Source : www.mediapart.fr
Quatorze ans de pouvoir et toujours les mêmes interrogations et les mêmes soupçons sur la fortune du président russe. « L’homme le plus riche d'Europe », selon les rares francs-tireurs qui osent s’aventurer sur ce terrain. Doublé d’un businessman hors pair. Depuis son parachutage en qualité de président par intérim le 31 décembre 1999, puis sa première élection en mars 2000, le faisceau de présomptions n’a fait que se renforcer. À mesure que ses anciens camarades, pour la plupart natifs de Saint-Pétersbourg et anciens du KGB, devenaient eux-mêmes milliardaires, aujourd’hui à la tête d’empires dans la banque, les matières premières, les médias, etc. Et que son premier cercle noyautait toutes les plus grandes entreprises d’État.
Vladimir Poutine à Sotchi © Reuters
Fin 2007, le politologue Stanislav Belkovski avait été le premier à articuler un chiffre, estimant que Vladimir Poutine, businessman de l’ombre, pesait près de 40 milliards de dollars à travers diverses participations secrètement détenues dans des sociétés pétrolières et gazières. Sans cependant fournir ni preuves, ni documents.
Depuis, certaines pièces du puzzle sont apparues. Comme celles apportées fin 2010 par un ancien homme d’affaires, Sergeï Kolesnikov, qui fut directement impliqué dans d’opaques montages autour d’une société d’importation de matériel médical – Petromed – qui aurait permis d’alimenter en centaines de millions les comptes du président dans des paradis offshore. Il a raconté son histoire dans de nombreux médias, révélant l’existence du « palais de Poutine » : une forteresse à la James Bond construite au bord de la mer Noire. Il a créé son propre site internet. Mais dans aucun des nombreux documents (lire ici) qu'il met en ligne ne figure le nom de Poutine, preuve qu'il s'agit d'un des secrets les mieux gardés.
En 2010, la fuite de câbles diplomatiques dans Wikileaks a montré à quel point les Américains disposaient de peu d’informations, reprenant celles publiées dans les médias sur la possible « fortune secrète » de Poutine, ses liens avec certains hommes d’affaires, ou encore son amitié particulière avec Silvio Berlusconi, sur fond de mirobolants contrats entre les géants gaziers Eni et Gazprom (voir la liste des câbles consacrés à Poutine).
Les jeux Olympiques de Sotchi et leur débauche de dépenses (37 milliards d'euros) au profit d’oligarques poutiniens (voir ici le rapport en anglais de l’opposant Boris Nemtsov sur les coûts des JO), ravivent la question du magot du président russe.
Tour d’horizon des principaux épisodes troubles de la carrière de Vladimir Poutine, pour la plupart relatés dans les médias russes.
UNE « VIEILLE » AFFAIRE DE TROC À SAINT-PÉTERSBOURG
C’est le scandale, déjà largement prescrit du point de vue de la justice, qui a marqué le début de la carrière de Vladimir Poutine, alors qu’il était adjoint du maire « démocrate » Anatoly Sobtchak, et dirigeait le Comité des relations extérieures de Saint-Pétersbourg.
Vladimir Poutine, officier du KGB
En 1991, l’ex-officier du KGB, ancien élève du professeur Sobtchak à la faculté de droit, découvre le pouvoir et les affaires. Le voilà autorisé par le vice-premier ministre Egor Gaïdar à recevoir des quotas pour l’exportation de produits pétroliers et de matières premières, dans le cadre d’une vaste opération de « barter » (troc). Alors que l’URSS vient de disparaître et que les réseaux d’approvisionnement sont totalement désorganisés, le but est d’obtenir en échange des produits alimentaires pour les habitants de la ville.
L’opération prévoit l'exportation de 150 000 tonnes de produits pétroliers, 750 000 m3 de bois, des métaux rares et ferreux, de l'aluminium, du ciment et du coton. Soit l'équivalent de 124 millions de dollars. En échange, la ville recevra, en janvier, février et mars 1992, de la viande, du beurre et de l'huile, du lait en poudre, de la nourriture pour enfants, du sucre, des pommes de terre.
