Lors du sommet européen qui se tient les jeudi 25 et vendredi 26 juin à Bruxelles pour apporter des réponses au drame migratoire qui se déroule aux portes et à l’intérieur de l’Europe, les dirigeants des États membres de l’UE parleront beaucoup de « solidarité » et de « responsabilité », d’« efforts partagés » et de « politique soutenable ». Ils savent que le monde les regarde gérer l’une des plus graves crises humanitaires et politiques du début du XXIe siècle : les guerres et la répression en Syrie, en Irak, en Érythrée, en Libye et ailleurs jettent sur les routes des centaines de milliers de réfugiés fuyant les bombes ou l’emprisonnement.
La misère et le désir d’évoluer continuent de pousser toujours plus d’exilés à affronter d’innombrables dangers au péril de leur vie : la traversée du désert (48 corps ont récemment été retrouvés dans le Sahara au Niger), l’enfermement en Libye, les tractations des trafiquants, le passage en Méditerranée. Depuis le début de l’année, plus de 100 000 personnes ont débarqué sur le vieux continent par ce chemin (54 000 en Italie et 48 000 en Grèce), selon le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), contre 219 000 pour l’ensemble de l’année 2014. C'était déjà trois fois plus que le précédent pic de 70 000 observé en 2011 à la suite du « printemps arabe ». Depuis janvier 2015, au moins 1 865 hommes, femmes et enfants sont morts ou ont disparu en mer. Au moins 22 000 depuis quinze ans, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM).
Face à cette tragédie, il sera nécessairement question de solidarité entre les Vingt-Huit. Mais qu’est-ce que les États membres mettent derrière ce mot, alors que, ces dernières semaines, ils n’ont pas été capables de s’accorder pour se répartir 40 000 demandeurs d’asile ? À titre de comparaison, la Turquie accueille à elle seule 1,7 million de Syriens ; le Liban en reçoit 1,1 million, soit près d’un tiers de sa population.
Un haut représentant de l’Organisation des Nations unies (ONU), Zeid Ra’ad al-Hussein, a récemment déclaré à Genève que l’UE avait les moyens d’en accueillir 1 million. Le rapporteur spécial de l’ONU pour les droits des migrants, François Crépeau, a déconstruit le mythe des « hordes de migrants », rappelant que ces derniers ne constituaient qu’une infime proportion (0,0004 % en 2014) des 500 millions d’Européens. Appelant à une plus grande ouverture des frontières, il a dénoncé l’échec des politiques répressives s’apparentant au fiasco de la prohibition aux États-Unis. « La mafia créée par l’interdiction de l’alcool a seulement pu être vaincue lorsque la vente de l’alcool a été légalisée, régulée et taxée », a-t-il martelé.
En Europe, c’est d’ailleurs que surgit la solidarité. Pas dans les bureaux des hautes sphères du pouvoir, mais au ras de l’expérience humaine. Les Italiens et les Grecs ont été les premiers concernés. Tous les Européens le sont désormais.
En Macédoine, une dame panse les plaies d’Afghans remontant vers le Nord à vélo (regarder notre portfolio). A Lesbos en Grèce, la vie du maire est transformée par les familles débarquant quotidiennement sur des canoës pneumatiques. A Catane, en Sicile, une jeune femme italo-marocaine a mis en place un système d’alerte pour les Syriens perdus en mer, qui l’appellent à tout moment pour lui donner leur position GPS qu’elle signale aux garde-côtes. A Milan, des étudiants se relaient à la gare centrale pour aider et donner des indications aux centaines de migrants en transit. A Nice, des bénévoles de la Croix-Rouge tendent des soupes à des hommes et des femmes qui viennent de franchir la frontière à pied à flanc de montagne (lire notre reportage). A Calais, un militant associatif consigne sur son blog les moindres péripéties des « jungles ».
Le jour de l'évacuation du campement d'Éole, le 19 juin, Ghita met de côté les affaires qui peuvent être sauvées. (CF)
À Paris, dans le XVIIIe arrondissement, un élan solidaire a lieu. C'est du jamais vu depuis l’occupation de l’église Saint-Bernard, en 1996, quand des sans-papiers s’étaient retranchés dans ce lieu de culte jusqu’à ce que la police enfonce la porte à coup de haches. Non loin de là, le campement installé pendant des mois sous le métro aérien à proximité de la station La Chapelle a longtemps été ignoré des pouvoirs publics. Mais les occupants ont rarement eu faim ou soif. Des habitants se sont succédé à leurs côtés pour les ravitailler. Leur action est d’abord restée invisible. Après la destruction systématique des tentes le 2 juin, elle a pris de l’ampleur.
Certains exilés, recensés selon leur statut administratif potentiel (demandeurs d’asile ou « migrants économiques irréguliers »), ont bénéficié de places d’hébergement temporaire dans des structures dispersées partout en Île-de-France. D’autres, une centaine auxquels se sont joints de nouveaux arrivants, se sont retrouvés à errer dans les rues de la capitale. Saint-Bernard, Pajol, Château-Landon : pendant plus de deux semaines, ils ont été pourchassés et délogés par les policiers.
