Médiapart - 29 octobre 2011 |
Par Fabrice Arfi
Un protagoniste inattendu et insaisissable a surgi dans l'enquête des juges Renaud Van Ruymbeke et Roger Le Loire sur les dessous des ventes d'armes du gouvernement Balladur. Il s'agit d'un fantôme. Son nom : Akim Rouichi, mort il y a seize ans. Comme l'a révélé Le Point de cette semaine, ce militant associatif de Garges-lès-Gonesse (Val-d'Oise) avait été chargé d'espionner des membres de la campagne présidentielle d'Edouard Balladur pour le compte des réseaux chiraquiens, en 1995, selon des témoignages recueillis ces dernières semaines par les policiers de la Division nationale des investigations financières (Dnif).
Akim Rouichi avait-il fait des découvertes sur Nicolas Sarkozy et sur d'autres ministres du gouvernement Balladur? Son frère, François Rouichi, qui a décidé de briser plus de quinze ans de silence, le laisse entendre aujourd'hui à Mediapart.
A. Rouichi© (dr)
Ancien responsable de l'UMP à Garges-lès-Gonesse, François Rouichi assure qu'il avait surpris, en 1995, une conversation de son frère avec l'un de ses "officiers traitants" des Renseignements généraux (RG) durant laquelle il évoquait «l'autre de Neuilly», avant de citer son nom – Nicolas Sarkozy –, comme étant impliqué dans les troubles dessous financiers des ventes d'armes du gouvernement Balladur. Et il rapporte que son frère avait alors fait état de l'existence d'une société au Luxembourg, surnommée «la tirelire», qui aurait été liée à M. Sarkozy.
Auteur d'écoutes téléphoniques clandestines compromettantes pour plusieurs personnalités du camp Balladur – écoutes que les enquêteurs recherchent activement depuis plusieurs jours –, Akim Rouichi a été retrouvé pendu en août 1995 au domicile de l'une de ses sœurs, à Pierrefitte-sur-Seine (Seine-Saint-Denis).
A rebours des conclusions de la police et de la justice, sa famille n'a jamais cru que le jeune homme s'était donné la mort. Elle continue aujourd'hui de penser qu'il a été "suicidé", peut-être à cause des missions secrètes dont il a été chargé en pleine guerre homérique entre deux clans de la droite, les chiraquiens et les balladuriens.
D'après les éléments recueillis par les policiers, Akim Rouichi aurait été "traité" par deux anciens agents des services de renseignements français, l'un aux RG, l'autre à la DST, qui travaillaient en sous-main pour le clan Chirac. Pour mener à bien sa mission clandestine, il s'était vu confier tout l'attirail du parfait espion : scanner fréquentiel, numéros des téléphones portables visés, codes de déchiffrement pour les appareils cryptés et les agendas des "cibles".
Le jeune homme serait ainsi parvenu à surprendre pendant plusieurs mois les conversations de François Léotard, alors ministre de la défense du gouvernement Balladur, de son conseiller spécial Renaud Donnedieu de Vabres, de Charles Pasqua, ministre de l'intérieur, de l'ancien patron de Thomson, Alain Gomez, et de Jacques Douffiagues, ancien président d'un office d'armement, la Sofresa, récemment décédé.
Voici notre entretien vidéo avec François Rouichi :
Des écoutes clandestines sur des ministres
Ces personnalités sont au cœur des investigations des juges Van Ruymbeke et Le Loire. Depuis bientôt un an, les deux magistrats enquêtent sur l'existence, au sein du gouvernement Balladur, d'un système de détournement d'argent lié à deux marchés d'armement – l'un avec le Pakistan, l'autre avec l'Arabie saoudite – mis en place fin 1994 dans le but de financer de manière occulte la campagne présidentielle de l'ancien premier ministre. Voire, pour certains, de s'enrichir personnellement.