Tout aurait pu se passer à l’abri des regards si, en 1992, la députée du soviet local Marina Salié – disparue en mars 2012 – n’avait décidé d’y mettre son nez. La commission d’enquête parlementaire qu’elle préside obtient alors une partie des contrats signés entre le Comité des relations extérieures de Poutine et douze sociétés intermédiaires chargées de mettre en place le troc, choisies sans appel d’offres.
Anatoly Sobtchak et Vladimir Poutine, années 90
Le rapport qu’elle rédige le 23 mars 1992, avec le député Iouri Gladkov, relève une accumulation d'« infractions » ou d'« étrangetés » (voir ici). Les contrats de troc sont lacunaires et imprécis. Certains ne comportent aucune indication sur les prix et bénéfices escomptés, ne sont ni datés, ni signés. Dans le barter n° 11 (métaux rares contre viande), signé avec la société Djikop (qui a été enregistrée fin octobre 2001), les prix des métaux à l'exportation sont 7, 10, 20 et 2 000 fois inférieurs à ceux pratiqués sur le marché mondial. Une différence de plus de 8 millions de dollars. Dans nombre de contrats, les sanctions en cas de non-respect du contrat sont ridicules, et les commissions perçues par les sociétés intermédiaires exceptionnellement élevées, de 25 à 50 % des bénéfices en devises. Un contrat au moins porte la signature de Vladimir Poutine (voir ci-dessous).
Le contrat qui porte la signature de Vladimir Poutine, à gauche
Combien de produits ont été exportés, et combien livrés ? Dans une première réponse à la commission d’enquête, Vladimir Poutine a affirmé que 20 tonnes de nourriture pour enfants avaient déjà été livrées. Une lettre signée par son adjoint indique qu'au 3 février 1992, deux mois après le début de l'opération, 125 tonnes d'huile sont arrivées. Les quotas, et les licences à l'exportation pour les produits pétroliers, la moitié du bois, les métaux rares, le ciment ont en revanche été distribués.
La question n’a jamais été résolue. Dans ses conclusions, Marina Salié recommande de transmettre l’affaire à la justice et d’écarter Poutine de ses fonctions. Aucune enquête n’est finalement ouverte. Mieux encore : quelques mois après, le ministre des relations extérieures, le banquier oligarque Piotr Aven, fait du Comité des relations extérieures de Poutine le seul organisme municipal autorisé à mener des opérations de commerce extérieur. Entre politique et business, la carrière de Poutine peut décoller.
LA MYSTÉRIEUSE NOTE SUR MONSIEUR POUTINE
En 1996, après la défaite aux élections municipales de son mentor Anatoly Sobtchak, Vladimir Poutine, encore largement inconnu, est appelé à Moscou. Au sein de l’administration présidentielle, il progresse vite et le voilà nommé à la direction du contrôle, position stratégique pour garder l’œil sur les régions et accumuler des kompromaty (documents compromettants) sur les gouverneurs. Il s’acquitte si bien de cette tâche qu’il est propulsé en 1998 à la tête du FBS, à la surprise de ceux qui ont en mémoire sa terne carrière d’officier du KGB au sein de la 1re direction (contre-espionnage et surveillance des dissidents).
À l’été 1999, l’entourage de Boris Eltsine, dont le redoutable Boris Berezovski, cherche de toute urgence un successeur au président malade. Deux candidats sont pressentis : le ministre de l’intérieur Mikhaïl Rouchaïlo et Vladimir Poutine à qui les intrigants prêtent, à tort, un caractère conciliant et « fidèle ».
C’est alors qu’apparaît dans deux médias, Versia et Moskovski Komsomolets, une étrange note sur Vladimir Poutine, émanant visiblement des services de sécurité.
La note "blanche" sur Vladimir Poutine
Le document le dépeint déjà comme fortement impliqué dans les affaires, et couvrant de nombreuses malversations. « Selon des gens de l’entourage proche de Poutine, son désir de s’enrichir personnellement et l’absence de barrières morales (qui le caractérisent) sont apparus dès le début de sa carrière », indique la note. Outre le rappel du fameux troc à Saint-Pétersbourg, le document recense les différentes opérations qu’il aurait chapeautées. Dont le dépeçage au milieu des années 1990 de la Baltic Shipping Compagny (BMP) dont la flotte comptait, du temps de l’URSS, 170 grands cargos et navires et 46 000 employés.
