L'esprit de résistance imprègne tant le bocage de Notre-Dame-des-Landes que tous les toponymes y ont pris des noms de guerre. La ZAD, Zone d'aménagement différé, où doit être construit le futur aéroport, est devenue Zone à défendre ; la Vacherie, une des exploitations agricoles qui y est incluse, s'est métamorphosée en Vache-rit. En lieu et place de ses terres, de ses quatre-vingt-dix vaches laitières et de son hangar peinturluré d'un "NON" sur un avion, doivent être construites la tour de contrôle et l'une des deux pistes du futur Aéroport Grand Ouest (AGO) – qui a cristallisé autour de lui les oppositions les plus variées, face à un projet d'aménagement vécu comme une opération de "bétonnage" aussi autoritaire qu'injustifiée. Au total, ils sont une quinzaine d'agriculteurs dont l'exploitation doit être intégralement touchée par l'aéroport, qui doit couvrir une zone de 1 650 hectares. Une bonne moitié d'entre eux a négocié à l'amiable la vente de ses terres, l'autre a été expropriée.
C'est le cas de Sylvain Fresneau, barbe blanche et yeux bleus, qui est né là, et a repris une ferme que sa famille exploite depuis cinq générations. Début décembre, il a reçu le rendu du jugement. Il est susceptible d'être expulsé dès le 3 janvier 2013, si Vinci – le concessionnaire du futur aéroport – verse le montant de la valeur estimée de son exploitation. Toutefois, il devrait encore pouvoir temporiser : en mai dernier, après une grève de la faim de vingt-huit jours, deux agriculteurs et une élue du Parti de gauche ont obtenu qu'il n'y ait pas d'expulsion tant que tous les recours en justice ne seront pas épuisés. Mais l'épée de Damoclès, suspendue au-dessus de leur tête depuis quarante ans, s'affûte.
Dominique Fresneau, lui aussi, est né sur la ZAD – lorsqu'elle n'était pas encore une ZAD. Président de l'Acipa (Association citoyenne intercommunale des populations concernées par le projet d'aéroport), en première ligne dans cette opposition, il se bat depuis dix ans contre ce projet, prenant le relais de son père. "La lutte, elle a commencé sur le terrain agricole, et avec les riverains", souligne-t-il. Depuis, elle a pris plus d'un virage, et a bien changé de visage.
"LE ROULEAU COMPRESSEUR" AVANCE
Resté en suspens depuis le début des années 1960 – quand on commence à en parler pour la première fois – le projet est déterré un peu avant l'an 2000, sous le gouvernement de Lionel Jospin, et avec le soutien de l'ancien maire de Nantes, Jean-Marc Ayrault. En 2003, Dominique Fresneau suit de près le débat public – au fil duquel "on n'a jamais discuté de l'opportunité de construire un nouvel aéroport, mais de comment on le construirait". Suit l'enquête publique, en 2006. Censée évaluer l'avantage économique que représente l'AGO, celle-ci a depuis été accusée de manipuler les chiffres, ce qui a eu pour effet de présenter le projet comme bénéficiaire au lieu de déficitaire.
En 2008, la déclaration d'utilité publique entérine le projet d'aéroport, qui doit entrer en fonction en 2017. "Aujourd'hui, on en est toujours au même stade, même si on a ralenti le rouleau compresseur, et qu'on a soulevé des doutes sur l'incohérence du projet", résume Dominique Fresneau. Reste, en dernier recours, le terrain environnemental et la loi sur l'eau – la ZAD est à 98 % une zone humide, à la riche biodiversité, située dans le "château d'eau de la Loire-Atlantique". La compensation obligatoire des zones détruites fait l'objet de sévères doutes de la part des associations écologistes .
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En parallèle, alors que la joute se poursuit sur le terrain légal et juridique, une autre histoire se dessine, sur les terres même du bocage de Notre-Dame-des-Landes. Il y a trois ans, l'Acipa invite le premier Camp action climat de France. A son issue, des riverains invitent les participants à rester, "pour faire un nouveau Larzac, vivre sur la zone et la défendre contre le projet d'aéroport", explique Dominique Fresneau. Une dizaine de personnes s'implantent, rejointes par d'autres au fil des saisons, dans des maisons laissées à l'abandon par le Conseil général et des cabanes qu'ils construisent. "Ce sont des gens très indépendants, proches de la nature. Ils vivaient très chichement, un couple a passé le premier hiver sous une toile de tente", se souvient le militant. Ce sont eux qui, peu à peu, ont noué des liens avec les habitants et les agriculteurs du coin. Eux qui, lors de l'opération César, qui a débuté à la mi-octobre, se sont fait expulser de leurs habitations – aujourd'hui détruites.