Plusieurs personnes sont aujourd'hui mises en examen dans ce dossier qui remonte jusqu'à l'Elysée, parmi lesquelles le marchand d'armes
Ziad Takieddine, l'un des principaux intermédiaires sur les ventes d'armes incriminées, et
deux intimes de Nicolas Sarkozy, à l'époque ministre du budget du gouvernement : son ancien collaborateur à Bercy, Thierry Gaubert, et l'ancien directeur de cabinet de M. Balladur, Nicolas Bazire, qui fut témoin de mariage du président de la République avec Carla Bruni, en 2008.
Au moins deux témoins directs ont affirmé ces derniers jours sur procès-verbal aux policiers de la Dnif avoir entendu le fruit de ces écoutes illégales d'Akim Rouichi. Il s'agit de François Rouichi, le frère de l'espion improvisé, et Jean-Charles Brisard, ancien responsable de la cellule "Jeunes" de la campagne d'Edouard Balladur.
En effet, en avril 1995, se disant «lâché» par les réseaux chiraquiens, Akim Rouichi est venu monnayer son trésor clandestin aux équipes d'Edouard Balladur. Arrivé au siège de campagne, rue de Grenelle, le jeune homme avait demandé à voir le directeur de la campagne, Nicolas Bazire. Il fut orienté ailleurs.
Et c'est finalement Jean-Charles Brisard qui l'a reçu, a pris connaissance de son histoire folle et a écouté des extraits de ses enregistrements pirates, en présence d'un témoin, dit-il aujourd'hui à Mediapart, avant de rédiger une note adressée à Nicolas Bazire.
«J'ai reçu à sa demande il y a quelques jours une personne dénommée Akim Rouichi (...). Celui-ci nous a présenté un ordinateur contenant des enregistrements sonores de conversations téléphoniques interceptées. Ces enregistrements concernaient notamment MM. François Léotard et Renaud Donnedieu de Vabres, ainsi que plusieurs dirigeants d'entreprises d'armement», peut-on lire dans cette note aujourd'hui entre les mains des policiers.
Le document, daté du 5 avril 1995, a été publié par Le Point dans son édition du 27 octobre:
LE POINT «Je n'ai eu aucun retour sur ma note, malgré le fait que je sollicitais des instructions», explique M. Brisard à Mediapart, qui confirme avoir reconnu, stupéfait, les voix de MM. Léotard et Donnedieu de Vabres dans les enregistrements qu'il a pu entendre. Le contrat des sous-marins Agosta vendus au Pakistan, au cœur de l'enquête des juges, et
une histoire de livraison de missiles à l'Iran via Chypre, alimentaient certaines conversations, selon Jean-Charles Brisard. Devenu consultant international spécialisé dans le terrorisme, il dit toutefois n'avoir pas entendu parler de commissions occultes dans les extraits qu'il a écoutés.
Ce n'est pas le cas de François Rouichi, frère et confident d'Akim, que Mediapart a rencontré à deux reprises les 27 et 28 octobre. «Je me souviens très bien d'une discussion entre Pasqua et Léotard. L'un demandait à l'autre si le contrat était signé et s'il allait toucher sa commission. L'autre lui a dit que oui. Puis le premier a dit qu'il ne fallait surtout pas qu'un troisième soit au courant, comme s'ils se faisaient de l'argent sur le dos de quelqu'un», avance aujourd'hui le quadragénaire, ancien directeur d'un centre social.
© Reuters
Selon son récit, Akim Rouichi s'est très rapidement pris au jeu et, au fil des mois, aurait même été destinataire, grâce à ses « sources » policières, de documents compromettants sur les ventes d'armes françaises. Pour quelles raisons précises ? François Rouichi ne le sait pas.
Les années ont passé et les souvenirs ne sont pas toujours très nets dans son esprit. Il évoque néanmoins l'existence d'un document de la Sofresa, office d'armement qui a eu à gérer le versement au réseau Takieddine des commissions occultes du contrat des frégates saoudiennes Sawari 2, et d'un autre document lié, lui, à une société luxembourgeoise. «Mon frère me les a montrés», jure-t-il.