Des centaines de navires russes auraient alors été vendus à des prix sous-évalués, sous le contrôle d’un proche de Poutine. La privatisation du grand hôtel Astoria, le palace de Saint-Pétersbourg, aurait permis au futur président d’empocher quelque 800 000 dollars.
Tout au long des années pétersbourgeoises, Vladimir Poutine aurait flirté avec les milieux du crime organisé, tirant toujours son épingle du jeu, et aidant même Anatoly Sobtchak à échapper à des poursuites judiciaires au lendemain de sa défaite en 1996 à la tête de la mairie de Saint-Pétersbourg.
En 2003, Boris Berezovski, de son exil londonien, avait dressé dans Kommersant (le journal qu'il contrôlait alors) « la liste des crimes de Poutine » qu’il avait lui-même contribué à installer au pouvoir. Alors fin connaisseur des turpitudes des uns et des autres dans les plus hautes sphère de l’État, il reprenait largement le contenu de la note de 1999. L'ancien intrigant du Kremlin a été retrouvé mort dans sa salle de bains le 23 mars 2013, à Londres. L'enquête a conclu à un suicide, mais nombre de ses proches estiment qu'il a été assassiné.
Boris Berezovski © Reuters
LES CAMARADES DE LA COOPÉRATIVE « OZERO »
La couverture du rapport : Poutine et la corruption
La liste des camarades, anciennes connaissances ou amis de Vladimir Poutine devenus milliardaires ou occupant des postes de premier plan est longue. L'opposant Boris Nemtsov, ancien ministre sous Eltsine et fondateur du mouvement démocratique Solidarnost, publie depuis 2008 d’épais rapports sur la question. Le dernier en date, financé en partie par les dons des internautes – Poutine et la Corruption 2 – passe en revue les mirobolantes carrières des proches du président russe.
Il y a d’abord les membres de la coopérative Ozero. En 1996, huit camarades, dont Vladimir Poutine, décidaient de créer cette structure pour se faire construire des datchas sur les bords du lac de Komsomolskoye, dans la région de Leningrad. Figure parmi eux Vladimir Iakounine, le P-DG de l'entreprise publique RJD, les chemins de fer russes, à qui l’on prête une immense fortune. Il a remporté une médaille d’or dans la carte interactive de la corruption de Sotchi – « Sotchi 2014 : l’encyclopédie des dépenses » – récemment faite par l'activiste et blogueur Alexeï Navalny.
Vladimir Iakounine et Vladimir Poutine, 2010 © Reuters
C’est Iakounine qui a supervisé la construction de la route combinée (route et chemin de fer) de 48 km qui relie la ville d’Adler, sur les bords de la mer Noire, à la station de sports d’hiver Krasnaya Polyana, où se déroulent les compétitions olympiques. Son coût a augmenté de 93 % pour arriver à la somme astronomique de 8,7 milliards de dollars. La société de construction SK-Most, dont Guennadi Timtchenko (une autre vieille connaissance de Poutine, voir ci-dessous) est actionnaire depuis 2012, a remporté une partie de ce juteux marché.
Iouri Kovaltchouk, actionnaire majoritaire de la banque Rossiya
Autres gagnants de la coopérative Ozero : les milliardaires Iouri Kovaltchouk et Nikolaï Shamalov, qui contrôlent respectivement 33,5 % et 12,7 % de la banque Rossiya laquelle, de petit établissement, est devenu une banque de tout premier plan. La banque a pu, dès 2004, récupérer certains actifs de Gazprom dont 50 % de Sogaz, l’une des plus grandes compagnies d’assurances russes, à un prix nettement sous-évalué. Boris Nemtsov estime à 60 milliards de dollars le montant total des actifs de Gazprom ainsi transférés à la banque Rossya, ou à d’autres structures contrôlées par des proches de Poutine.
La banque Rossiya contrôle aussi la holding de presse National Media Groug, propriétaire de plusieurs chaînes de télévision, du quotidien Izvestia et de 25 % de Pervyi Kanal, la chaîne la plus regardée en Russie. Ce qui fait de Iouri Kovaltchouk une sorte de Murdoch à la russe.
