Bienvenue dans la Zone
Ici, c'est La Belichroute. Un campement d'une bonne dizaine de personnes sur un bout de terre où doit se construire l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes, à 20 kilomètres de Nantes (voir notre enquête). La Belichroute, ça s'écrit comme on veut. L'abolition de l'orthographe n'est pas la moindre des libérations des occupants des 1700 hectares promis au nouvel aérogare. Un panneau pointe vers « le Far ouezt », autre lieu de vie collective. Une affichette célèbre les « pirates de l'ère ». Une pancarte en forme de bouclier annonce un village de « cultivateureuses » d'horizons intergalactiques. Le nom de Vinci, le concessionnaire du projet, s'écrit parfois avec deux lettres « s » en style gothique façon IIIe Reich.
La cuisine de la Belichroute, sur la Zad (JL)
Sur cette enclave administrative à l'intitulé abscons de « zone à aménagement différée » – tout le monde dit « la Zad » –, une centaine de personnes s'apprêtent à passer l'hiver en occupant des terres qu'elles espèrent bien ainsi voler au bitume et aux pelleteuses. « Tritons crété-e-s contre béton armé », proclame une affichette. Sur un champ, dans la forêt, dans un arbre, dans les ronces : chacun choisit son emplacement, son groupe affinitaire : « le Sabot », « les Cent chênes », « le No name »... Tous autonomes et en même temps rassemblés contre le nouvel aéroport nantais et bien d'autres choses encore : le bétonnage des campagnes, le consumérisme, la dépendance à la voiture, le tout pétrole, le salariat, le machisme, la verticalité du pouvoir, l'âgisme, la réduction de la vie à la quête du profit. L'originalité de leur lutte, en ces temps de mouvements d'indignés et d'occupations d'espaces urbains symboliques (Occupy Wall Street, parvis de la cathédrale Saint-Paul à Londres, Occupons la Défense), c'est que pour s'affronter au système qu'ils dénoncent, ils ont décidé d'investir un espace rural et de transformer leurs modes de vie.
Une cabane auto-construite du campement de la Belichroute (JL)
Ce sont deux révolutions à mener en même temps, explique Antoine, un grand jeune homme barbu arrivé de Saint-Denis : la lutte contre l'aéroport et le système économique et politique qu'il représente, d'un côté, et la bataille d'une vie collective réfléchie, dans l'autogestion, et la recherche de l'autosuffisance, de l'autre. Repenser le partage des tâches pour éviter les assignations de genre. Se débarrasser des addictions anciennes comme « le café » ou « l'alcool ». Eviter les transactions monétaires en pratiquant le prix libre (celui qui achète donne ce qu'il peut ou veut). S'organiser sans avoir de chef ni de représentant. Et sans trop se spécialiser afin de ne pas devenir irremplaçable. Chercher de l'eau. Trouver de la paille pour isoler les cabanes. Eviter le plus possible l'agglomération nantaise que certains ont rebaptisée « Babylone ». Ici, il faut tout repenser, annonce Antoine. Il vit au campement du « Far ouezt », planté à l'orée d'une forêt. A l'entrée du lieu, une plateforme en bois construite autour d'un arbre vous observe de toute sa hauteur. En bas, du linge sèche et des vélos s'étalent par terre. « Ils nous endorment, crétinisent, aménagent. Ya basta ! » proclame le panneau d'accueil.
Vers le Far ouezt, sur la Zad (JL)
Le plus grand squat du monde
Sur la Zad, ils viennent vivre au rythme de la nature, de la façon la plus écologique possible, la moins polluante. Autoconstruisent leur habitat : un tipi, une cabane en argile, une yourte. Ou squattent une ferme abandonnée. Recherchent l'autosuffisance alimentaire et énergétique. A la « Belich' », des panneaux solaires permettent de recharger les téléphones portables et les ordinateurs. Un groupe électrogène peut s'allumer pour que fonctionne « la yourte à musique électronique ». Un boulanger fabrique du pain. Pour cultiver leur potager sur ces terres argileuses gorgées d'eau, les néo-agriculteurs du Sabot, un autre collectif, ont dû apprendre à cultiver en butte pour protéger les racines des carottes et des pommes de terre d'un trop-plein d'humidité. Résultat, des dizaines de mètres de rangées de légumes vendus à prix libre pour nourrir la lutte. Il n'y a ni bonne, ni mauvaise terre, il suffit de savoir s'adapter à son environnement, commente JB, chanteur et comédien originaire de Dijon converti aux travaux des champs. Un élevage de chèvres se développe. Un atelier vélo doit s'ouvrir. Pour les outils, chacun apporte ce qu'il possède. Les instruments manquants sont « récupérés » dans les grandes surfaces environnantes, sans toujours d'échange monétaire. Dans les rayons, il arrive que se croisent des occupants de la Zad, un peu raides, avec du matériel dans le pantalon.