LA "RÉPRESSION", "ÇA A DÉCLENCHÉ BEAUCOUP DE SYMPATHIE"
Cette opération d'expulsion – qui se poursuit pendant plusieurs semaines et donne lieu à de violents affrontements entre défenseurs de la ZAD et forces de l'ordre – est un tournant dans la lutte contre l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes. "Ça nous a tous ressoudés, dit Sylvain Fresneau. On a ouvert la Vacherie pour les accueillir, c'est devenu leur cantine, le dortoir, le refuge avant de reconstruire d'autres lieux de vie." Ce sera chose faite à la mi-novembre, lors d'une grande "manifestation de réoccupation" qui attirera 30 000 personnes, et lancera les opérations de reconstruction de cabanes sur la ZAD, dans le bois de la Châtaigne. Ces dernières sont de nouveau sous le coup d'une ordonnance de la justice qui autorise la préfecture à en expulser les occupants – même si cinq personnes s'y sont domiciliées en espérant bénéficier de la trêve hivernale.
On comprend mieux, dès lors, pourquoi le hangar de la Vache-rit a pris ces airs de QG de guérilla : affiches aux slogans anticapitalistes, dépôt des grenades usagées, lit de camp pour infirmerie improvisée dans un coin – celle-là même où, le week-end du 24 et 25 novembre, une médecin opposée à l'aéroport voit défiler une centaine de blessés, certains atteints par des balles de flashballs ou des éclats de grenades assourdissantes.
Lire la note de blog : Une médecin alerte sur les blessures des militants à Notre-Dame-des-Landes
Outre le fait de renforcer la solidarité entre agriculteurs et occupants de la ZAD, ces affrontements ont un autre effet : l'afflux de sympathisants de toute la France et même d'Europe, venus prêter main forte à l'opposition au projet d'aéroport. "Les gens se sont rendu compte qu'il y en avait qui résistaient, que ça amenait de la répression, et ça a déclenché beaucoup de sympathies", dit Dominique Fresneau. Alex en est un exemple : ce sont les heurts de la fin novembre qui le décident à rejoindre les "zadistes". Venu des Hautes-Alpes, le jeune homme de 22 ans, dreadlocks blondes qui s'échappent d'une cagoule retroussée en bonnet, est venu ici "tout seul, avec [son] sac de couchage, en train, puis en stop".
Au point "hors contrôle", qui sert d'accueil et de campement pour ces centaines de gens de passage venus rejoindre l'opposition, il tente de dessiner le profil d'un mouvement multiforme et bigarré, qui fuit les généralisations, les mots d'ordre, les hiérarchies : "Ici, il y a des punks, des hippies, des anars, des gauchos, des sans-étiquette... Il y en a qui veulent fonder une famille, et d'autres qui partiront quand la lutte sera finie. C'est un collectif d'individus totalement distincts." Alex s'interrompt. La "radio klaxon", sur les ondes piratées de Vinci autoroutes, diffuse une alerte : "Huit camions de CRS viennent de partir de Vigneux-de-Bretagne en direction de la ZAD... Appelez-nous si vous avez d'autres infos..."
"ON EST EN GUERRE"
Autour du point hors contrôle, sur les routes de la ZAD, on croise des tracteurs, des barricades bien gardées, des camions de gendarmes mobiles, des jeunes en bottes et capuche qui traînent de longs bouts de bois... Certains s'affairent autour de boîtes à pansements et de masques à gaz, d'autres, à la cantine – fournie grâce aux nombreux dons qui arrivent quotidiennement à la ZAD. "On a même trop de légumes, on va en faire des conserves, note Alex. Mais on réfléchit à devenir plus autonomes, monter des jardins collectifs... Car pour l'instant, on dépend de la générosité des gens, et du système."