Autres camarades de datcha : les frères Sergeï et Andreï Fursenko. Le premier après avoir été directeur de Lentransgaz, l’une des filiales de Gazprom, a pris de 2008 à 2010 la tête du National Media Group, et dirige aujourd'hui la Ligue de football russe. Le second est ministre de l’éducation et des sciences.
SES AMIS LES OLIGARQUES MILLIARDAIRES
À peine propulsé au pouvoir, le président par intérim Poutine signait un oukase pour offrir à la famille Eltsine l’immunité judiciaire. À la tête du FSB, il avait déjà torpillé l’enquête du procureur général Iouri Skouratov sur l’affaire Mabetex, ce scandale de pots-de-vin lié à la restauration du Kremlin qui touchait de près les Eltsine.
Mais une fois installé dans ses fonctions, Vladimir Poutine change rapidement de cap. Il promet d’instaurer la « dictature de la loi » et de tenir à « égale distance » du Kremlin les oligarques de l’époque Eltsine, désormais interdits de politique. En 2003, l’arrestation de Mikhaïl Khodorkovski donne la mesure de sa volonté. Certains milliardaires, comme Roman Abramovitch, se soumettent aux nouvelles règles. D’autres, comme Vladimir Goussinski et Boris Berezovski, s’exilent, suivis par les principaux actionnaires de Ioukos. Alors qu’un cercle de proches de Poutine les remplace peu à peu.
Guennadi Timtchenko et Gunvor
C’est à cette époque qu’émerge la figure de Guennadi Timtchenko, actionnaire principal et fondateur du géant du négoce des matières premières Gunvor (93 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2012, voir ici la brochure du groupe), et dont la fortune s’élève aujourd’hui à 14,1 milliards de dollars selon le magazine Forbes.
Guennadi Timtchenko en 2013 © Journal Forbes
Le 4 juillet 2013, Guennadi Timtchenko, qui préside le conseil économique de la Chambre de commerce et d’industrie franco-russe (CCIFR), a été élevé au grade de chevalier de la Légion d’honneur.
En 2003, le Russo-Finlandais, ancien camarade de Poutine à Saint-Pétersbourg, est encore un parfait inconnu dont il n’existe même pas une photo sur Internet. Le magazine suisse l’Hebdo est le premier média à l’avoir débusqué sur les bords du Léman, à Cologny, dans la banlieue chic de Genève où il s’est installé depuis 2001 avec sa femme et ses enfants. Il bénéficie d'un forfait fiscal et se présente alors comme un businessman peu important, retiré des affaires.
À l'époque, les milieux genevois du pétrole bruissent d’interrogations sur ses sociétés de commerce d'hydrocarbures et de produits pétroliers – International Petroleum Products (IPP) et Gunvor, présentes à Genève – qui ne cessent de progresser, déjà partenaires privilégiés de deux compagnies pétrolières, Rosneft et Surgutnefgazet du géant Gazprom.
Les rumeurs se répandent sur ses liens privilégiés avec Vladimir Poutine. Les deux hommes se sont connus à Saint-Pétersbourg à la fin des années 1980. Ils font du judo ensemble dans le club Yavara-Neva dont Poutine est président d’honneur. Timtchenko est alors employé de la société étatique Kirishineftekhimexport, qui exporte les produits pétroliers de la raffinerie du même nom. Lors de la fameuse opération de troc (voir ci-dessus), une petite société nommée Golden Gates (créée par Kirishineftekhimexport et le Comité des relations extérieures de la ville dirigé par Poutine) avait obtenu des quotas à l’exportation de 100 000 tonnes de produits pétrolier (à l’époque 70 millions de dollars), sans qu’aucun produit alimentaire ne soit livré, selon le Financial Times. Une accusation que le fondateur de Gunvor a réfutée, dans l’une de ses nombreuses lettres de rectification adressées aux médias.
Guennadi Timtchenko se lancera ensuite dans le business privé, avec la création de Kinex qui exporte les produits de Surgutneftegaz, via deux sociétés offshore dont la fameuse Gunvor enregistrée à Chypre en 1997. En 1999, il s’installe en Finlande.
C'est pendant le second mandat de Vladimir Poutine, à partir de 2004, que sa carrière décolle. Durant la campagne électorale, le candidat Ivan Rybkine, la marionnette de Boris Berezovski, qui s’est exilé à Londres, brandit à plusieurs reprises le nom encore inconnu de Guennadi Timtcheko, qualifié de « caissier noir du Kremlin ».