Le potager du Sabot, sur la Zad (JL)
Quelques enfants, pas mal de passage. Et des livres. Un client de Damien le boulanger repart avec Dans la dèche à Paris et à Londres de George Orwell. Pour ses nouveaux habitants, la Zad, c'est aussi la « Zone d'expérimentation d'Autres modes De vie », ou la « Zone D'autonomie Définitive », ou encore, tout simplement « la Zone à Défendre ».
Ce qui compte, c'est la réappropriation militante de terres achetées par le conseil général de Loire-Atlantique, explique Rody, 45 ans, venu de Nantes, qui a ouvert la chèvrerie de la Zad avec sa compagne et les enfants de cette famille recomposée, dont un petit d'un an. A ses yeux, la récupération de biens publics, c'est le temps fort de cette lutte. Mais attention aux malentendus. Elever des chèvres ne fait pas de lui « un néo-babacool en pull de laine ». Rody insiste : il est dans ce monde, ni exclu, ni marginal. Il se sent proche des mouvements zapatistes, des luttes dans les pays arabes. Il veut agir « global ». Pas seulement pour lui-même mais pour une alternative au système économique dominant. Michel, proche de la quarantaine, fabricant de décors pour des séries et des pubs télé à Paris il y a encore deux ans, vit aujourd'hui dans un igloo d'argile et de paille qu'il s'est construit en face d'un potager en friche. Il aimerait y pratiquer la permaculture. Il sourit. Pour lui, la Zad, c'est potentiellement le plus grand squat du monde. Le point de bascule du système.
L'entrée du campement des Cent chênes (JL)
Voyage immobile loin de la crise de la dette
Certaines fermes squattées sont sous le coup de procédures d'expulsion – suspendues par la trêve hivernale. Les autres sont pour l'instant tolérées par les forces de police qui les survolent parfois en hélicoptère. Les occupants ont commencé à s'installer en 2009. A la suite du Camp action climat, un premier village autogéré d'actions et de luttes contre l'aéroport, un appel à l'installation est lancé. Et petit à petit les campements se sont ouverts. Ils viennent d'horizons politiques et sociaux différents, ce qui provoque remous et tensions parfois entre eux, entre nouveaux arrivants et vétérans, squatteurs et riverains. Les rapports avec les élus sont exécrables, y compris les écologistes. En août, une action musclée contre la caravane des primaires du PS (pneus crevés, tags, pare-brise cassés) a achevé de les monter les uns contre les autres.
Panneau sur la Zad (JL)
Jacques Auxiette, le président de la région Loire-Atlantique, veut « passer un bon coup de kärcher » pour s'en débarrasser (sur France Bleu Loire Océan, en août dernier). François de Rugy, député d'Europe Ecologie, distingue les associations d'agriculteurs et de riverains, qu'il soutient, des squatteurs, qu'il condamne. Jean-Paul Naud, maire sans étiquette du village de Notre-Dame-des-Landes qui doit donner son nom à l'aéroport, opposé au projet, considère que « la présence sur notre territoire de squatteurs » ne « sert aucunement la lutte historique » (dans sa gazette municipale d'octobre).
Les travaux de l'aéroport n'ont pas encore commencé – ils sont attendus en 2014. Mais des géomètres viennent faire des fouilles archéologiques, protégés désormais par les gendarmes, pour éviter vols et actions de blocage. Même si les squatteurs côtoient les agriculteurs du coin, et manifestent parfois avec eux, ce n'est pas un nouveau Larzac. Certains agriculteurs résistent à l'aménagement du site mais ils restent peu nombreux et semblent perdre courage, s'inquiète Julien Durand, paysan à la retraite et cheville ouvrière de l'Acipa, l'association des populations concernées par le projet. Dans le reportage vidéo ci-dessous, il décrit les pressions subies aujourd'hui par les cultivateurs et éleveurs pour céder leurs biens et outils de travail au concessionnaire.
Des paysans contre l'aéroport de... par Mediapart Des paysans contre l'aéroport Notre-Dame-des-Landes© Jade Lindgaard
Si bien que ce n'est sans doute pas une lutte paysanne qui se déroule aujourd'hui sur la Zad. Mais plutôt une tentative de sortie du capitalisme, qui voudrait ne pas se transformer en exil en dehors du monde. Antoine, du Far Ouezt, explique ainsi qu'il ne veut pas rester enfermé dans la Zad. S'il a refusé de « s'installer en yourte dans les Cévennes », c'est justement pour garder des contacts, avoir du passage, et bouger.
Leur appétit d'un monde nouveau délivré du stress urbain et des structures de domination fait penser à l'An 01, le film de Doillon, Gébé, Resnais et Rouch sur une utopie post-Mai 68. Mais les références au passé les embarrassent et ne leur parlent pas plus que ça. Ils ont entrepris un voyage immobile loin, très loin de la crise des dettes souveraines et de la campagne présidentielle de 2012.