Quelques-uns ont fini par se replier dans les Jardins d’Éole, le long des voix ferrées de la gare de l’Est. Près de La Chapelle, à quelques mètres de la case départ. Ce vendredi 19 juin, les matelas installés là depuis une semaine sont jetés dans les bennes à ordures et broyés dans les camions-poubelles de la Ville de Paris. À nouveau, le quartier est bloqué, à nouveau un campement est démantelé. Éole cette fois-ci. Dans la matinée, la majorité des personnes présentes, des Érythréens et des Soudanais, ont accepté d’être redirigées vers des centres d’hébergement d’urgence pour une durée inconnue. Avec un ultimatum: c’est maintenant ou jamais. D’autres, méfiants, ont refusé de monter dans les bus préférant rester avec les personnes rencontrées en chemin, quitte à dormir dehors.
Face aux tas d’affaires éparpillées, les voisins mobilisés assistent impuissants au nettoyage de leurs efforts. « On sait qu’ils vont revenir dans le quartier. C’est là qu’ils ont leurs habitudes, le réseau de solidarité qui s’est constitué autour d’eux va se reformer très vite », assure Neymalie, 25 ans, soudainement désœuvrée. Entre mille autres choses, cette ex-étudiante en droit n’a cessé de donner des conseils juridiques.
Pendant une semaine, le lieu a connu une effervescence permanente. Traducteurs, infirmières, avocats : chacun a contribué en fonction de son savoir-faire et de ses possibilités. Des riverains ont ouvert la porte de leur appartement pour une nuit ou deux, d’autres ont rechargé des téléphones portables, fait des machines à laver ou abrité les affaires précieuses, d’autres encore se sont rendus sur le marché de Barbès à la recherche de fruits et de légumes.
À Éole, Anissa a distribué des pâtisseries et des feuilletés. Mais aussi du bandage et du coton. (CF)
En réaction à la violence des interpellations devant la halle Pajol, à la suite desquelles une quarantaine de réfugiés ont été enfermés dans des centres de rétention, les soutiens se sont multipliés. Un collectif s’est créé (voir sa page Facebook). Une liste de diffusion a vu le jour sur Internet (jungles-paris-info@rezo.net) pour faciliter les échanges et lister les besoins : chaussures, vestes, pantalons, foulards, sous-vêtements, couvertures, matelas, cartes téléphoniques, etc. Des migrants ont exprimé le souhait de récupérer des sacs et des sacs à dos, signe que le désir de reprendre la route ne les a pas quittés. « On a fait avec les moyens du bord. On a dû prendre les choses en main pour compenser l’inaction des autorités. Ces personnes ont survécu à de nombreux périls pour venir jusqu’ici. C’est une honte de ne rien faire », affirme Neymalie, venue prêter main forte quand elle a vu sur Facebook que les réfugiés manquaient de tout.
À côté d’elle, Ghita, 26 ans, discute avec des personnes dont elle a fait la connaissance ces derniers jours. « La mobilisation crée de l’échange, explique-t-elle. Je suis venue parce qu’un ami, sachant que j’habite le quartier, m’a confié un sac rempli d’habits. » La mobilisation citoyenne, selon elle, a pris de l’ampleur grâce à la médiatisation. « Chacun a vu à la télé les images des bateaux. Et maintenant ils sont là chez nous, à nos fenêtres, on ne peut pas rester spectateurs », assure-t-elle.
Deux copines qui vivent à côté sont du même avis, mais elles reconnaissent avoir été embarrassées quand les tentes se sont montées au pied de leur immeuble : « On a eu un peu de mal au début. On s’est dit que cela allait créer des tensions. Et puis, non. Ce qui nous a incitées à participer, c’est l’intervention brutale des policiers. » La mobilisation du quartier n’étonne pas Anissa Khelifi, qui tient un restaurant en face : «Ici, la souffrance et l’entraide, on connaît. Il y a du crack, des clochards, des gens qui squattent 24 heures sur 24. C’est difficile. Mais nous sommes des gens multiculturels, solidaires. »
L’action de cette chaîne humaine a eu un effet protecteur : la maire de Paris, Anne Hidalgo, a salué la « solidarité » et la « compassion » des Parisiens « notamment dans les quartiers très populaires ». Interrogée à la radio, elle a même exclu toute « évacuation ». Cette promesse n’a pas empêché l’évacuation d’avoir lieu, mais les effectifs de police réquisitionnés ont été réduits et le nombre de places d’hébergement proposées conséquent.
«Quand les Français se rendront compte de ça, ils vont crier à nouveau»
Même situation à Rome. À la suite du démantèlement par la police, le 11 mai, d’un campement dans la périphérie est de la ville qui depuis des années hébergeait aussi bien des migrants en transit que des réfugiés reconnus, des centaines d’Africains, notamment Érythréens, se sont retrouvés à dormir dans la rue dans les environs de la gare Tiburtina. Un centre culturel normalement destiné aux activités diurnes a ouvert ses portes pour leur donner un abri, en arrivant à en héberger jusqu’à 600 par nuit.
