Au sommet de la « verticale du pouvoir » qu’il a forgée depuis maintenant quatorze ans, Vladimir Poutine se trouve aujourd’hui cerné. C’est une situation tout à fait nouvelle pour le président russe : son autoritarisme brutal ne semble plus suffire pour endiguer une société avide de mouvements et de changements. « Cet automne, le paysage politique russe devient étonnamment vivant. La monotonie d’un autoritarisme vengeur est en train de laisser la place à un mirage de pluralisme », note l’écrivain Victor Erofeïev dans un texte publié dans la presse russe et américaine. « Cela bouge, il y a quelques signes qui peuvent donner espoir à tous ceux qui veulent que cela change », dit en écho Zoïa Svetova, journaliste et militante des droits de l'homme.
Le régime Poutine n'est pas encore menacé. Et l'ancien agent du KGB, nommé premier ministre par Eltsine en 1999 avant d'accéder à la présidence en mars 2000, peut même espérer demeurer au pouvoir jusqu'en 2024 (comme la constitution l'y autorise s'il est réélu en 2018) ! Mais la nouveauté russe est la suivante : ce pouvoir doit désormais apprendre à vivre avec une opposition multiforme, un réveil de la société et une jeunesse mobilisée demandant réformes et libertés. Du jamais vu depuis plus de dix ans.
Jusqu'alors, le Kremlin avait toujours su écraser par la force ou la menace toute velléité de contestation. Un homme, Mikhaïl Khodorkovski, a pris soin, ces jours-ci, de rappeler à l'opinion russe et internationale ce qu'est la nature de ce régime : la confiscation par un clan des principales ressources de l'économie et de l'appareil d'État. Khodorkovski, l'oligarque un temps honni, a ce 25 octobre « fêté » ces dix années d'emprisonnement (lire ici un précédent article sur son deuxième procès et ici son texte « Dix ans prisonnier »).
Khodorkovski lors de son premier procès.
Arrêté le 25 octobre 2003 sur ordre de Poutine, condamné à l'issue de deux procès grotesques sur la base de dossiers fabriqués, Khodorkovski n'est plus seulement ce symbole du « capitalisme de voleurs » des années Eltsine. L'acharnement du pouvoir à son encontre, les longues années passées dans les camps de travail et ses nombreux écrits publiés dans la presse russe ou à l'étranger lui ont donné une tout autre dimension. Le voilà devenu pour une partie – certes limitée – de la société russe une « conscience », celui qui a payé très cher une opposition à un pouvoir sans principe et qui juge désormais « inévitable une crise politique ».
Dans un petit livre qui vient de paraître en français (Un prisonnier russe, éditions Steinkis), Khodorkovski ne parle pas de Poutine mais raconte par petites touches l'univers carcéral russe (environ 800 000 prisonniers). Celui-là même que décrit la condamnée des Pussy Riot Nadejda Tolokonnikova dans sa « Lettre du camp 14 de Mordovie », que Jeanne Moreau a choisi de lire sur Mediapart et France Culture pour marquer son soutien aux jeunes femmes des Pussy Riot (à regarder et écouter ici).
Un univers où rien n'a véritablement changé depuis le Goulag soviétique, les camps demeurant étroitement imbriqués à l'appareil d'État et à un système judiciaire soumis. Évoquant un enquêteur brisé par sa hiérarchie parce qu'il refusait la corruption et la « fabrication de dossiers », Khodorkovski résume ce qu'est aussi le système russe : « Les pires restent dans le système, certains faute d'intelligence, d'autres faute de courage. Des idiots et des salauds, voilà un bon matériau pour construire la machine étatique. Et c'est de notre État dont je parle...»
C'est bien de l'État, d'un État despotique et pas seulement de Vladimir Poutine, que parlent aujourd'hui les jeunes Russes, les classes moyennes urbaines éduquées, ouvertes au monde et s'informant massivement sur Internet, via des médias ou des réseaux sociaux que le pouvoir ne peut plus contrôler. Dimanche 27 octobre, des milliers de personnes ont à nouveau manifesté au centre de Moscou, cette fois pour demander « la libération de tous les prisonniers politiques », dont ils estiment le nombre à 3 000.
Il y a plus d'un an, dans la foulée des manifestations massives provoquées par des élections législatives truquées et juste avant la réélection de Vladimir Poutine, cette évolution en profondeur faisait dire à l'écrivain Boris Akounine que « l'époque Poutine, c'est déjà terminé ! » (lire ici notre entretien). Vladimir Poutine est toujours là, mais affaibli et soudain confronté à une avalanche de contestations qu'il ne sait comment maîtriser. Et semaine après semaine, la liste s'allonge.
