Médiapart - 20 juin 2012 |
Par Ludovic Lamant Ils sont plusieurs milliers, massés place de Castille à Madrid, au pied d'une tour à la paroi noire électrique, emblématique de l'euphorie économique des années 1990. Malgré la tombée de la nuit, le concert de casseroles « à l'argentine » bat son plein. La foule en colère ressasse jusqu'à l'épuisement son insulte préférée – ¡ladrones! (voleurs !). Plus loin, des fourgons de police protègent l'entrée de l'imposant siège de Bankia, ce géant bancaire que l'Etat espagnol a dû nationaliser en mai, à coup de milliards d'euros, pour lui éviter la banqueroute.
« Haut les mains c'est un hold-up / Ce n'est pas une crise, c'est une arnaque ! » crient d'autres manifestants :
Sur les réseaux sociaux, l'opération avait pour nom de code #El dia de la bestia (Le jour de la bête) – référence à un (mauvais) film d'Alex de la Iglesia, qui met en scène, sur fond d'apocalypse, les tours Kio de Madrid, dont l'une est devenue, entre-temps, propriété de Bankia. Ce samedi 16 juin, la « bête » en question revêt les traits de Rodrigo Rato, ex-patron du Fonds monétaire international, et directeur démissionnaire de Bankia. Accusé de tous les maux, il est devenu le symbole de ces « banksters » qui révulsent bon nombre d'Espagnols.
Plus tôt dans l'après-midi, le cortège avait pris d'assaut quelques-unes des grandes artères de la capitale, pour faire entendre son mot d'ordre : « Votre crise, nous ne la paierons pas ! » On y a vu des drapeaux grecs flotter en signe de solidarité avec Athènes, mais aussi des masques d'Anonymous et autres T-shirts mal repassés du mouvement Juventud sin Futuro (Jeunesse sans avenir, l'un des collectifs à l'origine du mouvement indigné).
La routine, en somme, dans cette Espagne en crise ? Sans doute. Mais l'écœurement semble être encore monté d'un cran, depuis l'annonce d'un plan de sauvetage de « 100 milliards d'euros » des banques espagnoles début juin.
«Sauvons les personnes, expulsons les banquiers»
Tout au long du parcours, des activistes se livrent à un énergique toilettage des dizaines d'agences bancaires qui ont le malheur de se trouver sur leur chemin. Caja Madrid, Santander, mais aussi Deutsche Bank : toutes en prennent pour leur grade. Un « indigné » balance de l'eau sur les distributeurs automatiques, pour qu'ils tombent en panne. D'autres recouvrent les murs d'affiches anxiogènes, pour dissuader les passants de déposer leurs économies ici. Jets d'œufs sur la porte d'entrée, déversement des poubelles des voisins sur les trottoirs…
Plus saisissant, un collectif de victimes des crédits hypothécaires d'un quartier de Madrid (lire ici notre précédent reportage) a choisi de tapisser les vitrines de grands portraits noir et blanc de clients qui se sont fait piéger, et se trouvent aujourd'hui à la rue. Et lorsque le cortège arrive à hauteur d'une nouvelle agence, il se met à crier, à l'intention des voisins alentour : « Ici se trouve la caverne d'Ali Baba… »
Un « tribunal citoyen » pour juger les banques
A Madrid, la mobilisation contre le secteur financier bat son plein. Les critiques contre le gouvernement conservateur de Mariano Rajoy sont reléguées au second plan. Pour le mouvement du « 15-M », surgi lors de l'occupation spontanée de la place Puerta del Sol à Madrid le 15 mai 2011, la débâcle des banques est l'occasion d'une nouvelle jeunesse. « Nous ne voulons pas que ce soient les banques qui nous gouvernent. Nous voulons la transparence politique. C'est une revendication très simple, mais elle se fait, en Espagne, chaque jour plus pressante », estime Ana Sanchez, une libraire de 34 ans, qui accompagne depuis un an, sans faiblir, les mues du « 15-M ».
La manifestation madrilène jusqu'au siège de Bankia constitue la face visible d'un mouvement aux contours toujours aussi souples, et qui réussit un vrai tour de force : se réinventer à chaque soubresaut de la crise, se tenir à l'écart des partis et syndicats traditionnels, bref, ne rien perdre en radicalité. Les réunions d'« indignés », qui avaient fleuri sur les places d'Espagne au printemps dernier, existent toujours, mais elles ont dû évoluer en comité plus restreint. La foule des débuts a disparu, mais l'énergie reste, semble-t-il, quasi intacte.
A l'approche du siège de Bankia à Madrid.
