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19 mars 2015 | Par Ludovic Lamant
La coalition Blockupy a organisé mercredi une journée d'action musclée contre la Banque centrale européenne, le jour de l'inauguration de son nouveau siège à Francfort. « La crise entre pour la première fois en Allemagne », se réjouit l'un des organisateurs. Le sort de Syriza, et les manières de lui venir en aide, ont occupé une bonne partie des conversations.
De notre envoyé spécial à Francfort.- Les percussions de la fanfare, ponctuées des cris « Non à la Troïka », se mêlent au ronronnement de l'hélicoptère des forces de l'ordre, stationné une centaine de mètres plus haut. Ils sont un peu plus de 300 activistes à s'être massés dès 6 heures du matin, mercredi, sur ce lieu de « blocage ». Ils font face, de l'autre côté de la barrière de barbelés, à une rangée de policiers et leurs fourgons. À l'arrière-plan, les deux imposantes tours de verre bleutées de la Banque centrale européenne (BCE), dans les quartiers est de Francfort.
A Francfort mercredi, au petit matin.
À quelques mètres de là, une troupe de clowns s'amuse à déstabiliser d'autres policiers, qui bloquent l'accès à une rue adjacente. Plus loin, une carcasse de voiture finit de brûler. Des graffeurs ont pris soin d'y ajouter, sur la tôle encore chaude, à la peinture orange : « Stupide ». Une fourgonnette de la police a, elle, été bombardée à coup de jets de peinture rose. On sort ici et là ses banderoles et pancartes pour la journée. « BCE, fascisme monétaire », dit l'une d'elles. Un homme en fauteuil roulant fait le tour des lieux, un drapeau grec fixé à son siège.
Entre les murs de la BCE, ce mercredi est un jour très particulier. L'institution inaugure son nouveau siège conçu par un architecte viennois (185 mètres de haut), en présence du président Mario Draghi et d'invités triés sur le volet. À l'origine chiffré à 850 millions d'euros lors de son lancement en 2002, le projet a vu sa facture exploser : il en a coûté 1,3 milliard d'euros aux contribuables pour aménager les anciennes halles de la ville, qui hébergeaient, au XXe siècle, un marché au gros. Un comble, de la part d'une institution membre de la Troïka, qui n'a cessé de prodiguer des cures d'austérité aux pays en crise.
La vidéo officielle de la BCE de présentation de son nouveau siège.
« Quand la BCE a annoncé cette cérémonie, qui est une manière pour elle de se féliciter du travail accompli, c'était clair pour nous qu'il fallait gâcher la fête. Parce qu'il n'y a vraiment rien à célébrer dans l'Europe d'aujourd'hui », explique Hannah Eberle, une Berlinoise membre de Blockupy, un collectif mêlant ONG, syndicats et partis politiques de toute l'Europe, à l'origine de la journée d'action à Francfort. Les organisateurs se sont lancés dans un pari musclé, dans les tuyaux depuis des mois : mettre en place un siège de la BCE, pour bloquer l'accès de l'institution aux invités de la cérémonie. Certains y sont même allés de leur appel à la « Destroïka ».
Des policiers s'apprêtent à intervenir pour forcer un « blocage ».
Quelque 6 000 activistes – selon les organisateurs – ont tenté d'enfoncer les barrages des forces de l'ordre, se dispersant dans le dédale des rues voisines de la BCE, tout au long de la matinée. Des habitants du quartier étaient aux balcons, pour suivre les courses-poursuites. Quelques vélos brûlés, des jardinières de plantes ou des poubelles éventrées servent à construire des mini-barrages, que les forces de l'ordre s'empressent de défaire. À intervalles réguliers, des grappes de policiers ultra-équipés, par trentaine, surgissent au pas de course, pour déstabiliser les militants. Il suffit de suivre les déplacements des hélicoptères, pour savoir dans quelles rues les face-à-face sont les plus tendus.
Une armée de clowns déstabilise des policiers.
Il est dix heures, sur le pont Flösser, à quelques encablures de la BCE, lorsqu'une centaine de policiers se décide à charger, et évacuer cet axe de circulation. Certains des activistes présents s'assoient, d'autres se tiennent par les coudes. Un musicien joue des airs larmoyants au synthétiseur, pour apaiser l'ambiance. Le face-à-face dure une demi-heure. Un militant est embarqué. Les policiers finissent par rebrousser chemin, appelés à s'occuper d'autres points « chauds ». Blockupy a fait état de 21 blessés dans la matinée, contre 14 pour la police. Les forces de l'ordre disent avoir procédé à 16 arrestations. Dans la nuit de mardi à mercredi, sept voitures de police ont été incendiées, et sept autres caillassées. Les ministres allemands de l'économie Sigmar Gabriel et des finances Wolfgang Schäuble ont condamné d'une seule voix les violences.
A Francfort, mercredi matin.
Au-delà des actes de vandalisme, qui ont fait les gros titres des journaux, et que le mouvement a regretté, Blockupy creuse son sillon. Après le « blocage » du matin, des prises de parole publiques ont été organisées l'après-midi, avant une grande manifestation en fin de journée, dans le centre-ville, s'achevant au pied des tours de la Deutsche Bank. Le collectif dénonce les politiques d'austérité et le pouvoir de la BCE, devenue l'une des institutions maîtresses dans la gestion de la crise de l'euro, malgré son manque criant de légitimité démocratique. Lancé à l'origine par des Allemands (le parti Die Linke, le syndicat Ver.di, et d'autres groupes de gauche), Blockupy avait déjà organisé plusieurs mobilisations à Francfort depuis 2012. Mais l'euro-mobilisation de mercredi était de loin la plus massive.