Puis il lâche ce qui pourrait ressembler à une bombe, si ces allégations venaient à être confirmées. «C'est là que mon frère a évoqué, alors qu'il était au téléphone avec une de ses sources aux RG, un homme qu'il appelait "l'autre de Neuilly", avec un nom à consonance étrangère qui venait de l'Est. Je pensais à un nom polonais. Puis il a cité son nom. Il l'a cité au moment où il a eu entre les mains ce document sur une société au Luxembourg, qu'il appelait "la tirelire"», confie François Rouichi. M. Rouichi avoue qu'il ne savait pas à l'époque qui était Nicolas Sarkozy. Les choses, depuis, ont changé...
«Le document comportait un texte et un chiffrage, cela apparaissait comme une sorte de compte bancaire. Mon frère l'appelait "la tirelire". L'"autre de Neuilly" était dedans, d'après mon frère», assure François Rouichi, qui ne sait pas si Nicolas Sarkozy a fait partie des personnalités écoutées. Aucun élément matériel ne vient aujourd'hui corroborer ce témoignage, les enquêteurs recherchant les écoutes pirates réalisées en 1995.
Vrai ou faux suicide ?
C'est la première fois que François Rouichi parle de «l'autre de Neuilly», dit-il. Il n'en avait rien dit aux policiers qui l'ont entendu sur l'affaire, le 13 octobre. Il a alors hésité à se confier, assure-t-il à Mediapart, mais a préféré «fermer sa gueule». «J'avais peur, glisse-t-il. Cela fait quinze ans que quand on parle de cette histoire, on nous prend pour des fous ou des menteurs. Aujourd'hui il faut que je le dise. Devant les policiers, j'avais peur de citer quelqu'un qui est peut-être au-dessus de tout. Mais je dois le faire pour mon frère et pour que cette personne (Nicolas Sarkozy, ndlr) sache que quelqu'un sait.»
Il se dit prêt aujourd'hui à coucher sur procès-verbal ces nouvelles confidences, s'il venait à être convoqué de nouveau par les enquêteurs.
© (Reuters)
L'apparition d'une société luxembourgeoise dans les propos de M. Rouichi est pour le moins troublante. Selon un rapport de la police luxembourgeoise de janvier 2010, Nicolas Sarkozy, ministre du budget, et Nicolas Bazire, alors à Matignon, auraient en effet supervisé et validé la création au Luxembourg d'une société-écran, baptisée Heine, par laquelle ont justement transité les commissions occultes du réseau Takieddine sur le contrat des sous-marins pakistanais.
Or, Ziad Takieddine est soupçonné d'avoir redistribué une partie de cet argent noir pour des financements politiques.
Dans leur enquête qui prend désormais des allures de thriller invraisemblable, les juges sont donc partis à la recherche des enregistrements clandestins d'Akim Rouichi. Car selon François Rouichi, son frère avait fait des copies sur des disquettes informatiques. «Ces disquettes ont été remises d'une part à nos avocats, du cabinet Lombard, et d'autre part à la secrétaire de Jean-Luc Mano, alors directeur de l'information à Antenne 2, qui n'en a rien fait», explique-t-il.
Jean-Luc Mano, cité par Le Point, dément catégoriquement. Quant au cabinet Lombard, il dément aussi, par la voix de Me Olivier Baratelli, contacté par Mediapart. «Nous n'avons jamais entendu parlé de ces enregistrements», affirme l'avocat.
Le mystère reste donc entier ; et ce n'est pas le seul. Les magistrats ont également chargé les policiers de la Dnif d'éclaircir les circonstances de la mort d'Akim Rouichi.
La famille Rouichi, persuadée qu'Akim a été "suicidé", avait déjà chargé en 1996 le cabinet de l'avocat Paul Lombard de déposer plainte pour «assassinat» devant le doyen des juges du tribunal de grande instance de Bobigny.
« La République a les pieds dans le sang »
Une instruction, confiée au juge Noël Miniconi, avait finalement débouché deux ans plus tard sur un non-lieu et conclu au suicide d'Akim Rouichi, notamment sur la foi d'un rapport de l'Institut médicolégal de Paris du 29 août 1995 qui se concluait ainsi : «Il résulte que la mort de M. ROUICHI Akim est consécutive à sa pendaison. L'autopsie n'a pas relevé d'éléments infirmant la thèse du suicide.»
