Avec le livre « Contrées », le collectif Mauvaise Troupe restitue par des témoignages vibrants le combat des opposants italiens au TGV Lyon-Turin et celui des zadistes de Notre-Dame-des-Landes. Dont la force est de réunir des personnes aux cultures éloignées.
Le collectif Mauvaise Troupe revient en librairie avec un deuxième livre d’histoires. Dans Constellation, son premier ouvrage, il tentait de consigner sur papier les traces des nombreuses luttes radicales qui ont jalonné le « jeune XXIe siècle » afin qu’elles alimentent celles à venir. Avec Contrées, il se fait moins exhaustif et s’attarde sur deux étoiles qui brillent un peu plus fort que les autres dans le ciel révolutionnaire : la Zad de Notre-Dame-des-Landes et la lutte No TAV dans le Val Susa (Val de Suse), en Italie, où depuis un quart de siècle, la quasi totalité d’une vallée de 70.000 personnes s’oppose à la construction de la ligne ferroviaire à grande vitesse Lyon-Turin.
« Pour toutes les insoumissions qu’ils ont inspirées, les mouvements Zad et No TAV sont devenus légendaires. » Ces deux luttes, de par leur ancienneté, les victoires qu’elles ont arrachées, leur ancrage sur le territoire, l’ampleur de la mobilisation qu’elles ont suscités et la diversité de leur composantes ont marqué les imaginaires des deux cotés des Alpes et au-delà. Elles ont montré qu’il était possible de faire face à la méga-machine à aménager et de créer des temps et des espaces (partiellement) libérés de la logique capitaliste. Ces deux luttes partent d’un mot, un cri : non. Non à un aéroport. Non à une ligne à grande vitesse. Non au monde qui va avec, un monde de béton, de fric et de flics.
« Une histoire, une appartenance et un destin communs »
Avec ce livre, la Mauvaise Troupe nous fait parvenir des fragments sensibles de ces espaces en « rupture radicale avec le cours fastidieux de deux sociétés pacifiées ». Il s’agit de « colporter ses mots, de tenter de coucher sur le papier ces petites notes de musique, de transmettre les ambiances, les émotions, la chaleur humaine et l’étonnement, la colère et l’espoir » pour « répandre les certitudes et les hypothèses qu’ils ont su soulever ». Pour ce faire, les auteurs laissent une large place aux témoignages de celles et ceux qui vivent ces luttes. L’ouvrage comporte aussi des passages plus analytiques, qui viennent faire le lien entre les témoignages sans pour autant les surplomber, car le collectif prend part aux luttes qu’il raconte. « Nous écrivons depuis ces mondes en résistance et la voix de ce livre y est engagée avec cette centaine d’autres. »
- Manifestation des opposants à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes et de soutien aux No TAV, à Nantes, le 22 février 2014.
Une des idées fortes développées dans le livre est celle du surgissement d’un peuple. Dans le Val Susa, on parle de lutte populaire et même de peuple « No TAV » nourri d’un « ensemble de codes implicites par lesquels les opposants à la grande vitesse se reconnaissent une histoire, une appartenance et un destin communs ». Un peuple qui se donne des chants, des slogans, des lieux de rendez-vous et des rites. Les membres passent le nouvel an ensemble, s’invitent mutuellement à leurs funérailles, vont faire leur course dans des magasins No TAV et se créent même des lieux de prière. Ils se retrouvent pour des marches à travers la vallée, des campings ou des pizzas partagées aux presidi, ces cabanes construites par les membres du mouvement, souvent sur les lieux prévus du chantier ou à proximité, pour se retrouver et s’organiser.
Ces peuples-là n’ont rien à voir avec « l’abstraction républicaine du peuple », le « peuple français » au nom duquel l’État, censé le représenter dans son ensemble, part en guerre ou vote des lois scélérates. Ces peuples qui ont surgi dans le Val Susa et sur la Zad ne sont pas des peuples de papiers, des entités purement statistiques, fruits de découpages administratifs. Ils partagent bien plus qu’un code postal, un hymne, un drapeau et une commune soumission aux lois de la République. Ces peuples-là sont fondamentalement politiques. L’appartenance à ces peuples ne repose pas sur un droit du sol ou du sang mais sur l’adhésion ou le rejet d’un projet d’infrastructure et la vision du monde qu’il implique. Ce qui ne va pas sans créer (ou plutôt révéler) des conflits au sein des villages et des familles.
