Dans les ultimes turbulences de la campagne présidentielle, François Hollande a commis une erreur. Une erreur vénielle, dont personne ne lui tiendra rigueur ! Invité au « Grand Journal » de Canal +, vendredi 4 mai, il a attribué à Léon Blum une phrase qui n’est pas de lui. Mais puisque la citation risque de peser lourd dans les semaines qui viennent ; puisqu’elle risque de marquer la destinée de celui qui est élu président de la République ; et puisqu’elle est la preuve, de sa part, de lucidité, sans doute n’est-il pas inutile de s’y arrêter.
Ce 4 mai, François Hollande est donc l’invité de la chaîne cryptée. Et une journaliste lui demande quelle phrase lui viendra à l’esprit ce dimanche 6 mai au soir, s’il est élu. Le candidat socialiste donne d’abord une première réponse, qui est la formule utilisée par François Mitterrand au soir de sa victoire, le 10 mai 1981 : « Quelle histoire ! » Et puis il poursuit : « Et puis il y a une autre phrase qui est celle que l’on prête à Léon Blum quand il est appelé au gouvernement du pays : “Les ennuis commencent”. »
C’est à visionner sur la vidéo ci-dessous, à partir de 18’09’’ :
Prié par les journalistes de Canal+ d’imaginer ce que pourraient être les Unes du Figaro et de Libération le lundi 7 mai, s’il a gagné la présidentielle, François Hollande prend sur-le-champ le stylo et inscrit, dans le cas du premier quotidien, une formule voisine : « Les difficultés, c’est maintenant ! »
Et pourtant, non ! Pour être précis, la célèbre formule, la voici : « Enfin, les difficultés commencent ! » Son auteur n’est pas Léon Blum (1872-1950) mais un député socialiste du Nord, Alexandre Bracke-Desrousseaux (1861-1955), éphémère maire de Lille et fils d’un employé aux contributions de la même ville, chansonnier à ses heures, Alexandre Desrousseaux (1820-1892), qui connut son heure de gloire pour avoir écrit la chanson Le P’tit Quinquin.
© Velvet
« Enfin, les difficultés commencent ! » Dans l’histoire de la gauche, la célèbre formule lancée le 10 mai 1936 par Alexandre Bracke-Desrousseaux, prend, en fait, des résonances multiples. Du Front populaire jusqu’à la victoire de Lionel Jospin en 1997, en passant par la Libération et bien évidemment 1981, son évocation charrie des sentiments contradictoires. Selon les époques, elle est tantôt teintée d’espoir, tantôt empreinte d’inquiétudes ou d’appréhensions, quand ce n’est pas les deux à la fois.
Les doutes intimes de Léon Blum
Il n’est donc pas inutile de faire ce va-et-vient entre ces passés multiples de la gauche et aujourd’hui. Car on aura tôt fait de mesurer que rarement, sans doute, la sentence n’aura été aussi appropriée qu’aujourd’hui. D’un côté, une volonté profonde de changement ; de l’autre, des marchés financiers qui chercheront à dicter leur loi, envers et contre tout, et qui soumettront très vite François Hollande à l’épreuve. La formule est d’une brûlante actualité. Et le vainqueur le sait à l’évidence mieux que quiconque.
Alexandre Bracke-Desrousseaux
Quand Alexandre Bracke-Desrousseaux, premier traducteur en France des œuvres de Rosa Luxembourg, lance sa formule, sans doute a-t-il tout cela à la fois à l’esprit : il ramasse alors le formidable espoir de la gauche, qui vient, quelques jours auparavant, le 3 mai 1936, de remporter une victoire historique, celle qui va déboucher sur la formation du gouvernement de Front populaire, mais aussi le pressentiment des obstacles formidables qui l’attendent, au plan intérieur comme au plan extérieur. Oui, il y a tout cela, en même temps : le rêve d’un autre monde, la peur du chaos qui vient.