« Les assemblées du 15-M se sont énormément spécialisées au fil des mois, et n'ont plus grand-chose à voir avec le lieu qu'elles occupent dans la ville »,
raconte Roberto García-Patrón. « Elles sont plus concrètes, davantage en prise avec la réalité sociale. » Ce Madrilène de 29 ans fut l'un des solides piliers du campement de Sol l'an dernier. Titulaire d'un master de relations internationales, il gagne aujourd'hui sa vie comme opérateur dans un centre d'appels, où il vend des produits d'assurances pour… Santander, le numéro un de la banque espagnole. Depuis un an, il n'a pris aucun congé, aspiré par l'énergie du « 15-M ». Ancien candidat aux municipales pour la Gauche unie (IU), avec qui il a depuis pris ses distances, Roberto dit ne rien regretter de l'aventure. Il cite, parmi les exemples les plus saillants de ce nouvel activisme qui le ravit, l'apparition d'un « tribunal citoyen », qui se réunit toutes les semaines sur la place Carmen, à deux pas de Sol. Objectif du collectif, né en réaction aux expulsions de familles, de plus en plus fréquentes en Espagne : instruire des procès populaires à l'encontre, non pas de grands patrons de banques, mais de simples responsables d'agences.
Ces derniers, estiment les « indignés », sont coupables d'avoir incité, consciemment, certains de leurs clients à signer, sans le leur dire, des contrats hypothécaires très risqués.
Autre initiative spectaculaire, qui risque de prendre du temps : le dépôt d'une action en justice contre Rodrigo Rato (photo-montage ci-contre) et l'intégralité du conseil d'administration de Bankia durant l'année 2011. Eux sont accusés d'avoir maquillé les comptes du groupe, au moment de son entrée en Bourse. Un avocat, membre du collectif sévillan de Democracia Real Ya (DRY, démocratie réelle maintenant !), s'occupe du dossier. Magie des réseaux sociaux, les frais de justice ont été financés par crowdsourcing.
En moins de 24 heures, pas moins de 20 000 euros avaient déjà été récoltés. Dans la foulée, le site de donation lancé pour l'occasion tombait en panne, victime de son succès.
« Tout peut surgir »
Au début du mois de juin, les retraités du mouvement indigné (les « yayoflautas ») avaient coordonné des occupations simultanées d'agences Bankia pendant une heure, dans cinq villes du pays, pour exiger un procès contre Rato. De manière plus joyeuse, le « 15-M » catalan a improvisé d'énergiques fêtes « Cierra Bankia » (Fermez Bankia), dans des agences du groupe, au moment où l'un des clients décidait de fermer son compte. Voir la vidéo ci-dessous, avec boule à facettes, mousseux et improbable remix du « No limit » de 2 Unlimited :
Des collectifs d'audit de la dette sont aussi apparus, dans plusieurs villes du pays, en écho à ce qui se pratique déjà en Grèce, et ce qui s'amorce ailleurs en Europe. C'est un travail colossal, à l'échelle des régions, de compilation des données, pour savoir comment la dette publique s'est constituée. Cet inventaire doit permettre, à terme, d'annuler des pans entiers de dette « odieuse », comme une alternative aux plans d'austérité. « Nous avons lancé cet audit en mars dernier », se souvient Emma*, une activiste barcelonaise, de passage à Madrid. « Notre entreprise est d'autant plus ambitieuse que nous voulons aussi prendre en compte d'autres dettes, comme la dette écologique. Et l'on est en train de se rendre compte que l'accès aux documents, qui devrait être public, est en fait très difficile pour de simples citoyens », raconte-t-elle. Un patient travail d'expertise, qui donne davantage de force aux violentes critiques formulées par le mouvement à l'encontre des banques, durant les manifestations.
Ils sont, à Barcelone, une trentaine d'« indignés » à radiographier l'endettement de la Catalogne. « Au fond, c'est moins le résultat de l'audit qui nous intéresse, et qui sera très long, que le travail d'éducation populaire que nous menons en parallèle. Nous avons été formés par des professeurs d'économie de l'université de Barcelone, puis nous avons formé à notre tour d'autres citoyens à ces techniques d'audit… C'est l'esprit même de notre action, pour que de plus en plus de gens comprennent que ces plans de sauvetage sont une arnaque, et que des alternatives existent », poursuit Emma.
La finance rôde aux abords des distributeurs automatiques...
Pour Guillermo Zapata, autre figure du mouvement madrilène, « il faut s'imaginer que l'on vit dans l'équivalent de la Grèce d'il y a trois ans, et que tout peut surgir ». Scénariste et critique, Zapata appartient au collectif du « patio Maravillas », un centre social « occupé », dans le quartier bohème de Malasaña, qui servit de base secrète au mouvement Democracia Real Ya (DRY), à Madrid, l'an dernier. « Le mouvement est effectivement devenu beaucoup plus concret, il s'est mis à produire davantage d'outils », constate-t-il.
Lui identifie deux grandes tendances autour desquelles le 15-M va se déployer, dans les mois à venir. D'abord, « lancer des poursuites judiciaires contre les responsables de la crise, les uns après les autres ». Ensuite, « apporter des réponses à l'urgence du logement, tandis que les centres occupés se multiplient dans Madrid – nous en sommes déjà à treize… ».