La nouvelle affaire Greenpeace
Car il n'y a pas seulement le cas Khodorkovski. L'affaire des Pussy Riot, ce groupe de jeunes femmes qui avait chanté une prière punk contre Poutine dans la cathédrale orthodoxe Saint-Sauveur de Moscou, se poursuit de plus belle. Depuis septembre, le Kremlin a sur les bras un nouveau scandale, celui de trente militants de l'ONG Greenpeace arrêtés et jetés en prison pour avoir tenté d'arraisonner une plateforme pétrolière du groupe Gazprom dans l'Arctique.
Un nouveau front est ouvert, cette fois avec les associations russes et internationales de défense des droits des homosexuels. L'adoption voilà quelques mois d'un loi réprimant toute « propagande de l'homosexualité auprès des mineurs » a ressuscité les vieux clichés soviétiques et orthodoxes considérant l'homosexualité comme une déviance ou une maladie... Autre front encore, et cette fois plus directement politique : la popularité sans précédent de l'opposant Alexeï Navalny qui a réussi, malgré harcèlements et condamnation judiciaire, à réunir 27 % des voix lors des élections municipales à Moscou en septembre (lire ici un portrait de Navalny).
Vladimir Poutine à Sotchi.© (dr)
Ces contestations diverses, ayant comme seul point commun de demander un élargissement des libertés et un État de droit, interviennent au pire moment pour Vladimir Poutine. Dans une centaine de jours, doivent s'ouvrir les Jeux olympiques d'hiver à Sotchi (du 7 au 23 février). Et de cette manifestation, Vladimir Poutine a toujours été déterminé à faire une vitrine de la nouvelle puissance russe. « Ça va être un immense moment de propagande, le régime veut qu'un maximum de chefs d'État étrangers soient présents... », note Zoïa Svetova.
Mais le Kremlin a aussi pris la mesure du danger. Car ces JO pourraient être très différents, l'occasion de raconter l'envers du régime. Une corruption inouïe d'abord : le budget du chantier olympique est passé de 6 milliards à près de 40 milliards de dollars ! Une violence institutionnalisée ensuite : pour tenir les délais des chantiers, des dizaines de milliers d'ouvriers du Caucase et d'Asie centrale ont été embauchés, peu ou pas payés et brutalement expulsés une fois le travail achevé. Enfin des risques terroristes avérés qui viendraient rappeler la politique de répression menée par le Kremlin dans tout le Nord-Caucase depuis quinze ans : Sotchi, station balnéaire devenue ville olympique, est toute proche de la Tchétchénie, du Daguestan et de petites républiques où les attentats, enlèvements, disparitions sont monnaie courante.
Ci-dessous, la vidéo d'un attentat suicide dans un bus, à Volgograd, dans le sud de la Russie, le 21 octobre :
En plus de ces risques directs liés aux Jeux olympiques, Vladimir Poutine peut-il se permettre de voir grandir un « hiver de la contestation » qui culminerait en février prochain à l'occasion des épreuves olympiques ? Les Russes se souviennent des JO d'été de Moscou, en 1980 : le régime soviétique avait alors entrouvert les portes et les fenêtres et la population s'était précipitée pour profiter à plein de ce court moment de libération. Pour certains experts et historiens, ce fut l'amorce d'un processus qui devait s'achever avec la fin de l'URSS en 1991...
Le calendrier olympique comme les échéances politiques et judiciaires expliquent pour partie les inflexions données ces dernières semaines par Vladimir Poutine au cours d'ordinaire brutalement prévisible de sa politique. Dans un premier temps, la riposte du Kremlin à toute contestation est judiciaire. Un parquet aux ordres et des juges « compréhensifs » se chargent d'exécuter les vœux de l'exécutif. C'est ainsi qu'après Khodorkovski, qu'après l'abandon de toute poursuite visant à sanctionner les meurtriers de l'avocat Sergueï Magnitski (lire notre article ici), les juges furent chargés de condamner à deux ans de prison deux des trois jeunes femmes du groupe Pussy Riot.
Il en a été de même pour l'opposant Alexeï Navalny, condamné à cinq de prison pour crime économique mais qui vient d'être dispensé d'effectuer sa peine. Le voilà pour le moment neutralisé, interdit de quitter Moscou, devant « pointer » tous les quinze jours au commissariat et à la merci de la découverte, par les autorités, d'une infraction qui l'enverrait cette fois derrière les barreaux.
Il en est de même pour les trente membres de Greenpeace, arrêtés en septembre et aussitôt accusés d'actes de piraterie, un crime susceptible de quinze ans de prison. Après une crise diplomatique avec les Pays-Bas, les interventions d'Angela Merkel, des protestations internationales (Jean-Marc Ayrault devrait évoquer leur situation lors d'un voyage à Moscou en fin de semaine), les accusations ont été requalifiées en « hooliganisme » ou vandalisme la semaine dernière, ce qui reste tout de même punissable de sept ans de prison. Au vu des protestions grandissantes, il n'est pas impossible que le pouvoir décide de régler discrètement cette affaire.
