Médiapart - 14 novembre 2011 |
Par Dominique Conil
La mort d'Hubert Nyssen n'est pas seulement celle d'un éditeur au terme d'un parcours très particulier qui l'aura vu créer, avec quelques-unes et quelques-uns, ce qui allait devenir une immense réussite éditoriale, en un temps où on les compte sur les doigts d'une main. C'est aussi, pour ceux qui l'ont côtoyé, ont travaillé avec lui, la fin d'un compagnonnage rare. Et, avant même de revenir sur sa vie, le récit que nous a fait parvenir le traducteur des œuvres complètes de Dostoïevski,
André Markowicz, de retour d'Arles, évoque justement cela.
J'étais à Arles, aux Assises des traducteurs, et je devais dîner, samedi soir, chez Françoise Nyssen et Jean-Paul Capitani. En arrivant chez eux, Françoise m'a appris qu'Hubert était mort le matin même. Elle n'a pas annulé le dîner. C'est elle qui nous consolait, Marie Desmeures (responsable de Babel) et moi. Nous avons fait ce que j'appelle un "deuil russe" : nous avons mangé, parlé de lui, mais aussi d'autres choses, de la vie, de tout et de rien, des projets et des non-projets, mais avec lui, avec sa présence à lui, légère, vivante, bienfaisante.
Je l'ai connu parce que j'avais traduit, avec ma sœur Irène, le compte-rendu qu'avait fait Nina Berbérova du procès Kravtchenko, sur lequel ma mère avait travaillé. Nous devions voir Berbérova, avant d'établir la version définitive de notre traduction, pour préciser un certain nombre de détails historiques – et Hubert était très inquiet : Nina Berbérova, une vieille dame, pourrait-elle être vexée qu'un jeune homme l'accable de questions ? En fait, tout s'est passé pour le mieux. Non seulement elle était capable d'entendre les critiques, mais il se trouve que j'avais mal aux yeux. C'est elle qui m'a mis du collyre et quand nous sommes ressortis de chez elle, Hubert était non seulement soulagé, mais très content. Il m'a demandé, sur le quai du métro, ce que je voulais faire.
Je lui ai dit que je voulais traduire tout Dostoïevski, il m'a demandé pourquoi, j'ai essayé de lui expliquer, en trois minutes, et il m'a dit : envoie-moi un essai. J'ai passé l'été suivant à traduire la première partie des Carnets du sous-sol. Je lui ai envoyé le texte. Il a répondu tout de suite : c'était dit, nous y allions, mais nous ne commencions pas par les Carnets. "Trouve-moi quelque chose de plus doux", m'a-t-il dit. J'ai proposé Le Joueur. Ce fut le premier titre. Je n'ai pas signé de contrat sur l'intégrale – c'était un contrat sur parole. Nous le faisions. Nous l'avons fait.
Le rythme, c'est lui qui le décidait : je lui avais adressé un plan, et un calibrage : 10.000 pages, je pouvais, travaillant 20 jours par mois, faire 8 pages par jour, et donc, tout traduire en 10 ans. C'est ce que nous avons fait. Il fallait, par an, quatre titres : trois "petits", et un "gros" (à moi de choisir). Chaque manuscrit, après ma mère (qui vérifiait pour le russe), Françoise Morvan (qui a tout relu, pour le français), Sabine Wespieser (qui dirigeait alors Babel), il le relisait lui-même et me renvoyait des corrections, des propositions, me faisait part de ses doutes : "Tu es sûr que c'est comme ça ?"... Si j'étais sûr, alors, il me défendait jusqu'au bout. Cette nouvelle intégrale a soulevé de nombreuses polémiques, de nombreuses incompréhensions, et le moins que je puisse dire est que nous n'avons pas été aidés par le CNL...
Actes-Sud a publié l'intégrale sans aucune aide, sauf pour les Karamazov, et pour L'Idiot, sauf que, si je me souviens bien, pour L'Idiot, l'aide ne venait pas de la Commission Littérature Etrangère, mais de je ne sais où, sur intervention directe et exceptionnelle d'Hubert auprès de la direction d'alors du CNL. Tous les livres étaient relus, interrogés, soutenus, aimés. Je pourrais parler longtemps, je n'ai pas le temps aujourd'hui. Je garde mille autres souvenirs. Certains sont d'ordre privé, d'autres demandent d'être plus serein, ce qu'aujourd'hui, je ne suis pas du tout. Je voudrais juste dire cela : quand L'Idiot est paru, je n'ai pas reçu que mes exemplaires. J'ai reçu un immense bouquet – des fleurs sublimes. Ce geste-là, c'était Hubert Nyssen.
De la coopérative ouvrière à la SA
Votre coup de foudre Actes Sud, c'est quoi ? Nous en avons tous eu un, un jour, repérant pour la première fois le format allongé, le vergé ivoire. Une certaine idée du livre. Les plus anciens auront sans doute ouvert un Actes Sud à hauteur des tout premiers succès de la maison : Senso, de Camillo Boito, Venise, amour, vengeance ? Ou plus probablement L'Accompagnatrice, de Nina Berberova, succès resté inégalé des années durant dans toute l'édition française, et qui transforma une coopérative ouvrière en maison qui compte ? Et est encore, à ce jour, indépendante de tout groupe ?