Le mouvement du « 15-M » prête main forte aux mouvements visant à freiner les expulsions de familles espagnoles (lire notre reportage dans la banlieue de la capitale). Certains réfléchissent aussi à récupérer les bâtiments vides des centaines d'agences bancaires qui ont fermé. (Légende de la photo ci-dessus : « Cette banque trompe, escroque, et vire les gens de chez eux : que cela se sache ! »)
Vu le délitement en cours du paysage politique espagnol, une question se pose avec de plus en plus d'insistance aux « indignés », et les divise. Le parti populaire (PP, droite) au pouvoir est déjà impopulaire, six mois après son arrivée aux affaires. Le parti socialiste est toujours aussi discrédité par la fin des années Zapatero. La gauche unie (IU, à gauche du PSOE) et Equo, le nouveau parti écolo, peinent à s'imposer. Et s'il revenait au « 15-M » de passer le cap, un an après sa naissance, et de s'emparer du vide politique béant sur la scène institutionnelle ?
« Tant qu'il y a un roi, il n'y a pas de démocratie »
Beaucoup sont gênés face à cette question. Mais une majorité d'entre eux semblent ne pas y croire, convaincus qu'ils restent plus efficaces « depuis la rue ». Certains préfèrent y répondre par la bande. Roberto García-Patrón raconte ainsi avec le sourire aux lèvres l'un de ses derniers faits d'armes : il participe, depuis quelques mois, à une assemblée constituée d'une trentaine de personnes, au nom de la « république ».
Ils l'ont appelée « Toma la Zarzuela » (« Prends la Zarzuela »), en référence à cette résidence royale, dans les environs de Madrid, qui fut, un temps, lieu de chasses et de fêtes, avant de donner son nom à un genre d'opérettes. Et leur mot d'ordre, peu consensuel dans l'Espagne de Juan Carlos, est tout trouvé : « Tant qu'il y a un roi, il n'y a pas de démocratie. » En clair : ils se tiennent prêts à agir, si jamais le roi venait à mourir...
« Notre constat de départ, c'est que la transition démocratique est loin d'être achevée en Espagne, et qu'il faut profiter du moment pour en finir pour de bon avec la monarchie », explique Roberto Garcia-Patrón, qui veut prendre « exemple », dit-il très sérieusement, sur les transitions menées en Argentine et en Afrique du Sud, pour se débarrasser, pour de bon, des héritages du franquisme. En creux, il s'agit bien, avec le « 15-M », d'en finir avec une certaine culture politique, en vigueur depuis le retour de la démocratie, qui serait rétive au débat politique, et propice à l'endormissement des foules.
Dans un récent essai assez drôle, aux éditions Traficantes de Sueño, une dizaine de jeunes auteurs espagnols, dont quelques figures du « 15-M », démontent les rouages de ce qu'ils appellent cette « culture de transition » (la « CT »), coupable, à leurs yeux, de bon nombre de maux d'aujourd'hui.
Au fond, si le « 15-M » s'avère aussi résistant, c'est qu'il dépasse de loin le simple cadre d'un mouvement social classique. « C'est une culture politique, et une identité en expansion, qui reste toujours grande ouverte, impossible à étiqueter. Du coup, c'est beaucoup plus riche, comme une forme de contamination culturelle permanente », analyse Ana Sanchez, qui a forgé ses premières armes politiques dans les luttes altermondialistes à la fin des années 1990. De son côté, Guillermo Zapata parle d'un « nouveau climat », qui a permis de « remettre en cause le poids de la réalité, de trouver de nouvelles manières de respirer, de sentir le bonheur d'être ensemble ».
© A Madrid, pendant la manifestation du 16 juin.
Exemple de cette « contamination » à l'œuvre, Ana Sanchez participe, avec cinq autres collègues, au sauvetage d'un marché couvert, en plein cœur de Madrid, dans le quartier métissé de Lavapiès. Depuis deux mois, elle a ouvert, sur l'emplacement d'une ancienne boucherie, une librairie de livres d'occasion, qu'elle vend au poids, à la balance. L'équipe a créé une coopérative sociale pour animer ce stand, baptisé La casqueria (« la triperie »), et re-dynamise, avec d'autres nouveaux venus (un producteur de vins bio, etc.), cette zone de commerce en perte de vitesse.
« L'opérateur privé qui s'occupait du marché a jeté l'éponge pendant la crise. Nous essayons d'inventer une nouvelle forme d'économie pour ce quartier, avec le souci de garantir la présence des vieux commerçants qui sont là depuis des dizaines d'années. Nous avons un an pour savoir si ce projet est viable… », raconte Ana. D'ici là, l'énergie du « 15-M », qui ne cesse de se recharger au contact d'une crise encore loin d'être terminée, aura sans doute encore mué.
© Les tours Kio à Madrid, dont le siège de Bankia (à gauche).