Ça fourmille, l'atmosphère est à la fois joyeuse et tendue. Les conversations dérivent vite sur les affrontements. "Il y a des provocations des deux côtés, estime Alex. Il y en a qui sont venus ici pour casser du CRS, mais c'est une minorité. Moi je ne suis pas ici pour me battre, mais il ne faut pas oublier qu'on est en guerre. En guerre contre l'Etat." Evasto, 22 ans lui aussi, venu de Belgique, nuance : "On montre toujours les affrontements, mais pas la bonne humeur, les guitares... On est venus pour vivre aussi."
Pour les zadistes, la lutte a largement dépassé l'enjeu local. "On veut inventer un nouveau mode de vie", tente Alex. "On s'oppose au projet d'aéroport et au monde qui va avec, au système qui le porte, développe une Camille – pseudonyme dont ils s'affublent tous –, qui occupe la ZAD depuis trois ans. C'est un projet emblématique d'une logique d'aménagement du territoire autoritaire, qui contrôle les vies et détruit les terres, dans une logique de croissance et de profit."
Lire la tribune des opposants : Notre-Dame-des-Landes, une résistance qui ne se laissera pas dicter sa conduite
"LA BIODIVERSITÉ DE LA LUTTE"
Un peu plus loin, à la Châtaigne, Jean-Paul Juin a enchaîné son tracteur à une cinquantaine d'autres engins, autour des cabanes menacées d'expulsion. L'agriculteur, qui tient une exploitation d'élevage bovin bio près de Saint-Nazaire, n'est pas directement touché par le projet. Mais depuis trois semaines, il relaie ici des collègues de tout le département, 24 heures sur 24 . Lui se dit choqué par la consommation de foncier qu'implique le projet d'aéroport, à l'heure où le monde agricole est en crise, et où l'on parle de relocaliser la production près des consommateurs – Nantes, en l'occurrence, n'est qu'à 30 km. "En Loire-Atlantique, il y a 2 000 hectares de terres artificialisées tous les ans. En France, c'est la surface d'un département qui part sous le béton tous les sept ans. Combien de temps on va tenir à ce rythme ?", interroge-t-il.
Autre discours, mais même force de conviction, et même objectif de "faire capoter le projet" : Notre-Dame-des-Landes est envahie de ces opposants aux profils divers et variés, et que rien n'aurait prédestiné à se croiser, entre une barricade en bois et un champ détrempé. "Beaucoup d'agriculteurs ont été très étonnés par les jeunes qu'on a rencontrés ici. Ils sont très intéressants, déterminés. La lutte prend corps au travers des échanges entre tous ces gens vraiment différents", poursuit Jean-Paul Juin. Dominique Fresneau a une expression pour décrire cette improbable convergence : "C'est la biodiversité de la lutte."
Certes, la compréhension n'est pas toujours facile. "On a voulu travailler avec eux comme avec les autres, les partis, les associations, les syndicats, se souvient le président de l'Acipa. Mais ce n'était pas possible. D'une, ils n'ont pas de chef. Alors, on parle au 'référent'... et ça marche !" Parfois, Dominique Fresneau trouve toutefois agaçant de devoir "palabrer pendant trois heures avant chaque décision, changer d'avis à l'AG suivante, car ce ne sont pas les mêmes personnes qui y participent, aboutir toujours à des consensus en demi-teinte." "Pour la grande manif de réoccupation, raconte-t-il, eux ne voulaient pas de drapeaux, nous si : moi j'aime bien les couleurs, voir défiler côte à côte les drapeaux noirs des anarchistes, rouges du Parti de gauche, verts des écologistes ! Finalement, on s'est mis d'accord : il y aurait des drapeaux, mais le moins possible."
Même écho du côté de Sylvain Fresneau : "Eux ne comprennent pas qu'on négocie avec les autorités. Moi, je ne comprends pas qu'ils bloquent les routes pour empêcher les gens d'aller travailler. Mais c'est ça qui fait parler de nous... Heureusement qu'ils sont là." Il suffit de suivre quelques minutes les discussions qui animent le local de l'Acipa, ouvert sept jours sur sept devant la mairie de Notre-Dame-des-Landes, pour se convaincre des liens de solidarité qui se sont tissés ici : "Les jeunes, beaucoup disent qu'ils sont végétariens. Mais quand je leur fais de la viande, ils mangent tout, lance un homme aux cheveux grisonnants. Pour Noël, je vais leur préparer un gros pot-au-feu et du bœuf bourguignon, qu'est-ce que vous en pensez ?"