Dans la cuisine de la Belichroute (JL)
Marlène, une jeune militante du vélo venue de Lyon, géographe de formation, spécialiste des déplacements, décidée à passer l'hiver ici avant de partir traverser l'Atlantique en voilier, découvre après coup la gravité des turbulences financières européennes. Ça lui fait « un bien fou » de se déconnecter des infos, comme si elle quittait « un monde virtuel ». Son actualité désormais, c'est celle qui les concerne directement : la date d'une réunion publique, la déclaration d'un maire du coin, le lancement de fouilles archéologiques sur telle parcelle. Autour d'elle, cohabitent divers registres de rapport au monde extérieur. Certains possèdent un téléphone portable. D'autres non. Pour assurer un minimum de communication interne, les lendemains de réunion, au matin, quelqu'un vient livrer à vélo à chaque collectif le compte-rendu de l'assemblée et l'agenda de la semaine, le « Zad news ». Un bon vieux service postal à l'ancienne. Plus étonnant, la Zad a aussi sa page sur Facebook et un site internet pour y donner les nouvelles du front.
C'est le groupe « automedia » qui en a la charge, non sans quelques tiraillements internes. Leurs relations aux médias sont d'ailleurs traversées de paradoxes et butent sur des incompréhensions mutuelles, comme souvent avec les mouvements d'inspiration libertaire. La presse locale les a fustigés en « ultras » dotés du défaut supplémentaire de ne pas être du « cru ». En réponse, ils ont organisé une conférence de presse d'« ultra légumes », portant des feuilles de choux accrochés au visage en guise de cagoule. Mais la diffusion d'un reportage de France Culture sur leur mouvement réunit tous les habitants de la Bélich' autour de la table commune et les plonge dans une écoute attentive et silencieuse. Ils semblent toujours partagés entre l'envie de parler de leur engagement et leur méfiance de ce qui en sera rapporté. Pendant que Mediapart était sur place, une lettre de réponse à un article du Monde sur les « enragés » contre l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes s'élaborait sur un coin de table.
«Rien du tout-iste»
C'est une révolution pragmatique qui se soucie de la quantité d'eau qu'elle consomme pour faire sa vaisselle et sa cuisine, et consacre une énergie follement poétique à inventer des architectures de Robinson des forêts, comme cette tour en bois qui penche comme la tour de Pise au-dessus d'une cahute en matériaux de récupération. Elle dessine la silhouette d'une tourelle de château de conte de fées. Et peut aussi, le cas échéant, servir de poste d'observation d'ennemis casqués en uniformes verts ou bleu marine.
En ces derniers jours d'octobre, alors que le froid arrive et que les jours raccourcissent, il leur faut finir les habitations individuelles et les cabanes collectives encore en chantier. Quête de palettes et de pneus pour surélever les structures dans cet environnement humide et boueux. Découpe de bûches de bois pour chauffer les âtres des tipis. Consommer le moins possible de son écosystème. Un message urgent arrive un matin depuis la forêt de Rohanne : le collectif des cabanes dans les arbres cherche d'urgence de l'aide : un pin vacillant menace de tomber sur leur cabane collective. « Ils vivent dans les bois et ne savent pas couper un arbre ! » sourit un jeune homme. Ces hommes et femmes des cabanes, dont pas mal d'« internationaux » comme on les appelle sur la Zad, sont connus pour leur extrême précaution des espèces végétales. Au point de refuser de planter des clous dans les arbres. Et donc visiblement de ne pas savoir, ou vouloir, couper les arbres.
En haut de la tour de la roncière (JL)
Pour Marie, habitante d'un village frontalier de la Zad, qui travaille à l'accueil d'une société de contrôle technique de voiture, et qui voyage si peu, c'est « une chance extraordinaire » dans sa vie de rencontrer des gens aussi différents. Sur les routes départementales, les voitures qui filent vers Nantes ont dû s'habituer aux silhouettes noires et encapuchonnées de cyclistes équipés de lampes frontales pour rouler dans cette campagne dépourvue d'éclairage public. Michel se souvient d'une discussion avec un automobiliste qui l'avait pris en stop et l'abreuvait de questions sur cette mystérieuse zone et ses militants. Et au moment où il s'étonnait de n'en avoir jamais vu, trois hommes en noir sortirent d'un bond d'un treillis à la recherche d'un véhicule. De plus en plus, le monde de la Zad et celui des riverains semblent se croiser.
Autour de la table commune de la Belich', discussion avec Arthur, la vingtaine, ancien éducateur dans une association d'aide aux Roms et aux jeunes à la rue, à Paris. La seule limite qu'il voit au mouvement de la Zad, c'est le temps. Et la seule pression, les expulsions par les forces de police. Elles n'ont pour l'heure pas commencé. Il se définit comme « rien du tout-iste ». A perdu ses papiers, n'a pas envie de les refaire. N'est pas inscrit à Pôle Emploi. Il ne veut plus participer, plus cautionner. Etre ici, pour lui, c'est faire un pas de côté. Il n'a plus envie d'être français. Sous les arbres qui abritent la cuisine en pleine air, des gouttelettes de bruine commencent à tomber, il sourit : « Je me désinscris. »