Quand, ce 10 mai 1936, il prend la parole devant le Conseil national de la SFIO, Alexandre Bracke-Desrousseaux, qui fut longtemps professeur de grec à l’École normale supérieure et qui eut, comme Lucien Herr (1864-1926), Léon Blum comme élève, résume dans son allocution de clôture – on peut la consulter sur le site de l’Office universitaire de recherche socialiste, telle qu’elle fut rens le Populaire du lendemain – ce que beaucoup de ses camarades à l’époque pensent déjà, ce rêve voilé, cette angoisproduite dase maîtrisée :
« Camarades, le conseil national va prendre fin. C’est un vétéran qui a connu quelques heures importantes dans l’histoire du mouvement socialiste en France, dans l’histoire socialiste au parlement et dans le monde qui vous parle. Vous, qui êtes ici aujourd’hui, vous pourrez dire dans les années qui vont venir – et pour beaucoup d’entre vous, durant de fort nombreuses années : “J’étais à ce conseil national qui a donné à la France la preuve que le Parti socialiste est décidé à donner suite au mandat qu’il a reçu du suffrage universel, à donner suite au mandat qu’il a reçu du Front populaire qu’il a tant contribué à créer”.
« Je le disais à un délégué d’un parti étranger : “Enfin, les difficultés commencent pour nous !” (Vifs appl.) Ces difficultés, nous les avions appelées, espérées, nous les avions entrevues aussi, nous, les vieux. Une ère nouvelle s’ouvre pour notre parti. Il n’y a pas parmi nous d’homme qui ne se déclare prêt – devant le monde entier s’il le faut – à prendre toutes ses responsabilités pour que la réalisation du commencement de la bataille – car ce n’est qu’un commencement ! – soit opérée dans des conditions qui rendront efficace la préparation de la société que nous construisons pour le monde du travail. »
Si cette formule passe à la postérité, c’est de fait qu’elle résume l’époque et ses paradoxes. D’abord, l’espoir que fait naître dans le pays la victoire du Front populaire, celui qu’exprime le socialiste de gauche Marceau Pivert, avec sa formidable apostrophe « Tout est possible ! ». Et exactement dans le même temps, la crainte qui affleure déjà des échecs à venir, et plus encore de la barbarie qui gagne du terrain et contre laquelle le trotskiste Victor Serge, avec d’autres, sonnent le tocsin, avec cette autre apostrophe célèbre « S'il est minuit dans le siècle ».
Ce 10 mai 1936, Alexandre Bracke-Desrousseaux n’est d’ailleurs pas le seul à souffler le chaud et le froid. Exactement le même jour, Léon Blum, un peu moins d’un mois avant qu’il ne devienne, le 4 juin, président du Conseil, prononce lui aussi un discours stupéfiant – on en trouve trace ici sur le site dédié au centenaire du Parti socialiste – dans lequel il exprime des doutes encore plus personnels, presque intimes :
« Je ne sais pas si j'ai les qualités d'un chef dans une bataille aussi difficile : je ne peux pas le savoir, pas plus exactement qu'aucun de vous. C'est une épreuve que vous ferez sur moi et que je ferai sur moi-même. Mais il y a quelque chose qui ne me manquera jamais, c'est la résolution, c'est le courage et c'est la fidélité… Je veux vous dire encore que je ne me présente pas à vous aujourd'hui comme un homme déjà accablé d'avance sous le poids des charges et des responsabilités, bien que, croyez-le, je les connaisse. »
La vidéo ci-dessous retrace un autre moment de ce même discours :
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La « parenthèse » de la rigueur qui ne s'est jamais refermée
« Enfin, les difficultés commencent ! » La gauche, qui a longtemps aimé cultiver son histoire, s’est donc remémorée périodiquement l’adage célèbre. En certaines circonstances, la sentence de Bracke-Desrousseaux est très présente dans les esprits ; mais en d’autres, elle est reléguée au second plan, sinon même presque oubliée. Et cela n’est évidemment pas indifférent : on peut y déceler la part de rêve portée par les socialistes ; ou alors la part de résignation ou de fatalisme…
Ainsi en 1981, l’heure n’est pas à commémorer le réalisme de Bracke-Desrousseaux. C’est l’espoir qui domine : l’espoir de chasser Giscard, l’espoir plus encore de « changer la vie » – selon la formule empruntée par les socialistes à Arthur Rimbaud en titre de leur programme de gouvernement élaboré en 1972, un an après le Congrès d’Epinay. C’est l’espoir de changer le monde. Même si, à l’époque, la conjoncture mondiale joue contre eux, et si la politique de relance va heurter de plein fouet le mur de la contrainte extérieure, le Parti socialiste ne pense pas aux difficultés qui viennent – ou fait mine de ne pas y penser.