Mais si ces luttes ont divisé, injecté de la conflictualité dans la vallée et dans le bocage en poussant les habitants à se positionner pour ou contre ces projets, elles ont surtout réuni, comme le remarque un poissonnier de la vallée : « Le mouvement est impossible à battre parce qu’il y a de tout, il y a le pacifique, le catholique, l’aguerri, l’intellectuel, tu comprends ? Il y a le peuple. » « Et c’est ça, notre force après 25 ans de lutte, ajoute un autre No Tav. Un jeune qui arrive ici peut parler pendant des heures avec un ancien. C’est le peuple No TAV, le vrai peuple, la solidarité entre les gens ». Pas une solidarité nationale, abstraite et comptable, mais une solidarité concrète, qui s’éprouve et se construit au quotidien, pendant les blocages, les repas partagés ou les événements de soutien aux inculpés. « Être No TAV, c’est lutter pour ma terre, ma culture, ma communauté [...], explique un habitant. C’est la communauté qui s’est créée autour du mouvement et de ce qu’on fait. C’est-à-dire pas seulement une façon de lutter mais aussi de vivre, de penser, de connaître, d’échanger, de savoir, de faire des expériences... »
« Il y a un gros chaudron ici »
Les auteurs citent Blanqui : « Le peuple ne fait pas la révolution. Il naît de la révolution », mais rappellent que ces peuples-là ne viennent pas pour autant de nulle part. Ils puisent leur force dans le passé rebelle des territoires sur lesquels ils émergent : les jacqueries paysannes et la lutte des paysans-travailleurs à NDDL ; les Républiques partisanes fondées par des résistants pendant la Deuxième Guerre mondiale et les mouvements autonomes des années 1970 dans le Val Susa.
Même s’il est moins évident de parler de « peuple anti-aéroport », « l’histoire de la lutte autour de Notre-Dame-des-Landes n’est pas exempte d’épisodes de foules saisies par une émotion collective ou de combats massifs et acharnés ». C’est à la faveur de ces moments intenses que des agriculteurs, des habitants du coin, des soutiens plus ou moins lointains et des « occupants sans droit ni titre » se sont sentis liés par un même objectif, la défense de la Zad et de ce qui s’y vit. Non sans difficulté, ils ont appris à lutter et, pour certains, à vivre ensemble. Dominique, natif de Notre-Dame-des-Landes, utilise une image pour décrire le bouillonnement autour de la Zad : « Il y a un gros chaudron ici, même s’il y a plusieurs feux dessous et qu’ils ne chauffent pas tous en même temps. »
- Une barricade, à Notre-Dame-des-Landes.
Et c’est là une des plus grandes forces de ces deux luttes : avoir fait tenir ensemble des gens aux pratiques et cultures éloignées. Le livre regorge de témoignages de personnes qui ont vu leur façon de vivre, de penser et de lutter totalement chamboulées par la participation à ces combats. En luttant ensemble, des gens que tout séparait ont appris à se connaître et à se comprendre.
À Notre-Dame-des-Landes, la résistance victorieuse à l’opération César a convaincu de nombreuses personnes de la pertinence de l’occupation et de l’opposition physique et radicale aux décisions de l’État. De l’autre côté des Alpes, les No TAV ont refusé de laisser médias et gouvernement diviser le mouvement entre bons et mauvais manifestants. On a vu des anciens participer à des actions de sabotage ou de blocage ou assumer des slogans tels que « Nous sommes tous des casseurs ». Ou encore, un maire de la vallée qui dit : « S’il n’y avait pas eu des pierres jetées à la Maddalena, aujourd’hui des chantiers, il y en aurait dix. » Des personnes habituées à des formes d’action plus offensives ont également adapté leurs pratiques pour respecter la volonté commune. Un journaliste, étonné de voir le calme dans lequel se déroulait un rassemblement, demande à une No TAV : « “Comment vous contrôlez tous ces jeunes ?” Je lui ai répondu qu’en réalité, on ne contrôlait personne. [...] C’est pas parce qu’on les commande mais parce qu’ils respectent ce qu’on fait. »
Une expédition dans des contrées en lutte où ceux qui y vivent le font pleinement
Le livre nous raconte également comment ces deux luttes s’organisent pour résister à la police et à la justice mais aussi pour construire les bases matérielles et morales nécessaires pour « faire germer la commune » : production de l’alimentation, gestion des conflits, entretien des chemins et des canalisations, raccordement EDF... En fin d’ouvrage, le collectif s’interroge sur les conditions à réunir pour que ce goût de la révolte et cette capacité à faire peuple puissent contaminer d’autres territoires mais aussi pour que « ces combats unissent leurs forces et expriment leurs solidarités à grande échelle ».
Le collectif Mauvaise Troupe nous offre un voyage aux pays des vivants, une expédition dans des contrées en lutte où ceux qui y vivent le font pleinement. Ces personnes se sont rencontrées autour d’un non. Non à un aéroport ou à un TGV. Et ces non, qui ont mené des gens ordinaires à combattre des ennemis sur le papier bien plus forts qu’eux, ont débouché sur une multitude de oui. « On a découvert la beauté d’être ensemble, la beauté de se rencontrer, de se parler », dit Alberto....
*Suite de l'article sur reporterre
Source : http://reporterre.net