décryptage L'ex-patronne du PS est convoquée cet après-midi pour une probable mise en examen dans l'affaire de l'amiante. Une histoire qui mêle administration, santé publique et politique.
Par PASCALE NIVELLE, ELIANE PATRIARCA
L'ex-patronne du PS Martine Aubry est convoquée ce mardi après-midi pour une probable mise en examen dans l'affaire de l'amiante. Une histoire qui mêle administration, santé publique et politique. Que reproche la juge Marie-Odile Bertella-Geffroy à l’administration française, et en particulier à Martine Aubry, qui fut directrice des relations du Travail (DRT) au ministère du Travail, de 1984 à 1987 ? Décryptage.
L’inertie française
La France n’a pris qu’en 1977 les première mesures de précaution en faveur des travailleurs. Soit 46 ans après le Royaume-Uni, 31 ans après les Etats-Unis, et 13 après la réunion de la Conférence internationale sur les risques liés à l’amiante, à New-York en 1964, où le pneumologue Irving Selikoff présenta une étude accablante sur les cancers de l’amiante. Pour la première fois, un taux maximum d’empoussièrement est préconisé. Selon Martine Aubry, chacun au ministère du Travail - où elle travaillait déjà- se sentait fier, et jugeait les travailleurs «protégés» par ce décret, qu'elle jugeait en avance sur les autres législations.
A la DRT, sept ans plus tard, elle restait persuadée que la France était à l’avant-garde de la protection face à l’amiante. Ce décret a suivi ce qu’elle appelle «la première alerte» : une lettre du Pr Jean Bignon, pneumologue, au Premier ministre Raymond Barre, pour prévenir des dangers de l’amiante et de la désinformation pratiquée par les industriels. «Actuellement, la France est le seul pays du monde occidental à ne pas avoir de réglementation pour l’utilisation industrielle de l’amiante», écrit Bignon début 1977. (...) «Les responsables de cette industrie semblent adopter les normes internationales de moins de 2 fibres/cm3 d’air. Cependant, il faut rappeler que de telles normes ont été établies pour protéger les travailleurs contre l’asbestose (fibrose pulmonaire), mais qu’elles sont sûrement insuffisantes comme protection vis-à-vis du cancer.» Pourtant, le décret adopté dans la foulée par la France va retenir cette valeur limite, recommandée par les industriels, dont on sait déjà qu’elle ne protégera pas du cancer...
Des alertes ignorées par la France
Martine Aubry estime que le ministère du Travail a fait son boulot avec ce décret de 1977, et qu’aucune nouvelle alerte sanitaire ne s’est produite ensuite jusqu’en 1994, et donc y compris durant les presque trois années qu’elle a passées à la DRT. C’est vrai : la nécessité d’interdire l’amiante n’apparaîtra en France qu’en 1994, à la suite de l'étude du scientifique britannique Julian Peto, qui montrait que même une seule exposition de courte durée à l’amiante pouvait provoquer un cancer du poumon ou un mésothéliome (cancer de la plèvre spécifique de l’amiante). A partir de là, les pouvoirs publics se mobilisent et l’amiante est définitivement interdit à compter du 1er janvier 1997. En 2004, le Conseil d’Etat a pointé la responsabilité de l’Etat pour défaut de réglementation spécifique à l’amiante, avant 1977, et pour son caractère tardif et insuffisant après cette date.
Pour autant, il y avait des raisons de s’alarmer bien avant. Depuis les années 1960, de nombreux cas de mésothéliomes avaient déjà été recensés dans la population vivant à proximité des mines, des usines d’amiante ou au contact des travailleurs (comme, par exemple, les épouses qui lavaient les bleus de travail de leur maris). Dès 1978, le Parlement européen avait adopté une résolution dans laquelle est recommandé «un maximum d’efforts pour développer des produits de remplacement sûrs pour l’amiante» et lorsque ces produits seront disponibles, de supprimer progressivement la fibre cancérigène.
La juge reproche justement aux services de l’Etat d’avoir traîné à lancer ces recherches. Faux, réplique pour sa défense Martine Aubry : deux mois après sa nomination à la DRT, une étude sur les produits de substitution a été confiée au Pr Bignon. Son rapport a été rendu en juin 1985, et une circulaire a paru trois mois plus tard, demandant aux inspecteurs du travail de «regarder la prévention des cancers d’origine professionnelle comme une priorité». Mais aucun produit de substitution n’est évoqué dans ce texte.