Les affaires de Gunvor explosent comme prévu, alors que le dépeçage de Ioukos commence. Fin 2004, Rosneft rachète aux enchères le gisement Iougansneftegaz – l’un des joyaux de l’empire de Khodorkovski –, après qu’il est passé entre les mains d’une mystérieuse société écran : Baikal Finance Group. À partir de cette date, Guennadi Timtchenko remporte une grande partie des « appels d’offres » de Rosneft. Sa compagnie commercialise aussi le brut de Gazpromneft, de Surgutneftegaz et de BP TNK.
Il faudra attendre trois ans pour que ces succès fulgurants et les questions qu’elles posent sur l’implication directe de Vladimir Poutine soient relatés dans les médias. Des articles paraissent dans Le Monde, The Guardian et le Financial Times.
Les diplomates américains s’y mettent avec passablement de retard. Une note datée du 24 novembre 2008 (voir ici) – publiée en 2010 sur Wikileaks – estime que « Gunvor pourrait contrôler jusqu’à 50 % du total des exportations de brut russe ». « Selon les rumeurs, la compagnie est l’une des sources de la fortune secrète de Poutine. Elle est détenue par Guennadi Timtchenko qui serait un ancien collègue du KGB de Poutine », lit-on également. Le fondateur de Gunvor vient alors de faire son entrée dans la liste du magazine américain Forbes, avec 2,5 milliards de dollars. En 1999, année de son départ de Russie, il déclarait au fisc finlandais 327 000 euros. En 2000 : 1,5 million, et en 2001 : 5 millions, selon Boris Nemtsov.
Aujourd’hui, le Russo-Finlandais ne rate jamais l’occasion de marteler qu’il ne doit en rien ses fulgurants succès aux liens d’amitié qu’il avait avec Poutine. Il met un point d'honneur à répondre à tous ceux qui l'écrivent. En 2011, il a déposé plainte pour atteinte à l'honneur contre Boris Nemtsov, obtenant d'une cour moscovite que deux phrases soient retirées du rapport Poutine 10 ans : le bilan. Dont celle qui disait que « les vieux amis de Poutine (dont Timtchenko) sont devenus des milliardaires en dollars ». Nemtsov a immédiatement lancé sur Internet un concours de périphrases pour dire la même chose.
Dans un droit de réponse au Nouvel Observateur en 2012, Guennadi Timtchenko écrit que « Gunvor est transparente. Monsieur Poutine n'en est pas actionnaire ni directement ni indirectement et n'y a aucun intérêt. Elle est détenue à hauteur de 45 % par chacun de ses fondateurs, messieurs Guennadi Timtchenko et Torbjörn Törnqvist, le reste des parts sociales étant détenues par un trust au bénéfice des employés ». En 2007, dans une lettre au Guardian, son associé, Torbjorn Tornqvist, mentionnait à la place de ce trust, un « troisième investisseur » dont l’identité n’a jamais été formellement établie.
En septembre 2011, devant des rumeurs insistantes, Vladimir Poutine avait démenti tout lien avec Gunvor, qui aujourd'hui s'est développée bien au-delà du commerce de brut russe, s'activant dans le gaz, le charbon et le LNG (liquefied natural gas), en Afrique et en Asie.
La structure du groupe est complexe : une holding enregistrée aux Pays-Bas – Gunvor International BV –, détenue par une offshore, Gunvor Cyprus Holding Ltd. Depuis avril 2007, cette compagnie chypriote mène, selon le Financial Times, à une autre structure enregistrée dans les îles Vierges britanniques (BVI) et nommée EIS Clearwater Advisors Corp.
Les frères Rotenberg
Ce sont les amis d’enfance du président, ceux avec qui il a fait du judo toute sa jeunesse.
Poutine écolier (à gauche), Arcady Rotenberg au premier plan
Les frères Arcadi et Boris Rotenberg pèsent aujourd’hui respectivement 3,3 milliards et 1,4 milliard de dollars. Ils ont créé le groupe Stroygazmontazh, qui compte six sociétés de construction, spécialisées dans les pipe-lines et gazoducs, et dont le principal client est Gazprom. Ils sont aussi les actionnaires principaux de la SMP Bank.