Entendue le 21 janvier 1997 par le juge Miniconi, l'une des sœurs d'Akim Rouichi, Suzanne (aujourd'hui décédée), avait cependant évoqué les enregistrements clandestins sur le camp Balladur et s'était étonnée «que le cartable de son frère soit vide alors qu'il contenait des disquettes», selon le procès-verbal de son audition obtenu par Mediapart. Les révélations de la jeune femme ne semblent pas avoir beaucoup piqué la curiosité du magistrat, à la lecture du PV de deux pages.
MM. Léotard, Juppé et Balladur© Reuters
«Il y avait notamment des documents concernant des conversations téléphoniques entre M. Pasqua et M. Léotard, faisant état de missiles vendus à l'étranger, que mon frère avait pu écouter, avait pourtant assuré le témoin devant le juge. Mon frère avait reçu la visite de fonctionnaires du ministère de l'intérieur lui demandant de ne pas en parler (...) C'est à la suite de ces problèmes d'écoutes que mon frère m'a dit qu'il craignait pour sa vie, qu'il se sentait épié».
«Convaincue qu'on a aidé (son) frère à mourir», Suzanne Rouichi avait indiqué au juge ne pas savoir si la mort de son frère était directement liée aux écoutes ou à un différend avec une famille de leur quartier.
Mais pour Suzanne, comme pour sa mère, Rachida, ou ses frères, une chose semble certaine : Akim ne s'est pas suicidé. Deux éléments les interpellent. D'abord, l'une des lettres retrouvées sur les lieux de la découverte du corps, adressée à une certaine Sophie (qui serait l'ex-secrétaire de Jean-Luc Mano), ne comporte aucune faute d'orthographe. «C'est l'écriture de mon frère (...) Il a dû faire des efforts car il n'y a pas de faute alors qu'il en faisait dix à la ligne.»
La lettre, qui fait état de problèmes sentimentaux, se termine ainsi : «Je prends le temps de t'écrire avant de partir. Ils m'ont tué et toi tu m'as achevé.» François Rouichi est formel, la "Sophie" en question n'a jamais été la petite amie de son frère. Une deuxième lettre a également été retrouvée près du corps. Elle commence par les mots «mes dernières volontés» et comporte la mention «Je regrette le suicide».
Ensuite, Suzanne a dit au juge Miniconi avoir découvert – et photographié – à l'emplacement du cadavre «des traces de sang» et «une grande flaque au sol qui avait coulé jusqu'aux toilettes et des projections aux murs». La mère d'Akim Rouichi a même évoqué dans le cabinet du magistrat l'existence de «taches sur le haut des portes».
D'après les résultats d'une expertise médicale en date du 24 novembre 1997, signée par le Dr Jean-Pierre Campana (voir ci-dessous), la flaque en question «évoque les liquides brunâtres qui s'écoulent des corps putréfiés, la décomposition provoquant toujours une liquéfaction de tissus». De fait, le corps d'Akim Rouichi a été découvert plusieurs jours après la pendaison, vraie ou fausse.
«Une flaque de l'importance de celle que l'on voit sur les photographies, à supposer qu'elle était sanguine, aurait impliqué une hémorragie externe très importante et donc une plaie bien visible», précise encore le rapport, dont les constatations finales «sont en faveur d'un suicide».
Contacté, le juge de l'époque, Noël Miniconi, aujourd'hui en poste à Lyon, dit se souvenir «difficilement» de l'affaire, mais garde en mémoire qu'il n'y avait «pas d'éléments dans le dossier qui permettaient de conclure à autre chose qu'un suicide».
Pour le frère d'Akim Rouichi, il faut reprendre l'enquête du début. «Mon frère était menacé. Il est allé trop loin dans son "enquête". Ses sources lui avaient demandé d'arrêter. Il ne l'a pas fait. Il soupçonnait l'une d'entre elles de jouer un double jeu. Il avait tellement peur qu'il était allé se planquer chez l'une de nos sœurs, là où on l'a retrouvé pendu», raconte-t-il.
Puis il ajoute : «La République a les pieds dans le sang.»