Chaque soir, devant les portes du centre Baobab, une queue interminable se forme dans l’attente du repas qui est fourni par les bénévoles du centre et par d’autres associations qui sont venues donner un coup de main. Des habitants du quartier apportent de la nourriture et des vêtements. D’autres, des jouets pour les enfants. Les Romains ont montré une solidarité qui a même étonné l’administration. Mise sous pression, la mairie de Rome – qui avait ordonné la destruction du campement dans la banlieue est – a ouvert un centre d’accueil transitoire à côté de la gare Tiburtina.
Hommes pour la plupart, les migrants sont parfois des adolescents : un signe que le président-dictateur érythréen Isaias Afeworki a abaissé la barre d’âge de sa répression, en imposant le service militaire obligatoire et à durée indéterminée aux jeunes à partir de 15 ans. Malgré les liens qui existent entre l’Italie et son ancienne colonie, et la présence dans le pays d’une communauté bien établie depuis des années, les Érythréens misent plutôt sur l’Europe du Nord. Ils savent que les conditions de suivi pour les demandeurs d’asile y sont meilleures en Allemagne et en Suède. Ils utilisent l’Italie – et la France – comme pays de transit. Ils ne se font donc pas enregistrer pour éviter d’être pris dans les mailles du règlement du Dublin, qui les obligerait à postuler dans le « premier pays sûr ».
Les autorités laissent faire : depuis 2014, les procédures d’identification ont été assez approximatives, l’Italie cherchant à se libérer le plus tôt possible d’un flux de migrants qu’elle serait incapable de gérer. Leur nombre a augmenté à la suite de la fermeture de la frontière de Vintimille avec la France et celle du Brenner avec l’Autriche. Les exilés bloqués attendent que la situation se calme pour reprendre leur voyage. Ils ne sont pas trop au courant des discussions entre les États membres sur les quotas, la « relocalisation » et la polémique entre l’Italie d’un côté, la France et l’Allemagne de l’autre, sur leur identification manquée.
« La fermeture des frontières est liée au marchandage avant le conseil européen », confie un haut fonctionnaire au ministère de l’intérieur italien, qui ne se dit pas optimiste sur les possibilités de l’Italie d’obtenir une « relocalisation » importante des demandeurs d’asile, comme Rome l’envisage. Dans un entretien au quotidien Il Corriere della sera, le 14 juin, le premier ministre Matteo Renzi a affirmé que si l’Europe n’acceptait pas les demandes italiennes, il serait prêt à mettre en œuvre un « plan B ».
Cette menace a rappelé le précédent de 2011, lorsque des milliers de jeunes Nord-Africains avaient traversé la Méditerranée à la suite du « printemps arabe ». Le gouvernement italien alors guidé par Silvio Berlusconi avait délivré quelque 20 000 permis temporaires à autant de Tunisiens pour leur permettre de circuler dans l’espace Schengen. Matteo Renzi veut-il faire la même chose ? « Il n’y a pas les conditions politiques en ce moment. Les nombres sont différents. Si on fait ça, toute l’Europe va nous sauter à la gorge », dit-on au ministère de l’intérieur.
Les disparités entre les États membres expliquent en partie les tiraillements. Certains contribuent à un haut niveau. L’Italie et la Grèce, tout d’abord, car ils sont en première ligne. Le premier accueil leur revient, tous les migrants transitant nécessairement sur leur sol. Mais les taux de délivrance du statut de réfugiés sont si faibles en Grèce qu’ils découragent quiconque d’y demander l’asile.
Rome, de son côté, assure, avec ses garde-côtes, une grande partie du sauvetage en mer et l’urgence des premiers pas en Europe, mais le suivi social est trop réduit pour convaincre les migrants de rester. À titre d’exemple, sur les 42 425 Syriens débarqués en Italie en 2014, seuls 502 ont fait une demande d’asile dans la Péninsule. Sur les 170 100 migrants arrivés en 2014, à peine 64 886 ont postulé en Italie, selon le ministère de l’intérieur. Les autres ont continué leur voyage plus au Nord, en profitant de l’attitude des autorités italiennes consistant à se détourner quand il est question de les identifier.
La Suède et l’Allemagne sont de loin les pays les plus généreux : 56 % des 123 600 Syriens réfugiés en Europe y ont déposé une demande. À cinq, avec la Bulgarie, la Suisse et les Pays-Bas, ces pays assurent 70 % de l’accueil. La France est à la traîne, avec 5 000 Syriens secourus depuis le début du conflit. Pourtant, elle fait partie de ces États qui, après avoir dit « non » aux quotas, freinent encore sur la « clef de répartition » des demandeurs d’asile, de même que l’Espagne, qui souhaite que l’accueil soit volontaire, et les pays d’Europe centrale et les États baltes, qui se considèrent trop pauvres pour ouvrir leurs portes.