De notre envoyée spéciale au Québec
Jeudi soir 21 juin, une petite foule, faiblement éclairée par des lumières rouges, se presse au cabaret La Tulipe, lieu historique dans le quartier bobo du plateau Mont-Royal à Montréal. La couleur est de circonstance. Jeunes et moins jeunes viennent célébrer la sortie d’un ouvrage dédié au mouvement étudiant, carré rouge bien en vue. Pour un Printemps est un livre de 306 pages honorant la naissance de ce printemps de lutte sociale au Québec. Chants en français et lectures de poésie engagée se succèdent sur scène tandis que les livres se vendent comme des petits pains.
Est-il déjà l’heure de mettre le carré rouge sur un rayon de bibliothèque ? Pas vraiment. Les étudiants et Québécois présents semblent plutôt avoir besoin de se rassurer en feuilletant un bel ouvrage donnant à voir la moisson d’idées déjà récoltée. Car plus de quatre mois après le début de la grève, le dialogue entre le gouvernement québécois et les étudiants est toujours aussi inexistant, les universités ont fermé leurs portes et une certaine fatigue se fait sentir.
© La Montagne Rouge
Le gouvernement libéral de Jean Charest campe sur ses positions et refuse de revenir sur la hausse des frais de scolarité ou de mettre en place des états généraux de l’éducation, comme le demandent les étudiants afin de réfléchir au financement de l’université. Préférant la stratégie de la loi et de l’ordre, il a fait voter la loi 78 le 18 mai dernier, une loi spéciale signant l’arrêt des cours – et par conséquent de la grève – jusqu’au 17 août, date à laquelle la session universitaire doit reprendre. La loi interdit d’entraver l’accès aux cours et limite le droit de manifester en rendant illégaux les rassemblements de plus de 50 personnes sans en alerter la police au préalable ainsi que les piquets de grève à l’entrée des facs, passibles d’amende allant de 1 000 à 125 000 dollars.
« De quoi tuer le mouvement », s’inquiète Noémie, étudiante en cinéma et membre de la Boîte Rouge, qui documente la lutte étudiante et diffuse ses images sur les réseaux sociaux (nous en avions parlé ici). La Boîte rouge couvre l’événement au cabaret La Tulipe. Gabriel, l’un des fondateurs du collectif, se dit épuisé, mais toujours aussi déterminé : « Rien n’est réglé ! Le retour en classe sera donc un retour en grève », assène-t-il.
En attendant, « l’été est peut-être une pause nécessaire, car on s’essouffle », ajoute-t-il, précisant qu’il a commencé un job d’été à plein temps, comme de nombreux étudiants. Le lendemain, il ne pourra se rendre à la grande manifestation mensuelle du 22, la quatrième du genre, un bon thermomètre de la mobilisation. En ce mois de juin, elle a lieu à la fois à Montréal et à Québec.
À Montréal, où la marche était organisée par la fédération étudiante de la CLASSE (Coalition large de l’Assé), 10 000 personnes se sont rassemblées, moins que le mois dernier mais assez pour prouver que le mouvement est vivace. Ont défilé des étudiants, des actifs, des retraités, des familles, des associations et des partis d’opposition tel que Québec Solidaire, très populaire chez les étudiants grévistes… Arborant le carré rouge, ils ont croisé sur leur chemin des habitants sortis sur leur palier, casseroles en main, pour afficher leur soutien. À découvrir en images ci-dessous (cliquer sur l'image pour lancer le portfolio). (*A voir sur le site de Médiapart )
Cliquer sur l'image pour lancer le portfolio© Iris Deroeux
Le mouvement s’est transformé, mais il divise toujours autant
« La morphologie du mouvement a changé depuis le passage de la loi 78 », analyse Marcos Ancelovici, sociologue spécialiste des mouvements sociaux à l’université McGill de Montréal. « En suspendant les cours, cette loi a vidé l’espace physique où se retrouvaient les étudiants, mais elle a fait entrer d’autres segments de la population dans le mouvement. Considérée comme une loi menaçant les libertés individuelles, elle a mobilisé des Québécois qui ne s’étaient pas forcément penchés sur la question universitaire. Des centaines de juristes ont par exemple manifesté fin mai, un public a priori pas très enclin à descendre dans la rue », poursuit le chercheur qui estime que le mouvement devient ainsi plus solide.
« Avant le passage de la loi 78, on soutenait le mouvement individuellement, par sympathie avec la cause étudiante. Après le vote, nous avons officiellement pris position pour condamner la loi », explique Christian Simard, président de l’association écologique Nature Québec et ancien député du Bloc Québécois (parti fédéral souverainiste et social-démocrate), qui tient à manifester ce 22 juin. L’occasion de dénoncer haut et fort « la politique environnementale catastrophique de ce gouvernement ». Stimulé par le mouvement étudiant, l’ancien député salue la « renaissance du collectif » en cours selon lui.
