Publié par Poetes Indignes le 03/05/2012
Le mouvement des Indignés Espagnols, qui éclot en temps de crise et d’austérité affectant les plus démunis, soulève une réflexion profonde sur la justice sociale et la démocratie représentative. Pourtant, malgré sa légitimité et sa grande visibilité, le faible leadership politique et le manque d’institutionnalisation du mouvement apparaissent comme d’importants obstacles à sa longévité.
Les Indignados Espagnols, l’élévation de la voix des plus démunis face à la crise
En mai 2011, s’organise sur la Plaza del Sol à Madrid le mouvement des Indignados, plus connu en Espagne comme le 15M. La place est occupée par des milliers d’espagnols, en grande partie des jeunes, qui sont profondément affectés par la crise. Effectivement, le pays connaît une forte hausse du chômage et sombre dans des politiques d’austérité. 40% des jeunes se retrouvent sans emploi et les salaires sont à la baisse. Un nouveau phénomène apparaît : celui des milleuristas : des jeunes diplômés qui peuvent espérer gagner au plus mille euros par mois. Ainsi, la jeunesse, et plus généralement la population espagnole, tombe dans la désillusion. La classe politique est amplement remise en cause, notamment suite à des affaires de corruption. La population a l’impression d’être déprotégée, sans voix. C’est dans ce contexte que le mouvement des Indignés a gagné de plus en plus d’ampleur, étant repris dans plusieurs villes d’ Espagne ou d’ Europe. Celui ci a tout d’abord le mérite de donner du poids à une partie des citoyens démunis et exclus de la vie politique. En ce sens, il a surpris les analystes, partis et syndicats habitués à la passivité d’une société démobilisée. Selon Antonio Santamaria, il « résulte de l’expression d’un phénomène complexe de rejet d’un système politique oligarchique et un malaise social dû aux dures conditions de vie aggravées par l’impact de la crise ». C’est là que réside sa légitimité : Le 15 M est à première vue un mouvement pour la démocratie.
Effectivement, sa force est, dans un premier temps, la représentativité. Les Indignés ne sont officiellement affiliés à aucun mouvement politique : ni de gauche, ni de droite, ni séparatiste. Il s’agit tout simplement du soulèvement d’une tranche de la population qui exprime son profond mécontentement. Le profil sociologique des manifestants est d’ailleurs très divers : étudiants, immigrés, vétérans militaires, membres de la gauche radicale: tous ceux qui sont exaspérés par les inégalités. Ainsi, une nouvelle génération fait irruption dans la vie politique, apprenant ses premières leçons, et surtout, comptant avec la sympathie d’une grande partie de la société espagnole et internationale.
On entend dire que le « pouvoir est sur les places ». Mais surtout, il y a une prise de conscience générale des problèmes politiques et sociaux amplifiés par la crise. Les divers comités et assemblées générales réunies sur les places proposent des mesures concrètes pour la réforme du pays comme la modification de la loi électorale ou des mesures d’amélioration du système éducatif et de santé publique : c’est le fameux manifeste « Democracia Real Ya ». Plus qu’une prise de conscience, le mouvement représente aussi un moyen direct d’action contre les injustices. Diverses flash mobs sont organisées dans les quartiers des grandes villes contre les expulsions de familles de leurs logements hypothéqués.
Une influence et une visibilité internationale : vers un mouvement global des Indignés
Suite à une grande visibilité sur le territoire espagnol, le mouvement des Indignés s’internationalise. Les propres Indignados Espagnols organisent une marche vers Bruxelles : ils bénéficient de la solidarité d’une grande partie des habitants rencontrés sur leur chemin et même de leur adhésion car certains les rejoignent dans leur marche. Et pourtant, dans les grande villes européennes, ils se retrouvent face à un accueil sec de la part des gouvernements qui ayant, à tort ou à raison, peur de dérives violentes, effectuent des contrôles et les évacuent manu militari.
La marche connaît ainsi ses hauts et ses bas mais il est indéniable que les Indignados ont conquis une grande visibilité. Tout d’abord, par le moyen des réseaux sociaux comme Facebook et Twitter qui ont servi d’outils de mobilisation ou de plateformes de débat. Ensuite, par les mouvements inspirés de l’initiative espagnole qui s’organisent à la Bastille à Paris, à Rome ou même à Sydney ou aux Etats Unis (Occupy Wall Street). Pourtant, toutes les manifestations n’ont pas le même caractère. A Rome, elles dégénèrent dans la violence et le vandalisme; à Sydney, elles ne mobilisent pas assez. Après un certain temps, le mouvement commence à s’estomper. Beaucoup de critiques font remarquer que quelques mois après les mouvements de mai en Espagne, plusieurs étudiants qui menaient directement la contestation politique et l’organisation des assemblées quittent les campements pour reprendre les cours. Ceux qui continuent leur combat sur les places commencent à être marginalisés. A Barcelone, le maire Felip Puig tente de les faire expulser manu militari. A Madrid, la police a l’ordre de ne pas intervenir et l’occupation se poursuit, mais les conditions d’hygiènes parfois déplorables portent préjudice aux commerçants des environs. Ainsi, le mouvement reçoit ses premières critiques.