Arcady Rotenberg © Rapport "Poutine et la Corruption"
À Sotchi, les Rotenberg ont reçu des morceaux de choix. Comme l’indique la carte de la corruption d’Alexeï Navalny, une de leur sociétés a construit 17 km d’une route escarpée de Sotchi pour 2,5 milliards de dollars, ainsi qu’une partie de la route combinée rejoignant la mer à la montagne dont le montant est astronomique.
Boris Rotenberg © Rapport "Poutine et la Corruption"
Ils sont aussi actionnaires de Mostotrest, la société qui construit la nouvelle autoroute Moscou-Saint-Pétersbourg. Dès 2006, ce tracé qui traverse la forêt de Khimi a provoqué une forte résistance chez les écologistes et les habitants de la région. Un journaliste local qui dénonçait la corruption, Mikhaïl Beketov, était resté infirme après avoir été tabassé. Il est mort en avril 2013.
LE TÉMOIGNAGE DE SERGEI KOLESNIKOV ET LE « PALAIS DE POUTINE »
C’est le premier témoin à lever le voile sur la manière dont Vladimir Poutine a pu amasser, via ses anciens camarades, une fortune considérable. En décembre 2010, Sergeï Kolesnikov, un homme d’affaires de 64 ans, quitte précipitamment la Russie. Trois mois auparavant, il avait adressé une lettre au président Dmitri Medvedev (voir ici la version en russe 1, 2, 3, 4). Il y détaille les malversations à grande échelle qui se sont déroulées autour de la société Petromed, créée en 1992 à Saint-Pétersbourg avec le concours du Comité des relations extérieures de la ville alors dirigé par Vladimir Poutine.
Sergeï Kolesnikov © New York Times
Kolesnikov est alors l’un des actionnaires. En 2000, Nikolaï Shamalov, un ancien de la coopérative Ozero (voir ci-dessus), alors représentant de Siemens AG en Europe de l’Est et en Russie, lui propose de gérer de gros contrats d’importation de matériel médical. La proposition émane de Vladimir Poutine lui-même : « Comme l’a expliqué plus tard Shamalov, la condition avancée par Poutine était que Petromed reverse 35 % du financement reçu sur des comptes à l’étranger », écrit Sergeï Kolesnikov. Il est prévu que des oligarques financent gracieusement le projet et que les 35 % accumulés sur les comptes de sociétés offshore reviennent ensuite en Russie sous forme d’investissements, sous le contrôle direct du président russe.
En 2001, le milliardaire Boris Abramovitch offre 203 millions de dollars à travers son fond Polious Nadejdi (pôle de l'espoir), créé pour venir en aide aux habitants de la Tchoukotka. Puis Alexeï Mordachov, de Servestal (le géant de l'extraction de métaux et de la sidérurgie), donne 14,9 millions de dollars. D'autres oligarques s'y mettent aussi. Soit un total de quelque 400 millions. Du matériel médical est bien livré en Russie. Comme convenu, 148 millions de dollars atterrissent sur le compte d’une offshore enregistrée à Tortola, (BVI) Rollings International, et d’une panaméenne, Santal Trading. Une compagnie d’investissement est alors créée, Rosinvest, une société avec des actions aux porteurs, ce qui permet aux bénéficiaires de rester anonymes.
Le cheminement de l'argent © Sergeï Kolesnikov
Des projets sont développés, dans la construction navale et l’immobilier. Mais en 2009, toujours sur demande de Poutine, toutes les forces sont mises sur le développement d’un chantier baptisé Projet Sud. Il prévoyait au départ la construction d’une zone de repos sur les bords de la mer Noire près de Praskoveyevka, et la plantation de vignes. Dès 2009, l’ensemble prend des allures de chantier de la démesure. « Tout cela a abouti à la construction d’un énorme palais, dans le style italien, avec un casino, des théâtres, des piscines, un complexe de sport, des pistes d’atterrissage pour hélicoptères (...), des maisons pour le personnel », écrit l’ancien de Petromed, qui estime à près d’un milliard de dollars les dépenses. En 2009, tout cet ensemble passe entre les mains d’une société privée proche de Nikolaï Shamalov. Serge Kolesnikov comprend qu’il est impliqué dans une vaste opération de détournement. Il reçoit des menaces et quitte le navire.