Mais le coup de foudre a pu avoir lieu sur un de ces livres à tirage et ventes modestes, auteur inconnu et souvent venu d'ailleurs.
Lorsqu'il fonde Actes Sud en 1978, Hubert Nyssen est déjà installé depuis dix ans au Paradou. Avec un passé de clandestinité en Belgique pendant la guerre, et de publiciste déjà atypique, glissant vers le théâtre, la peinture, la musique ou la radio... Et un présent d'écrivain qui va se trouver un temps marginalisé par la réussite de l'éditeur.
« Je terminais un doctorat sur Adorno, et il m'a demandé si ça m'intéressait de le rejoindre. Je n'étais pas éditrice, aucun de nous ne l'était d'ailleurs.. Tout se passait au mas», se souvient Jacqueline Chambon, qui faisait partie du noyau initial, une coopérative ouvrière. «68 n'était pas si loin.» Composée alors de Jean Viard, sociologue, Bertrand Py, aujourd'hui à la tête de la maison côté éditorial, Marc de Gouvenain, découvreur de textes nordiques (ce qui a demandé de l'opiniâtreté, permis la publication de quelques merveilles, sans même mentionner l'immense succès de la série Millénium, plus récent).
Françoise, la fille d'Hubert Nyssen, rejoint très vite le groupe.«On était très contents quand on vendait 3000 exemplaires, on avait tous mis un peu d'argent, quand il fallait en rajouter, on en rajoutait», dit Jacqueline Chambon, qui ainsi va publier, entre autres, Paul Nizon ou Ingeborg Bachmann. Plus tard, quand la maison va grandir et se diversifier, elle préférera –comme Sabine Wiespieser ensuite, ou Marion Hennebert (éditions de l'Aube), opter pour l'aventure en indépendante. Avant de revenir. Dans les accords comme dans les déchirements, il y a toujours quelque chose de familial.
Bien sûr, plus tard, lorsque le succès sera au rendez-vous, on glosera beaucoup sur les rencontres entre François Mitterrand et Hubert Nyssen. Et certes, l'intérêt d'un président de la République ne nuit pas, lorsqu'il s'agit de négocier sa survie. Mais cela n'a jamais fait vendre un million d'exemplaires d'un auteur jusque-là quasi inconnu...
Nina Berberova a 84 ans lorsque le succès lui tombe dessus. Ironie de l'histoire, un petit éditeur, l'année précédente, avait eu l'idée de publier ce roman écrit en... 1935, par une Russe qui avait passé vingt-six ans en France, dans une dèche constante, et à peine nourrie par les textes et articles qu'elle publiait dans la presse émigrée. Echec. Hubert Nyssen se lance à son tour. Il n'a pas été publiciste pour rien, Actes Sud sait se faire remarquer, on visite les libraires, on les connaît, on défend chaque livre. Avec, chevillé au corps, ce souci esthétique, le goût d'un travail quasi artisanal (les premiers livres sont cousus).
Et « la petite maison », avec son crédit de sympathie, devient franchement grande. On ouvre une librairie, on invente les Assises de la traduction (qui viennent de se tenir et d'où revenait André Markowicz avant d'écrire le texte publié en première page de cet article). On fête les dix, les vingt, les trente ans. Jean-Paul Capitani, époux de Françoise (le côté « famille » perdure) penche pour les Beaux-Livres. Puis les enfants, puis le théâtre, la société, sans compter l'absorption de certains éditeurs, l'association, avec d'autres ...
Hubert Nyssen s'est-il reconnu dans cette entreprise qu'était devenue la coopérative ouvrière qui avait quitté depuis longtemps le mas pour un immeuble compliqué d'Arles, véritable banc-test pour l'esprit d'orientation ? Oui, il était homme des débuts, plus que de routine. Et non, pour la même raison. Il l'a dit lui-même, Actes Sud le dépassait, désormais.
Il avait même, il y a quelques années, créé sa collection à lui, îlot personnel, couverture blanche, joliment nommée « Un endroit où aller ».
Mais surtout, l'éditeur étouffait l'écrivain. Alors, certes, il pouvait retrouver le ton de la commande pour une réunion commerciale, passer au siège (certains des derniers arrivés dans la maison n'auront fait que l'entrevoir, au mieux), l'essentiel était désormais dans l'écriture. Retour au Paradou. Ce qui ne l'empêchait pas d'être là, par écrit ou en personne, lorsqu'il choisissait de s'engager : ainsi, pour Irak, les médias en guerre où il écrivit un texte pessimiste (et lucide), à quelques semaines de l'offensive américaine, en 2003.
Quatorze romans, des poèmes, de nombreux essais, des récits, homme de lecture, et homme d'écriture. L'université de Liège, en 2005, en inaugurant le fonds Nyssen, aura rétabli les priorités selon son désir: «journée d'étude consacrée à l'écrivain, puis à l'éditeur».