Pourtant, pour le raviver en octobre 2011, les Indignés espagnols lancent l’initiative de manifestation « Unis pour le changement » relayée dans quatre-vingt pays du monde dont Israël et les Etats Unis. Les manifestants critiquent l’influence des institutions financières dans l’élaboration de politiques publiques, le sauvetage des banques, les privatisations, les socialisations des pertes, la dureté des Institutions européennes et le maintien de mesures d’austérité qui affectent de plus en plus durement la population. S’ensuit un manifeste traduit en dix-huit langues appelant pour un « soulèvement pacifique pour la vraie démocratie ».
Un mouvement qui pourtant ne s’institutionnalise pas
Si les Indignés sont un exemple parfait de la liberté d’expression dans une démocratie, peut-on dire pour autant qu’ils représentent un exemple de mouvement démocratique en soi ?
Rappelons tout d’abord que du point de vue de la démocratie représentative, le système requiert des institutions, des élections, des partis politiques. Or, ici réside le principal défaut du mouvement : s’il a obtenu le soutient populaire, la légitimité et une visibilité globale, il n’ a pas pu s’institutionnaliser. Effectivement, les syndicats et la majorité des partis n’ont pas concrètement adhéré à l’initiative à l’exception d’un petit parti nouvellement créé, Equo, et de l’extrême gauche (Izquierda Unida, avec laquelle le mouvement maintient des relations complexes). Deuxièmement, on constate que le soulèvement des Indignés n’a pas pu faire effectivement reculer les mesures d’austérité.
Pour ce qui est de la démocratie participative, malgré les organisations d’assemblées délibératives, certains critiques font remarquer que la cacophonie régnant dans de telles rencontres porte préjudice au consensus et à la clarté des revendications formulées. Il n’y a notamment pas de leadership politique et certains semblent désorientés par l’hétérogénéité environnante. Antonio Santamaria remarque tout particulièrement que non seulement les jeunes ne sont pas encore prêts à l’exercice du débat idéologique et à sa dureté, mais que les plus anciens semblent incapables de transmettre leur savoir politique. Il y a ainsi un manque de communication entre les générations. Enfin, les causes et solutions de la crise étant complexes et dépassant le seul cadre des frontières des Etats-Nations, les possibilités concrètes d’actions se retrouvent fortement limitées.
L’illustration d’un malaise en Espagne : une transition inachevée vers la démocratie ?
Cependant, une des critiques les plus sévères contre les Indignés s’attaque aux plus extrémistes, à ceux qui ont eu tendance à associer la démocratie au Franquisme et de demander une transition réelle. On touche là à des sujets sensibles, qui font appel à la mémoire historique et qui pour certains sont très douloureux. Le professeur Gregorio Peces Barba rappelle que pour ceux qui ont lutté contre le Franquisme, il s’agit d’une calomnie de la plus grande gravité. Ainsi apparaît un des plus grands problèmes qui affecte la longévité du mouvement : sa démesure. Celle ci est une démesure en termes idéologiques, mais aussi en termes d’action. Ainsi, les manifestations dans les villes espagnoles ont parfois connu des épisodes de violence urbaine.
Enfin, un dernier problème est lié à la forme de démocratie promue par le mouvement. Celui-ci est interprété comme une tentative de réinventer la démocratie participative. Par conséquence, il ne prend pas en considération l’utilité des élections ou des institutions. Or, pour beaucoup de critiques du mouvement, la meilleure forme de démocratie est le vote et la Constitution de 1988. Le professeur de droit émérite Gregorio Peces Barba indique que celle ci contient, dans son Titre VIII, les outils légaux nécessaires pour défendre la démocratie du pays, mener des réformes et défendre son économie contre les vents du néolibéralisme. Il est notamment souligné que l’élection, en novembre 2011, du candidat conservateur Rajoy pour pénaliser le gouvernement socialiste de Zapatero constitue un grand échec pour le mouvement. Tout d’abord car le mouvement du 15M n’a presque pas été évoqué pendant la campagne. Ensuite, car l’augmentation des restrictions et des politiques d’austérité proposées par le candidat élu ont l’effet contraire de celui recherché par les Indignés. Les conséquences pour la crédibilité, l’adhésion et la survie à long terme de leur cause sont pourtant encore incertaines.
Conclusion
Le mouvement des Indignados espagnols soulève une réflexion profonde sur la justice sociale et la démocratie représentative. Pourtant, malgré sa légitimité et sa grande visibilité, le manque de leadership politique et le manque d’institutionnalisation du mouvement apparaissent comme d’importants obstacles à sa longévité. Le dernier mot n’est pourtant pas dit, car comme le rappelle Antonio Santamaria (2011;25): « ce mouvement est le symbole d’une nouvelle génération qui apparait dans la vie publique et dont le futur reste à écrire ».
Par Piera Sciama
Source: http://www.nouvelle-europe.eu