Il leur est reproché également d’avoir tardé à transposer la directive européenne de 1983 renforçant les mesures de protection : la France ne l’a traduite qu’en 1987. Martine Aubry et ses collègues mis en examen, fournissent le calendrier de leur travail, de 1985 à la signature par le ministre. «Cette directive reprenait pour l’essentiel les dispositions du décret de 1977, les travailleurs étaient donc protégés pendant cette période», disent-ils en substance. Ils soulignent que la France a été le quatrième pays européen à adopter la directive.
En Europe, d’autre pays n’ont pas attendu cette directive. Dès 1970, l’Allemagne a signé un accord volontaire avec l’industrie pour parvenir, en dix ans, à l’abandon de l’amiante. La Suisse et le Danemark l’ont interdit dès 1986 et l’Italie dès 1992. En France, il faudra attendre fin 1996 pour que soit interdite la fibre assassine.
Le CPA ou «le faux nez des industriels»
Ce Comité Permanent de l’amiante (CPA) est au coeur du dossier. «Lieu informel d’informations réciproques», selon la défense, c’est, disent les spécialistes du dossier, l’officine de lobbying où tout s’est décidé, de 1982 à 1996.
En 2005, un rapport d’information sénatorial attribue l’inertie de l’Etat au CPA. Une structure composée de scientifiques, comme les pneumologues Jean Bignon et Patrick Brochard (mis en examen lui aussi), de représentants des industriels, mais aussi des syndicats et des ministères concernés (Travail, Industrie, Santé). Martine Aubry assure n’avoir jamais entendu parler du CPA, même si son bras droit, Jean-Luc Pasquier, y siégeait.
«Modèle de lobbying, de communication et de manipulation», selon le rapport du Sénat, le CPA «a su exploiter en l’absence de l’Etat, de pseudo incertitudes scientifiques qui pourtant étaient levées, pour la plupart par la littérature anglosaxonne la plus sérieuse de l'époque». Pour les sénateurs, le CPA a réussi à «créer l’illusion du dialogue social», et à étouffer toute vélléité de réglementer plus sévèrement l’usage du magic mineral . Selon Martine Aubry, le Comité n’aurait pas pesé sur les décisions. «Rien, aucun fait, aucune présomption de fait ne laisse penser que l’existence de ces réunions a influé sur le contenu ou retardé une réglementation sur l’amiante.» Selon elle, c’est «au sein du Conseil supérieur de la prévention des risques professionnels qu'était sollicité l’avis des partenaires sociaux et des scientifiques sur la définition des politiques de prévention.»
L'écran de fumée de l'«usage contrôlé»
«Le ministère du travail n’a pas compris que le CPA n'était rien d’autre que le faux nez des industriels», assène le rapport sénatorial en 2005. Le CPA aurait «enfumé» pouvoirs publics et syndicats, notamment en répandant le mythe de l'«usage contrôlé de l’amiante». Pour résumer : il suffisait d’encadrer la manipulation de l’amiante, de doter les ateliers d’aspirateurs à poussière et les ouvriers de masques pour pouvoir le travailler sans risques. Les scientifiques siégeant au Comité ignoraient visiblement tout des risques réels et de l’existence de matériaux de substitution : «A l'époque, il avait été dit [...] que l’industrie ne pouvait se passer de l’amiante, aucune solution de remplacement n'étant disponible. Aussi le comité se demandait-il s’il était possible de travailler avec de l’amiante tout en protégeant au maximum les populations exposées», a témoigné le professeur Brochard devant la mission d’information sénatoriale.
Un exemple parmi d’autres de la stupéfiante capacité de manipulation du CPA : En 1986, l’Environmental Protection Agency (EPA), l’agence de l’environnement américaine, propose d’interdire aux Etats-Unis l’usage de l’amiante. Levée de boucliers des industriels américains, immédiatement relayés par leurs homologues en Europe. Illico, comme le montrent les comptes-rendus des réunions, le CPA s’interroge sur la manière de réagir à l'étude américaine, dont «les conclusions sont tellement incertaines qu’on ne peut leur accorder de crédibilité». Le CPA rédige une note d’orientation qui accompagne le rapport de son groupe de travail scientifique. Et transmet tous ces documents aux ministres français de l’Industrie, du Travail, de la Santé et de l’Environnement afin qu’ils les remettent à... l’EPA et au gouvernement américain. L’Etat français se fait alors courroie de transmission au service du lobby de l’amiante.