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Cette « renaissance » prend notamment la forme d'assemblées de quartiers, une nouveauté née suite au passage de la loi 78. « Au lendemain du vote de la loi, les manifestations de casseroles ont commencé dans différents quartiers de Montréal, de manière spontanée. Mais au bout de dix jours, les casseroles finissent par lasser… Début juin, ces manifestations ont donc donné naissance à des assemblées de quartiers, qui réunissent entre 50 et 100 personnes chaque semaine », explique le sociologue Marcos Ancelovici.
Une page Wiki a été créée afin de recenser toutes les assemblées baptisées « assemblées autonomes de quartiers ». Ici, le blog de l’assemblée populaire et autonome du quartier Rosemont-Petite patrie donne un bon aperçu des débats qui s’y tiennent.
« Ce sont des groupes de voisins de tous les âges qui tiennent ainsi à entretenir la mobilisation et qui expriment finalement un désir fort de participation. Y sont abordés des thèmes fédérateurs comme le débat sur la hausse des frais de scolarité et les conséquences de la loi 78, mais aussi d’autres sujets politiques », poursuit le chercheur.
Ce genre d’initiative prouve bien que le mouvement n’est plus seulement étudiant et qu’il révèle d’autres fractures. Organisant une table ronde sur ce conflit, le 13 juin dernier, l’Institut du Nouveau monde à Montréal – un think tank dont l’objectif est de favoriser la participation citoyenne – a ainsi organisé un sondage parmi les quelques 300 personnes réunies afin de demander à chacune : « Que cache le mouvement étudiant pour durer si longtemps ? » En première place, venait la réponse « un conflit entre la social-démocratie et le libéralisme », en deuxième, « un désir de démocratie participative » et en troisième position, « un contexte pré-électoral ».
Participant à cette table ronde, le sociologue et chroniqueur Mathieu Bock-Côté, auteur de Fin de cycle, Aux origines du malaise politique québécois (aux éditions Boréal), estime que ce conflit indique « le désir d’un remplacement, le besoin de nouveaux termes pour définir le jeu politique ».
« Le gouvernement Charest a induit une forte dose de cynisme, il a créé une sorte de sécheresse démocratique, il ne comble pas notre besoin d’idéal », analyse le chercheur, pour qui cette longue crise a tout de même des effets dommageables. « Le débat se polarise, se radicalise. Une part significative du Québec, surtout en dehors de Montréal, n’embarque pas dans la crise et cela affecte le lien social. Pour l’instant, ce mouvement provoque un certain enivrement, mais ensuite il faut s’attendre à la gueule de bois », conclut-il, un peu inquiet.
© Iris Deroeux
Une analyse que ne partage pas le sociologue Marcos Ancelovici, pour qui « le progrès social ne se fait pas dans l’unanimité, mais dans le conflit. Il y a toujours une opposition, ça vaut pour les droits des femmes, les droits des gays… C’est la façon dont les sociétés évoluent ». Mais à court terme, il est aujourd’hui difficile d’entrevoir l’évolution du conflit étudiant et l’issue de cette crise.
L’issue de la crise et la perspective d’élections anticipées
Pour les étudiants, il s’agit d’abord de rester mobilisés et visibles d’ici le 17 août, date de reprise de la session universitaire, qui marquera sans doute le retour de la grève. « La clé, c’est d’aller informer », estime Noémie, 19 ans, l’étudiante en cinéma de la Boîte Rouge. « Ça commence dans nos familles ! Mes parents habitent à Québec, c’est un autre monde, ils ne comprennent pas notre démarche. C’est triste, mais ce n’est pas de leur faute. Leur seule source d’information, c’est la chaîne de télévision TVA. Alors ces temps-ci, je prends le temps de leur parler, même si c’est difficile de jouer le rôle du donneur de leçon face à ses parents. »
Les syndicats étudiants partagent cette volonté d’aller dialoguer avec un public réfractaire ou mal informé : cet été, la FEUQ – le plus grand syndicat étudiant – compte aller expliquer sa position sur la hausse des frais de scolarité dans les nombreux festivals de la région ; la CLASSE – la fédération étudiante qui enregistre la plus grande part de grévistes et dont le message est le plus radical – veut organiser une série de conférences à travers le Québec.