La rédaction de Mediapart a consacré l'an passé à cette période un livre collectif auquel on peut se référer : Les 110 propositions – 1981-2011 – Manuel critique à l'usage des citoyens qui rêvent encore de changer la vie. Cet ouvrage avait été présenté sur notre site dans cet article : Mediapart invite à débattre des formidables leçons de 1981. Pour commémorer à notre façon les trente ans du 10 mai 1981, Mediapart avait également organisé, le lundi 2 mai 2011 à la Maison des métallos, à Paris, un débat en présence d'Arnaud Montebourg et de François Hollande (lire Hollande ou Montebourg, deux façons de changer la politique). L'intervention de ce dernier peut être redécouverte dans la vidéo ci-dessous :
On connaît quoi qu'il en soit l’histoire : ce n’est que le 29 novembre 1981, plus de six mois donc après le 10 mai, que, enfin, les premières « difficultés commencent ». C’est le ministre des finances de l’époque, Jacques Delors – le père de Martine Aubry – qui les annoncent en préconisant une « pause » dans l’annonce des réformes. Et quelques mois plus tard, le couperet tombe, autrement plus violemment : en juin 1982, un premier plan d’austérité est annoncé, suivi par un second, plus draconien encore, en mars 1983.
La vidéo ci-dessous, en date du 25 mars 1983, résume l’intervention de Jacques Delors, présentant ce dernier plan d’austérité :
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En quelque sorte, Bracke-Desrousseaux ne fait pas partie de l’imaginaire socialiste de cette année 1981. Mais très vite, l’espoir s’estompe. Et s’ouvre alors une « parenthèse », celle de la rigueur – la formule est de Lionel Jospin –, qui en vérité ne se refermera jamais.
En 1997, lors de la victoire de Lionel Jospin, Bracke-Desrousseaux n’est guère plus exhumé de la mémoire socialiste. En vérité, la gauche, grâce à Lionel Jospin, s’est si subitement rétablie de sa défaite historique de 1993, qu’elle est la première surprise d’une victoire arrachée à l’occasion d’élections législatives imprévues, provoquées par la malencontreuse dissolution de Jacques Chirac. Le retour aux affaires est si rapide qu’il n’est donc pas porté par une vague d’espoir. Il n’empêche, Bracke-Desrousseaux sommeille dans l’inconscient jospinien et, très vite, il se manifeste.
Car c’est le paradoxe du bilan de Lionel Jospin : s’il a le mérite d’offrir une nouvelle doctrine aux socialistes, ébranlés qu’ils ont été par les dérives libérales des années Bérégovoy, s’il ouvre une nouvelle perspective à gauche, il trébuche très vite sur les premières difficultés, à peine nommé premier ministre. Dans les semaines qui précèdent les élections législatives, Lionel Jospin n’a pas de mots assez durs pour critiquer le pacte de stabilité européen – c’est du « super Maastricht », s’indigne-t-il. De même, il promet que France Télécom restera à 100 % public, et tance un dignitaire socialiste qui prône tout de même une « respiration » du secteur public, c’est-à-dire des ouvertures de capital au privé – il s’agit d’un certain… François Hollande.
Mais sitôt les élections passées, les difficultés commencent. Ou plus précisément, les premiers reniements : de peur d’une crise européenne, le pacte de stabilité est approuvé par le tout nouveau gouvernement de gauche. Et la privatisation de France Télécom est bientôt mise en chantier.
En quelque sorte, Lionel Jospin surprend à deux reprises : pour l’autorité et l’intelligence qu’il manifeste dans les années 1995-1997 dans le redressement moral et doctrinal de la gauche ; pour l’empressement qu’il manifeste ensuite à céder à la pression du nouveau capitalisme qui est en train à l’époque de se mettre en place.