Loi d'amnistie et questions sans réponse
La requalification des charges visant les militants de Greenpeace « est à analyser comme une ouverture, un pouvoir qui se soucie du mouvement de protestation », estime Zoïa Svetova. Même infléchissement concernant la dénonciation de l'homosexualité et la fameuse loi : sous la menace d'appels au boycott des JO faits par de nombreuses associations et personnalités, de manifestations d'athlètes durant les épreuves sportives, de Jeux Gays organisés à Moscou par des associations, Vladimir Poutine a tenté en début de semaine une ouverture. La président a exclu toute discrimination : «Nous ferons tout pour que les sportifs, les supporteurs et les invités se sentent à l'aise à Sotchi, quelles que soient leur nationalité, leur appartenance raciale ou leur orientation sexuelle. » Il y a deux mois, le même menaçait des foudres de la loi tout sportif étranger qui aurait revendiqué son homosexualité...
L'instrumentalisation d'une justice aux ordres ne suffit donc plus à mater les contestataires. D'autant qu'un autre débat s'est imposé depuis quelques semaines : la prochaine loi d'amnistie qui devrait être signée par le président d'ici la fin de l'année pour célébrer les vingt ans de la nouvelle constitution russe. Le Conseil des droits de l'homme, instance rattachée au Kremlin, a voulu souligner l'importance de cet anniversaire en proposant une amnistie très large qui aurait pu concerner jusqu'à 200 000 personnes actuellement détenues. Les députés du parti présidentiel ont bloqué le texte, l'estimant trop généreux mais le débat continue dans les coulisses du Kremlin.
Car au-delà des personnalités connues de l'opposition et des personnalités dont les affaires ont été largement médiatisées, des dizaines de milliers de personnes croupissent actuellement dans les camps. Condamnées officiellement pour délit ou crime économique, elles sont très souvent les victimes de règlements de comptes, de jugements achetés, de racket ou d'« appropriation » de leur entreprise ou commerce par des structures proches des pouvoirs locaux ou des services de sécurité.
Vladimir Poutine sait que cette « insécurité juridique » liée à une corruption endémique de l'appareil judiciaire est aujourd'hui le principal cauchemar d'une large partie des classes moyennes. Il sert de carburant aux contestations qui ne s'expriment plus seulement à Moscou mais dans de nombreuses villes de province.
Nadedja Tolokonnikova, des Pussy Riot.© (dr)
Cette loi d'amnistie pourrait ainsi être un signe donné à la société. Mais cela ne réglera pas un calendrier beaucoup plus politique. D'abord celui des Pussy Riot, devenues aujourd'hui un symbole pour une grande partie de la jeunesse russe. La lettre puis la grève de la faim de Nadejda Tolokonnikova ont remobilisé le mouvement de solidarité à leur endroit. Depuis plusieurs jours, Nadedja Tolokonnikova n'est plus détenue dans un camp de Mordovie et les autorités refusent de donner de ses nouvelles. Des rumeurs font état de son transfert à Tchéliabinsk, dans l'Oural. Du coup, et par solidarité, la deuxième jeune femme condamnée a renoncé à demander sa liberté anticipée.
Les Pussy Riot sont libérables en mars 2014. Le seront-elles, ou le seront-elles avant ? Les mêmes interrogations concernent Mikhaïl Khodorkovski : il aura purgé la totalité de sa peine en août 2014. Sera-t-il libéré ? À quelles conditions ? Que décidera-t-il de faire ? Ou, au contraire, comme le disent des rumeurs à Moscou, un troisième procès est-il en préparation qui viserait à le condamner une fois encore ? Aleksei Navalny, même condamné mais dispensé de peine, peut-il se présenter à une élection ? Toutes ces réponses ne sont nullement des questions de droit : les errements judiciaires de Navalny n'ont été que la traduction des différents rapports de force entre les conseillers et proches de Vladimir Poutine, divisés sur la meilleure manière de neutraliser l'adversaire.
C'est à cette foule de questions nouvelles que le régime Poutine doit désormais faire face. Depuis les élections législatives massivement truquées de décembre 2011, le pouvoir ne peut que constater que de nouveaux secteurs de la société entrent en dissidence. « Dissidence », le mot est d'ailleurs revenu à la mode à Moscou, note la journaliste et essayiste Zoïa Svetova. Les jeunes redécouvrent ces formes anciennes de contestation. Et si le premier réflexe du Kremlin est une répression immédiate et brutale, Vladimir Poutine est aujourd'hui en recherche de nouvelles réponses. C'est une course inédite qui est ainsi engagée entre un pouvoir inquiet et une société de plus en plus vivante et dynamique.
Lire également sous l'onglet Prolonger de cet article
Lire aussi