Le "palais de Poutine" sur Google Earth
Sa lettre très détaillée adressée à Medvedev est restée sans effet. Dmitri Peskov, le porte-parole du Kremlin, a apporté un démenti en disant que « M. Poutine n’entretient aucun rapport avec cet édifice ». Quelque chose qui pourrait ressembler au « palais de Poutine » a été localisé sur les bords de la mer Noire à Gelendjik, près de l'endroit indiqué par Kolesnikov. Une forteresse gardée par les FSO (services d'ordre de la présidence), auxquels se sont heurtés des activistes locaux.
RuLeaks, le site russe de Wikileaks, avait en 2011 posté des photos, tout en précisant ne pas savoir s’il s’agissait bien du même palais. Aujourd’hui, les clichés sont inaccessibles à cette adresse, mais on peut les retrouver ici.
Selon la Novaya Gazeta, le palais a finalement été vendu, en mars 2011, à Alexandre Ponomarenko, un proche des frères Rotenberg, via une compagnie chypriote.
Un des clichés du prétendu "palais de Poutine"
En prenant la fuite, Sergeï Kolesnikov a emmené avec lui des documents qui prouvent son implication dans les projets avec Nikolaï Shamalov, et de nombreux enregistrements.
Il a raconté son histoire à plusieurs médias dont le Washington Post, le New York Times, la Novaïa Gazeta et, plus récemment, il apparaît dans un reportage de l'agence Capa, La fortune cachée de Poutine, diffusé le 3 février sur Canal +. On peut aussi voir son témoignage en russe, filmé par Golos Amerika (la Voix de l'Amérique). En mai 2012, il était auditionné devant le parlement britannique (voir ici).
Mais c’est au journal New Times et à sa directrice Evguenia Albats qu’il a donné, en février 2012, les éléments les plus intéressants, dont deux heures et demie d’enregistrements effectués au siège de la société Petromed. Dans une des conversations, on entend Nikolaï Shamalov et un autre camarade de Poutine faire le point sur « l’argent de Mikhaïl Ivanovitch », soit 439 millions de dollars déposés sur les comptes de la offshore Rollings. Or, comme l’affirme Sergeï Kolesnikov, « Mikhaïl Ivanovitch » est le nom de code utilisé pour désigner le président. À ce jour, aucune poursuite n'a été lancée contre le “whistleblower” russe. Joint aux États-Unis par Mediapart, Sergeï Kolesnikov explique être désormais « obligé de changer très souvent de lieu d'habitation » pour assurer sa sécurité.
LES GOÛTS DE LUXE DE VLADIMIR VLADIMOROVITCH
Si « Mikhaïl Ivanovitch » n’a pas été formellement identifié, les goûts de luxe du président russe apparaissent, eux, au grand jour. Dans un rapport de 2012, Boris Nemtsov s’attaque aux signes extérieurs de richesse du président, sous le titre Une vie de galérien : palais, yachts, automobiles, avions et autres accessoires (voir ici le rapport en russe).
La vie d'un galérien : palais, yachts, automobiles, avions et autres accessoires © Boris Nemtsov
Toutes les résidences du président y sont recensées, ainsi que les somptueux achats faits ces dernières années par l’administration présidentielle, comme deux énormes yachts, Sirius et Olympia, acquis pour 87 millions de dollars.
Sa passion pour les montres de luxe est particulièrement connue. Le mouvement Solidarnorst a réalisé un petit film intitulé « Les Montres d’un kleptocrate » (voir ici).
À deux reprises, en 2009, le leader russe a fait cadeau à de simples citoyens de la montre suisse qu’il portait au poignet. Un modèle qui coûte 10 500 dollars. En 2010, il en a jeté une autre dans le ciment alors qu’il visitait un chantier. Solidarnost en a recensé une quatrième du même modèle, ainsi que d’autres coûtant respectivement 65 000 et 500 000 dollars. Ce qui fait un total de 22 millions de roubles (à l’époque 545 000 euros), alors que la dernière déclaration de revenus produite en 2012 par Vladimir Poutine indique la somme de 3,6 millions de roubles (108 000 euros pour l'année 2011).
Déclaration de revenus du candidat Poutine en 2012 © Solidarnost
Source : www.mediapart.fr