Essentiellement manuscrit dans les monastères, le livre fut longtemps le véhicule de la seule pensée religieuse avant que les laïcs ne s'en emparent bien plus tard.
«Avant l'imprimerie, la Réforme n'eût été qu'un schisme, l'imprimerie l'a faite révolution», constatera Victor Hugo. Ainsi le livre installa-t-il pour certains une nouvelle manière de communiquer, mais aussi un schéma de pensée linéaire propice à la pensée argumentative et au retour critique. Selon cette thèse, une partie substantielle de l'expérience humaine fut ainsi façonnée par l'imprimé. Comme la pensée elle-même l'est par les mots qui ne se limitent pas à la fonction d'«exprimer».
Nombreux sont les écrivains qui soulignent aujourd'hui les différences - subtiles mais bien réelles - entre les textes «écrits» et ceux «pensés à la machine». C'est une évidence assez souvent méconnue que nos outils nous façonnent autant que nous les façonnons nous-mêmes. Loin de rejeter les inventions modernes qui ont modelé le XXe siècle, Marcel Proust marquait ainsi un vif intérêt pour le téléphone et les incidences sur l'imaginaire de cette parole humaine changée en électricité afin d'être transportée.
«Un miracle fécond de communication dans la solitude» : c'est ainsi que l'auteur d'A la recherche du temps perdu qualifiait la lecture. La définition vaudrait-elle encore pour notre présent connecté ?
Chez Proust, c'est d'abord la jouissance de la
«puissance intellectuelle dans la solitude» qui donne à l'esprit la force de rester
«en plein travail fécond sur lui-même» quand la
«conversation la dissipe immédiatement». Internet réussirait-il le coup de génie qui résout l'insoluble contradiction ? Le mariage de la puissance intellectuelle dans la solitude et de l'éparpillement de la conversation tous azimuts ? Grand technophile, l'essayiste américain Nicholas Carr, auteur d'Internet rend-il bête ? (1), doute du bien-fondé de ce mariage de raison numérique :
«En échange des richesses du Net, nous renonçons à notre bon vieux processus de pensée linéaire. Le plongeur qui, jadis, explorait l'océan des mots en rase désormais la surface à la vitesse de l'éclair comme un adepte du jet-ski.» Plus d'information que de réflexion Dans le même ordre d'idées, quelle signification donner à l'irruption brutale de cette «modernité liquide», plus soucieuse d'information que de savoir ou de réflexion ? Selon l'humeur, on pourra y voir un tournant majeur de notre histoire intellectuelle et culturelle, une nouvelle avancée de la démocratie par le
«participatif», ou un énième cheval de Troie capitaliste, bien loin du mythe de la neutralité technologique, et un coup de génie diabolique.
Dans son dernier livre,
Pris dans la Toile,
le linguiste et philosophe italien Raffaele Simone insiste sur les conséquences inquiétantes de la médiasphère sur le mode de formation des connaissances et le développement de l'intelligence humaine (lire l'interview ci dessous), ses effets sur les rapports sociaux et les processus d'acquisition des savoirs. Les métamorphoses induites par le Web favorisent en effet la lecture superficielle, l'absence de mémorisation, le zapping, la fuite en avant permanente par l'hypertexte où le cheminement de la pensée n'est plus contrôlé par l'auteur mais très
«démocratiquement» par les pulsions du lecteur, le tout dans un état d'excitation constant. Ouvert à tout, versatile, perpétuellement insatisfait, l'individu est en même temps atomisé, comme hypnotisé par le spectacle «unlimited» et sans cesse renouvelé de la médiasphère.
Le processus d'individualisation qui travaille nos sociétés trouve une concrétisation particulièrement puissante et paradoxale à travers les traits de cet internaute «déréalisé», en hypersollicitation permanente et incapable de la moindre intériorité. Un cybernomade
«distrait de la distraction par la distraction» selon l'expression du poète britannique T.S. Eliot.
Indépendamment même du contenu, c'est la manière dont on accède au contenu qui est déterminante. Pour l'homme connecté tel que décrit par Raffaele Simone,
«l'acquisition du savoir doit se débarrasser de la part de peine, de pénitence et d'ennui qui l'a caractérisée pendant des siècles». Ludique, le monde juvénile de l'homme occidental voué à un présent permanent s'inscrit dans un «mépris du passé et de l'histoire» favorisé par «la diffusion capillaire d'une sorte d'inexorable "américanisme" vulgaire et l'hégémonie de modèles de savoir génériquement "techniques" et "technologiques"». Pessimisme excessif ? Internet se sert de nous autant que nous nous servons de lui. Le Web est une prolongation de notre cerveau, contraint de s'adapter à ce nouveau système d'information et de renoncer aux fonctions que ce système réalise pour lui et, parfois, mieux que lui. Anti-institution, média absolu abolissant toutes les médiations, espace présumé de liberté et de démocratie hors sol, Internet n'a pas seulement la puissance d'une technique, il possède également la force de l'utopie technicienne optimiste dont il est issu : la «culture Internet», qui s'enracine dans un refus de l'opacité et du secret, un désir de transparence absolue par la communication universelle et une foi inébranlable dans la technologie à offrir une solution à tous les problèmes.