« Des espaces de solidarité pour les Grecs »
Lors des prises de parole l'après-midi en plein centre de Francfort.
« Blockupy mélange des techniques de désobéissance civile, le blocage de la matinée, avec des pratiques de l'occupation des lieux, héritées des mouvements Occupy aux États-Unis, ou 15-M en Espagne », décrit l'Italien Bepe Caccia, l'un des piliers du mouvement. Pour cet élu municipal de la gauche indépendante à Venise, cette mobilisation marque un précédent : « La crise entre pour la première fois en Allemagne. La rage née dans toute l'Europe, sous l'effet de la crise, se fait non seulement entendre sous les fenêtres de Monsieur Draghi, mais aussi au pays de "Frau Merkel" », se réjouit-il. « Le schéma selon lequel il existe un mauvais Sud, et un Nord épargné par la crise, ne tient plus, et beaucoup de jeunes Allemands participent à nos actions, conscients que l'Allemagne, elle aussi, s'appauvrit. »
La concordance entre l'inauguration de la BCE – plusieurs fois repoussée –, et la victoire de Syriza à Athènes fin janvier, n'est peut-être pas pour rien dans le succès de la mobilisation. La décision de Mario Draghi de couper l'un des canaux de financement des banques grecques, dans la foulée de l'élection de Syriza, décrite par certains comme un « coup d'État financier », n'a rien arrangé à la réputation de la BCE. C'est à Francfort que se joue l'avenir d'une bonne partie du dossier grec. L'ambition de Blockupy, d'enclencher un vrai débat public sur les politiques d'une institution encore trop peu transparente, l'une des « boîtes noires » de l'Europe, tombe à pic.
« Il faut avant tout créer des espaces de solidarité pour les Grecs et les Espagnols », estime Hélène Cabioc'h, d'Attac-France, qui participe, elle aussi, au comité international de Blockupy. « Le calendrier de la mobilisation est un peu particulier, parce qu'une fenêtre d'opportunité vient de s'ouvrir, en Grèce », reconnaît-elle. Alors que Syriza reste toujours aussi isolé dans ses négociations à Bruxelles, le salut d'Alexis Tsipras viendra-t-il des mouvements sociaux européens ? « Autour de la table des discussions, nous sommes à 18 contre 1, pas 17,5 contre 1,5 mais bien 18 contre 1 », s'est inquiété Giorgos Chondros, un responsable de Syriza qui a pris la parole dans l'après-midi, aux côtés d'autres élus et organisateurs.
Mario Draghi a bien inauguré mercredi matin le nouveau siège de la BCE (avec Jean-Claude Trichet à l'arrière-plan). ©Reuters.
Sans surprise, l'avenir de Syriza, et sa capacité à sortir de l'« impasse » actuelle, étaient sur beaucoup de lèvres. L'eurodéputé de Podemos Miguel Urban a notamment résumé la victoire du parti de Tsipras à la « victoire des peuples d'Europe, qu'il faut soutenir à tout prix », promettant à Athènes qu'« on arrive » [au pouvoir à Madrid]. Mais au-delà des déclarations de principe, rien de concret n'a émergé. Le projet d'une conférence de la dette, qui fait pourtant consensus dans ces milieux, n'a pas été mis en avant.
Dernier acte d'une journée marathon, la manifestation de la fin d'après-midi a rassemblé environ 20 000 participants, selon les organisateurs. Dans les rues de la ville, ce sont les forces vives – et très jeunes, la majorité des participants ayant moins de 30 ans – d'une Europe avide d'alternatives, qui ont défilé. On a croisé, en vrac, des militants écolos catalans d'Ecologistas en Accion, des syndicalistes français de la CGT-Sanofi Aventis, des activistes belges anti-TAFTA, des représentants de précaires au Portugal, des militants des centres sociaux à Rome, des intermittents français. Soixante bus venus de 39 villes d'Europe ont fait le déplacement. Tous ces gens-là se retrouvent pour investir, à nouveau, un espace européen qu'ils avaient peut-être, un temps, délaissé, préférant se concentrer sur des batailles plus locales.
Présents en force, les Italiens (première délégation, après les Allemands) cherchent à imposer des idées neuves à l'agenda, et ne se contentent pas des seules marques de soutien affichées à Syriza ou Podemos. Ils plaident pour recycler à l'échelle européenne, leur concept de « grève sociale », qu'ils ont testée, en Italie, le 14 novembre 2014. Ce jour-là, il s'agissait de protester contre une réforme du marché du travail lancée par Matteo Renzi, et de permettre aux précaires de faire grève, en modifiant les règles du jeu traditionnelles de la grève. « Nous voulons faire de cette mobilisation, de Blockupy, autre chose qu'une simple contre-manifestation contre le pouvoir, et ses rituels », explique Francesco Brancaccio, du centre social Esc à Rome, lui aussi présent à Francfort. « Nous sommes venus ici pour proposer une grève sociale européenne, sur laquelle les mouvements européens pourraient s'entendre, et construire des rapprochements. »
Également venue à Francfort, l'activiste canadienne Naomi Klein a quant à elle insisté, sans surprise, sur les liens à creuser entre les luttes « Blockupy », contre les politiques de la BCE, et les batailles contre le changement climatique, appelant à la mobilisation générale à l'approche de la conférence climat de Paris. « Les politiques de la BCE ont des conséquences sociales désastreuses, on le sait. Elles sont aussi en train de déstabiliser la planète entière », a-t-elle lancé.
En fin de journée à Francfort, au pied du siège de la Deutsche Bank.
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