prix de gros.
- Évolution de la consommation d’électricité en France depuis 2006, en TWh.
Ce contexte d’atonie de la demande d’électricité ne date pas d’hier mais les dirigeants d’EDF, comme les gouvernements successifs, n’ont pas voulu en prendre conscience, tant le dogme de l’augmentation inéluctable de la consommation d’électricité et de la supériorité française dans le domaine nucléaire s’est révélé prégnant.
Au début des années 2000, convaincue qu’un vaste marché international ne pouvait manquer de s’ouvrir à court et à moyen terme, Areva a proposé un EPR clés en main à la Finlande, livrable en 2009. EDF a suivi en 2006 avec la construction d’un EPR à Flamanville. Mais les deux chantiers ont dérapé inexorablement, les coûts s’envolant d’un facteur 3 à 4. Aujourd’hui, aucun des deux EPR n’est encore en marche et des incertitudes majeures demeurent à la fois sur le coût, la date, voire la possibilité de leur mise en route [4].
Pendant ce temps, EDF, en pleine campagne d’acquisitions de sociétés à l’international, et qui a fait le pari qu’elle disposerait de réacteurs type EPR bon marché vers 2020, a négligé la maintenance des réacteurs de son parc : l’investissement de maintenance est resté inférieur à un milliard d’euros par an jusqu’en 2007. Le taux de disponibilité du parc est donc tombé de 84 % en 2005 à moins de 78 % en 2009. EDF a alors pris conscience de la nécessité d’investir environ quatre milliards d’euros par an pour maintenir la productivité et le niveau de sûreté de son parc vieillissant.
- Évolution des investissements de maintenance du parc nucléaire français, en millions d’euros.
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Mais, en mars 2011, l’accident majeur de Fukushima est venu rebattre les cartes. De nouvelles mesures de sûreté exigées par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) ont grevé le budget d’investissement initialement prévu. L’opération « grand carénage », prévue par EDF d’ici 2025, doit répondre à cette double exigence de sûreté et de cure de jouvence du parc. Estimée initialement à 55 milliards d’euros d’ici à 2025, la facture s’élèverait, selon la Cour des comptes [5], à 100 milliards d’euros d’ici à 2030. Mais elle permettrait peut-être, espère EDF, de prolonger la durée de vie des réacteurs de 10 ou 20 ans, et de mieux amortir ce très gros investissement, d’ampleur comparable à celui du parc actuel (96 milliards d’euros [6]). À condition que les solutions envisagées soient validées par l’ASN, réacteur par réacteur, ce qui n’est pas acquis.
Si tout va bien, le coût de production du mégawatt-heure (MWh) du parc rénové, autour de 65 €/Mwh [7], bien que largement supérieur au coût actuel du parc amorti, resterait très compétitif vis à vis de celui de l’EPR.
Une stratégie en contradiction avec deux points majeurs de la loi de transition énergétique
C’est la raison pour laquelle EDF tente cette opération délicate et risquée de prolongation des réacteurs. Délicate parce que l’incertitude pèse sur les conditions de prolongation du fonctionnement de chacun des réacteurs, risquée parce que les opérations de jouvence excluent des matériels comme la cuve et l’enceinte de confinement, des éléments essentiels de sûreté des installations qui ne sont pas remplaçables.
- Jean-Bernard Lévy, le président d’EDF.
Cela représente un mur d’investissement nucléaire pour l’entreprise, auquel s’ajoutent une bonne quinzaine de milliards d’euros [8] à débourser pour construire les deux EPR que propose EDF au Royaume-Uni à Hinkley Point contre le rachat de l’électricité produite à 120 €/MWh pendant 35 ans et le rachat de la section réacteurs d’Areva (deux milliards d’euros). Sans compter le démantèlement des réacteurs et le stockage des déchets, dont les coûts prévisionnels ne cessent d’augmenter, ni le casse-tête de l’embauche et de la formation des 110.000 techniciens nécessaires avant 2020 [9].
À plus long terme, EDF parie sur la réalisation d’un EPR compétitif pour commencer à remplacer les premiers réacteurs âgés de 50 ans en 2028 [10]. Mais il faudrait réduire le coût d’investissement d’un facteur au moins 2 à 2,5 par rapport aux EPR de Flamanville et d’Hinkley Point pour produire de l’électricité autour de 60 €/MWh. Pari majeur puisque l’expérience historique montre que le gain entre les têtes de série et la série n’a jamais dépassé 18 %.
Problème, cette stratégie est en contradiction avec deux points majeurs de la loi sur la transition énergétique : la division par deux de la consommation finale d’énergie en 2050 (et donc une diminution de l’ordre de 15 % en 2025), et la limitation à 50 % du nucléaire dans la consommation électrique française en 2025 [11].
Quels que soient les efforts de pénétration de l’électricité dans de nouvelles applications, personne (à part EDF ?) n’imagine en effet une augmentation ; on prévoit plutôt une stagnation, voire une décroissance de la consommation d’électricité en France en 2025.
Réduire le facteur de charge du parc nucléaire
Il n’est pas vraisemblable non plus de multiplier par deux les exportations d’électricité actuelles (91 TWh en 2015), à la fois pour des raisons techniques (la capacité des lignes électriques transfrontalières) mais aussi économiques : la surcapacité de la plupart des pays européens retentit sur les prix de l’électricité hors pointe, qui s’effondrent.
Dernière solution, réduire le facteur de charge du parc nucléaire de 80 à 60 %, sauf que cette réduction provoquerait une augmentation du coût moyen de production de 25 % (de 65 € à plus de 80 €/MWh).
Seul l’arrêt de 15 à 25 tranches nucléaires du parc permettrait de respecter la règle des 50 %. Cette stratégie permettrait des économies d’investissement de maintenance de 25 à 35 milliards d’euros [12]. Par contre, elle rapprocherait d’une dizaine d’années les échéances du démantèlement problématique des centrales [13]. Elle poserait aussi évidemment à EDF des problèmes de réallocation d’emplois pour 8.000 à 12.000 travailleurs qu’il faudra former et affecter à d’autres tâches dans les 10 ans qui viennent.
- La centrale de Saint-Laurent-des-Eaux, dans le Loir-et-Cher.
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En fait, EDF et le gouvernement affrontent trois objectifs contradictoires :
faire croître rapidement la proportion d’électricité renouvelable dans la consommation d’électricité à 23 % en 2020, comme la France s’y est engagée [14], objectif d’autant moins difficile à atteindre que cette consommation est faible ;
faire décroître fortement la proportion d’électricité nucléaire destinée à la consommation française, objectif d’autant moins difficile à atteindre que cette consommation est élevée ;
faire participer la consommation d’électricité à la décroissance continue de la consommation d’énergie finale nécessaire à sa division par deux en 2050, objectif synergique du premier objectif mais incompatible avec le second…
Repousser à plus tard la question inéluctable du démantèlement
Avec ses annonces, le président d’EDF, semble-t-il avec la complicité du gouvernement, joue la politique du fait accompli. Si l’on suit sa politique, il deviendra de plus en plus évident, dès avant 2020, que ni les 50 % de nucléaire, ni les 23 % de renouvelables en 2020 [15], ni les indispensables économies d’électricité ne seront au rendez vous....
*Suite de l'article sur reporterre
Source : http://reporterre.net