Exactement ce que le jeune penseur
Evgeny Morozov, chercheur à Stanford, pourfendeur du cyberoptimisme appelle le
«solutionnisme» : «Une pathologie intellectuelle qui identifie les problèmes en fonction d'un seul critère, à savoir s'il y a une solution technologique clean et sympa.» Traduit dans la novlangue de la Silicon Valley : «
La faim dans le monde ? Il y a une application pour ça !» Et le chercheur d'ironiser dans le New York Times (2) :
«Jean-Paul Sartre, qui a célébré l'angoisse de la décision comme une caractéristique de la responsabilité, n'aurait pas eu sa place dans la Silicon Valley.» Les idéaux technicistes, qui peuvent s'accommoder du pouvoir le plus absolu (preuve par le fameux panoptique du
philosophe anglais Jeremy Bentham ), ont rencontré d'autres exigences plus anciennes et authentiquement démocratiques : celles de l'accès pour tous au savoir et à la culture, institués, eux aussi, comme droits. Pour Michel Serres, dont la bienveillance à l'égard du progrès technique frise «l'angélisme 2.0», la révolution numérique représente ainsi bien plus qu'une simple évolution technologique. Elle signerait l'avènement d'un nouvel humain.
Avec son mobile, ce nouvel humain que le philosophe baptise «Petite Poucette» (3) déploie «un champ cognitif». Il n'est plus besoin de réfléchir. La vérité est révélée par un moteur de recherche :
«Je google donc je sais» (4).
Et pourtant, cela n'empêche pas Michel Serres de constater :
«Nous, adultes, avons doublé notre société du spectacle d'une société pédagogique dont la concurrence écrasante, vaniteusement inculte, éclipse l'école et l'université. Pour le temps d'écoute et de vision, la séduction et l'importance, les médias se sont saisis depuis longtemps de la fonction d'enseignement. Les enseignants sont devenus les moins entendus de ces instituteurs.» Le constat est accablant, mais le philosophe n'en tire aucune conclusion alarmiste. Au risque de passer pour le ravi de la crèche techno ?
Sur fond de blogs et de réseaux sociaux où
«tout le monde communique avec tout le monde», Serres voit apparaître
«une démocratie en formation qui, demain, s'imposera» dans la multitude. Dans l'Etat-monde, la voix de ces réseaux innombrables remplacera ainsi le vote de notre vieille démocratie devenue obsolète.
«Le monde est une Suisse», va jusqu'à s'enthousiasmer le philosophe. On rêve !
L'absence de filtres D'autres partagent ses vues, bien sûr. Pour eux, la démocratie représentative et les partis politiques ont fait leur temps et seront remplacés par des groupes de citoyens connectés et concernés. C'est le mythe de la «démocratie en réseau». Si celle-ci possède les aspects de dynamisme incroyable d'une «démocratie d'en bas», l'absence de filtres et la participation de tous sans exclusive, elle manifeste aussi une extraordinaire ambiguïté par la décentralisation sans limites et la foi dans le miracle technophile ignorant de la fracture numérique. Qui «gouverne» dans la démocratie numérique ? Pour Marshall Mc Luhan (5) sociologue et prophète des temps modernes, si l'imprimé a un rôle profondément centralisateur qui induit automatiquement une société structurée autour d'un centre donneur d'ordres, la vitesse de l'électricité crée
«des centres partout, des marges nulle part». Le pouvoir opère dans un espace incontrôlé. Dans l'agora en connexion permanente, le débat s'épuise dans la multitude. La contestation ne procède plus de l'idéologie mais de la technologie elle-même. Et le caractère schématique des propositions va de pair avec le caractère volatil des mouvements : un recueil de slogans, même percutants, ne constitue pas un programme politique élaboré. On l'a bien vu avec
Indignez-vous ! A peine audible dans le barnum de la mondialisation «heureuse», une question se pose au siècle qui commence : nos héritiers, «politiquement» incultes et retranchés du réel - IRL, «in real life», comme on dit sur le Web -, seront-ils à même d'assurer un avenir à la démocratie ?
L'Homo numericus tant fantasmé n'est pas encore parmi nous et nous ne saurons pas avant longtemps comment la révolution numérique procédera au «recâblage» de nos cerveaux. Mais, si l'intelligence collective doit avoir un avenir, encore faudrait-il se donner les moyens de le penser de manière critique plutôt que de succomber béatement aux mirages du participatif et d'autres gadgets socialisants, largement confisqués par les industriels dont les rêves ne sont guère égalitaires. Norbert Wiener (6), l'inventeur de la cybernétique, avait anticipé l'ampleur de la tâche :
«Le monde de l'avenir sera une lutte de plus en plus serrée contre les limites de notre intelligence, et non un hamac confortable dans lequel, paresseusement étendus, nous serons servis par nos esclaves mécaniques.» Prenons toutefois un pari : avec ses 100 milliards de neurones dont les mystères de la connexion n'ont pas encore livré tous leurs secrets, notre cerveau d'avant Internet finira bien par nous manquer.