© La Montagne Rouge
Pour Jeanne Reynolds, 20 ans, l’une des porte-parole de la CLASSE, l’objectif ultime serait que le mouvement étudiant donne lieu à une grève générale à la rentrée. « Nous sommes en train d’écrire un manifeste en nous inspirant du manifeste du Refus Global de 1948, écrit par Paul-Emile Borduas, qui dénonçait l’immobilisme de la société québécoise et qui a joué un rôle important dans la Révolution Tranquille des années 1960 », explique-t-elle. « Et nous étudions la possibilité d’une grève générale avec différentes organisations, comme la Coalition opposée à la tarification et à la privatisation des services publics », poursuit-elle, en faisant référence à ce regroupement d’une centaine d’associations communautaires et de syndicats québécois. Formée en 2010 « afin de contrer les intentions néo-libérales du gouvernement Charest », et les coupes dans les services publics, elle prône la grève générale comme moyen d’action (voir leur site ici). « La question des frais, c’est la pointe de l’iceberg. Nous, nous souhaitons renverser l’ensemble de la politique néo-libérale », résume Jeanne.
Ainsi, plusieurs options se profilent pour la mi-août : un retour en classe, peu probable ; la poursuite de la grève étudiante malgré les interdictions et les amendes prévues par la loi 78 ; une grève dépassant le cadre étudiant, si d’autres syndicats la rejoignent. « Le mouvement risque de redémarrer de plus belle et nous verrons alors tous les effets de la loi 78. Selon cette loi, les professeurs sont obligés de donner cours… Mais les profs ne sont pas des robots ! Comment vont-ils faire, voter une grève, se mettre dans l’illégalité ? Quelle présence policière va se déployer ? », s’interroge Mathieu Bock-Côté.
Il précise que l’autre option de plus en plus probable est la tenue d’élections anticipées en septembre, si le Premier ministre Jean Charest en décide ainsi. « Ça peut être une stratégie gouvernementale payante pour sortir de la crise », note le sociologue Marcos Ancelovici. « Il faut savoir que le gouvernement Charest était au plus bas dans les sondages avant le déclenchement de la grève, en février dernier. Face au mouvement étudiant, il a opté pour la ligne dure, en faisant le pari de la loi et de l’ordre. C’est un geste calculé, qui permet de faire oublier son bilan et les accusations de corruption sur lesquelles se penche actuellement la Commission Charbonneau », poursuit-il, soulignant que sa réélection couperait court à tout projet de négociation avec les étudiants.
Selon un sondage réalisé auprès de 1 000 personnes par le quotidien Le Devoir et l'agence Léger-Marketing, 55 % des Québécois souhaitent que le Premier ministre convoque des élections d'ici à la mi-septembre, soit plus d'un an avant la fin du mandat de son gouvernement. Selon cette étude, si les élections avaient eu lieu durant la semaine du sondage, celle du 11 juin, les deux grands partis auraient été au coude à coude, avec 33 % des intentions de vote pour le Parti libéral de Jean Charest (et 56 % chez les non francophones), et 32 % pour le Parti Québécois.
Du côté de l’opposition, il n’a échappé à aucun étudiant que Pauline Marois, à la tête du Parti Québécois (PQ, social-démocrate), venait de retirer son carré rouge, comme si elle se préparait bel et bien à entrer dans une course où une sympathie trop affichée pour le mouvement pourrait lui porter préjudice… Des membres de la société civile ont déjà lancé un « appel au Front uni », espérant que les partis d’opposition s’unissent pour mettre fin à l’ère Charest, du PQ à Québec Solidaire en passant par Option nationale. Sans grand succès pour le moment.
© Iris Deroeux
Mais si une campagne électorale se profile, elle risque d'éclipser le mouvement. « La perspective d’élections ne nous enchante pas vraiment, note Jeanne Reynolds, de la CLASSE, aucun parti ne peut satisfaire l’espoir de la population. » « Nous privilégions la démocratie participative, plutôt que quatre ans d’endormissement une fois les élections passées, alors nous poursuivrons notre mobilisation », explique-t-elle. « Face à la colère actuelle, il n’y a pas de réponse électorale précise possible », analyse Marcos Ancelovici, pour qui ce mouvement est aussi « le signe d’un désenchantement face aux grandes institutions tels que les partis.»
Interrogés sur leur vote si jamais des élections se tenaient à l’automne, les étudiants sont en effet hésitants. Certains mentionnent leur attachement à Québec solidaire, ce petit parti qui partage leur vision, ne serait-ce que sur la gratuité de l’éducation, mais ils disent aussi que c’est un vœu pieu, « un idéal », et pas forcément la meilleure solution pour se défaire du gouvernement Charest. Ainsi, lorsque les étudiants portant le carré rouge parlent de partis, leur enthousiasme et leur langage si riche pour défendre une société plus juste semblent s’évanouir un instant. Ils sont entrés en politique, mais autrement.
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