Depuis quelques mois que je tiens chronique ici, je vous ai parlé de machines, d’ordinateurs, de fermes de serveurs, d’amoncellement de données. Je vous ai parlé des robots qui menacent de nous remplacer dans un nombre croissant de nos activités – jusqu’à la conduite des voitures.
Je vous ai parlé des programmes qui collectent des données sur nos comportements en ligne, à la moindre de nos activités sur Intenet. Je vous ai parlé des systèmes de surveillance mis en place par les services de renseignements. De l’affaire Snowden aux Etats-Unis, les presque 150 programmes qui permettent à la NSA de surveiller les communications d’une bonne partie du monde – jusqu’au téléphone portable d’Angela Merkel.
Je vous ai décrit les gigantesques centres de données que les services américains ont dû construire dans le désert de l’Utah pour accueillir les données récoltées, des hangars remplis de serveurs qui tournent sans cesse. Tout ça coûtant des milliards de dollars, mobilisant un nombre considérable de gens, consommant une énergie inimaginable.
Je vous ai parlé des moyens dont disposent les services français pour surveiller les communications : les valises qui captent tous les échanges téléphoniques sur un périmètre de plusieurs dizaines de mètres, les programmes qui permettent d’utiliser Internet pour siphonner un disque dur à distance ou de prendre le contrôle d’un ordinateur ou d’une webcam à distance. Du fait, aussi, qu’il existerait peut-être un Prism à la française.
Je vous ai parlé des dangers que tout cela faisait peser sur notre vie, sur notre vie privée, du fait de notre dépendance croissante aux technologies. Depuis des mois, je vous parle d’algorithmes, de hacking, de manipulations techniques complexes, de câbles, de routeurs… Je vous parle d’un monde qui est de plus en plus un monde de machines, de programmes, de données. Puis vint l’affaire Buisson.
C’est l’histoire d’un type qui surgit
C’est l’histoire d’un type, conseiller d’un Président de la République, qui pendant des mois, enregistre des réunions à l’Elysée, des apartés dans les couloirs, des conversations dans les voitures. Un type qui fait tout ça avec un dictaphone…
Un type qui met un dictaphone dans sa poche et qui, le soir, charge tout ça dans le disque dur de son ordinateur. Et là, dans ce monde de cyber-espionnage, de cyber-contre-espionnage, de systèmes qui fonctionnent à l’échelle du monde, surgit l’être humain.
L’être humain dans toute sa petitesse, dans toute sa folie, dans ses mobiles les plus inextricables (pourra-t-on comprendre un jour pourquoi Patrick Buisson faisait-il cela ? Car c’est fou quand on y réfléchit, si le but était vraiment un verbatim des années Sarkozy comme le disent les amis de Buisson, quelques notes griffonnées chaque soir dans un carnet auraient suffi. Bref). Surgit l’être humain dans toute sa nudité technologique.
Du même coup, cette affaire Buisson nous invite à relire les grandes affaires d’espionnage qui ont marqué ces dernières années. Y aurait-il eu une affaire Snowden sans Snowden ? Sans ce jeune informaticien qui décide d’accumuler pendant des mois les preuves que les Etats-Unis ont mis en place un système de surveillance mondial ? Quelles sont pour ce jeune homme les raisons qui justifient de sacrifier sa vie et ses amours ?
Et le cablegate, ces centaines de milliers de câbles diplomatiques américains que Wikileaks a publiés fin 2010, aurait-on pu les lire sans Bradley Manning, qui croupit aujourd’hui dans une prison américaine ? Sans ce jeune soldat – devenu depuis Chelsea Manning – qui, avec des mobiles complexes et contradictoires, se met à copier sur un disque de Lady Gaga des centaines de milliers de documents classés ?
Les bruits des petites cuillères d’argent
Ce qui trahit le pouvoir, ce n’est pas la technologie, ce n’est jamais la technologie, ce qui trahit le pouvoir ce sont des gens. Et la trahison est d’autant plus grande – et d’autant moins technologique – que celui qui trahit est proche du pouvoir.
Et même, n’est-ce pas quand la proximité est la plus grande – une proximité a-technologique, low-tech – que la trahison est la plus cruelle ? Cruelle dans ce qu’elle dit de ce pouvoir ?
Rappelons-nous les enregistrements du maître d’hôtel de la maison Bettancourt.Car ces magnétophones ou ces dictaphones, glissés sous une table ou dans une poche, ils saisissent peut-être ce que ne saisissent pas des échanges de mail, ou même des échanges téléphoniques, qui sont captés par les systèmes de surveillance algorithmiques.
Ces objets de rien, ils saisissent les bruits de petites cuillères d’argent, ils saisissent le crissement des pas sur les graviers de l’Elysée, ils saisissent la petitesse dans les intonations, la cupidité dans le mouvement des phrases, la bassesse des manœuvres dans les silences, les soupirs ou les pouffements de rire étouffés. Bref, ils font littérature.