Le Kremlin le voulait, la Douma l'a fait. Mardi 5 juin, les députés pro-Poutine de la Chambre basse du Parlement (238 sièges sur 450) ont adopté une loi draconienne qui limite le droit des Russes à se rassembler et à manifester.
Dorénavant, les participants à des rassemblements, autorisés ou non, seront punis de lourdes amendes - de 20 000 à 300 000 roubles, soit 500 à 7 200 euros - s'ils entravent l'ordre public, la circulation des personnes, ou "causent du tort aux plantations". Les plus démunis (le salaire minimum est de 4 600 roubles, soit 112 euros) pourront toujours payer en effectuant des travaux d'utilité publique.
Le président Vladimir Poutine l'a dit : la loi va "renforcer le caractère démocratique de notre Etat". De leur côté, les députés de Russie unie, le parti au pouvoir, assurent que le texte est "conforme à ce qui se fait dans l'Union européenne". Que les législateurs cherchent à protéger l'ordre public, quoi de plus normal ? Théâtre, à l'hiver 2011-2012, de protestations de rue sans précédent contre la "démocratie dirigée" de Vladimir Poutine, la Russie doit réglementer le déroulement des manifestations. Soit.
Mais il faut bien constater que tout est fait en dépit du bon sens. Pour commencer, le texte est si flou qu'il confine à l'absurde. "Une fête de mariage peut tomber sous le coup de la loi si elle se transforme en rassemblement politique et que l'ordre public est violé", explique avec le plus grand sérieux Alexandre Sidiakine, l'un de ses auteurs. Et quelle démesure : fouler la pelouse pendant une manifestation coûtera plus cher que le recel de matériaux nucléaires, puni à l'heure actuelle d'une amende de 5 000 roubles (121 euros) !
Vu de la forteresse des bords de la Moskova, les manifestations sont, il est vrai, plus radioactives que le plutonium, le strontium et le polonium réunis dans un tiroir à chaussettes. Et pour cause, le 12 juin, l'opposition appelle à une nouvelle "marche des millions". Une fois de plus, les rues de Moscou vont retentir du cri des mécontents, cette classe moyenne urbaine avec laquelle l'élite politico-militaire au pouvoir ne veut pas dialoguer. C'est que le Kremlin n'a pas l'habitude d'être chahuté.
Pour que tout soit prêt pour le 12 juin, les députés ont été priés de voter le texte au pas de charge. La procédure aurait dû prendre moins d'une demi-journée, la Douma n'étant "pas un lieu pour les discussions", comme le faisait remarquer jadis son ancien président Boris Gryzlov.
Or, surprise, mardi 5 juin, jour du vote, la Douma a fait sa bronca. Pendant onze heures, les députés de l'opposition (sociaux-démocrates de Russie juste) ont présenté amendement sur amendement, 400 en tout, pour retarder l'adoption de la loi.
Le texte a fini par être voté, mais les députés, fourbus d'avoir tant discuté, ont quitté l'Assemblée aux environs de minuit, du jamais-vu depuis la guerre russo-géorgienne d'août 2008. Si elle reçoit l'aval du Sénat puis le blanc-seing du président, la loi entrera en vigueur d'ici quelques jours. Seule ombre au tableau, son adoption a suscité un tel tollé que le succès de la "marche des millions" est désormais assuré.
Mikhaïl Fedotov, le conseiller du président pour les droits de l'homme, prévoit "une radicalisation de l'humeur protestataire". "La loi est une entrave aux principes d'un Etat de droit et au droit des citoyens à se réunir pacifiquement", a expliqué Alexeï Koudrine, ancien ministre des finances, sur les ondes de la radio Echo de Moscou.
La sénatrice Lioudmila Naroussova, veuve du maire de Saint-Pétersbourg Anatoli Sobtchak, le mentor de Vladimir Poutine en politique, aurait aimé lire le texte avant de voter. "Pourquoi tant de précipitation ?", a-t-elle interrogé. Mme Naroussova devrait s'en rendre compte, l'heure est au tour de vis. Sa propre fille, Ksénia Sobtchak, une présentatrice vedette devenue égérie de l'opposition, a disparu du petit écran depuis qu'elle fréquente les manifestations. Aucune chaîne ne veut d'elle désormais.
Il y a aussi les punkettes du groupe Pussy Riot, emprisonnées pour avoir chanté "Sainte-Marie, mère de Dieu, débarrasse-nous de Poutine" dans la cathédrale du Christ-Sauveur à Moscou. Maria Alekhina, Nadejda Tolonnikova et Ekaterina Samoutsevitch encourent sept ans de détention pour "extrémisme". Elles sont en prison depuis quatre mois. La justice les estime bien plus dangereuses que l'ex-policier Dmitri Pavlioutchenkov, l'un des inculpés du meurtre de la journaliste Anna Politkovskaïa, qui vient tout juste d'être renvoyé chez lui en attendant le procès.
En matière de contraventions abusives, rappelons le cas de l'institutrice Tatiana Ivanova, condamnée à 750 euros d'amende pour avoir dénoncé les fraudes aux législatives de décembre 2011, nombreuses dans le bureau de vote no 99 de Saint-Pétersbourg qu'elle présidait.
Elus grâce aux fraudes, les députés de la Douma "savent manier le paradoxe", se gausse Ilia Milstein, éditorialiste du site d'information Grani.ru.
Alors que la crise menace, que le rouble se déprécie, que les indices boursiers chutent, que la fuite des capitaux se poursuit, la Douma veut aider l'Etat à remplir ses caisses. La perception des manifestations, dès lors, sera tout autre. Bientôt, ironise l'éditorialiste, "les manifestants seront perçus comme de bons patriotes, alors que ceux qui restent à la maison seront vus comme des radins, indifférents au sort de la patrie".
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Le HuffPost avec AFP | Publication: 25/05/2012 08:43 Mis à jour: 25/05/2012 09:04