« Nous allons être engagés dans une véritable guerre menée par le tiers-monde contre les pays développés. »
Cette phrase, Jacques Ellul l’a écrite en 1988 à la fin du « Bluff technologique », le dernier tome de sa trilogie technicienne, où après avoir exposé comment le progrès technique s’était emparé de nos esprits, il concluait par les catastrophes prévisibles que cette domination psychologique et économique allait entraîner.
Quinze ans plus tard, Jean-Luc Porquet écrivait d’ailleurs dans son ouvrage consacré à Ellul (éditions Le Cherche midi), qu’il était « l’homme qui avait presque tout prévu ». »
Après les tragiques événements du vendredi 13 novembre, et les dérives politiques qui ont suivi, justifiant l’étouffement de toute contestation écologique et citoyenne, renforçant l’impunité des lobbys et des élus au détriment des libertés individuelles, il a paru nécessaire de rappeler que ces attentats ne sont que le dernier épisode d’une guerre contre le système technicien, que nous avons commencée il y a bien longtemps, et que nous perdons avec un enthousiasme qui ne se dément pas.
1 La technique et le terrorisme
Si la plupart des commentateurs se contentent de rappeler que Daech n’existerait pas sans d’une part la déstabilisation du Moyen-Orient consécutive aux invasions successives (et mal préparées) de l’Afghanistan, puis de l’Irak, et d’autre part l’idéologie wahhabite de l’Arabie saoudite, ils négligent de remonter plus loin : jusqu’à la technique !
Car les deux causes généralement invoquées ont – et c’est une évidence pour chacun – comme point commun l’exploitation du pétrole. Le pétrole, parfois appelé naphte ou or noir, littéralement l’huile de pierre, qui dans l’histoire a servi de base à une arme redoutable – le feu grégeois – ou de combustible pour l’éclairage, avant que les progrès d’abord de la technique mécanique, puis de la technique chimique, ne lui découvrent d’autres usages bien plus pertinent, car démultipliant sa valeur pour le rendre indispensable, de sorte qu’il est devenu en quelques années un socle de la société occidentale.
Ces monstres que nous avons créés
On parle bien de certaines entreprises comme « too big to fail ». Avec une ressource naturelle comme le pétrole, nous pourrions dire dans un sens qu’elle est « too useful to fail », trop précieuse ou utile pour ne pas être utilisée, ce qui en a fait évidemment un objet de convoitise, plus peut-être que l’or, les pierres précieuses ou l’uranium. Sa possession est un atout stratégique – voire géopolitique – et la bonne entente avec ses propriétaires l’est donc d’autant plus. Des généralités, trop souvent entendues peut-être, mais néanmoins nécessaires en préliminaire.
Pour repousser le terrorisme moyen-oriental, il ne faut pas mettre directement les pieds dans le plat en se contentant de détruire le mal, ce ne serait que le symptôme, ni nous évertuer à stabiliser le Moyen-Orient (par la guerre, le commerce ou le soutien aux révolutions populaires) ni tenter d’adoucir le wahhabisme, puisque ces deux mesures ne nous apporteraient qu’un bref sursis dans la catastrophe qui nous guette, c’est-à-dire l’avènement de la société technicienne par l’intermédiaire de la guerre. Car, quoiqu’en disent de nombreux éditocrates ou François Hollande, c’est une guerre, mais une guerre contre les monstres que nous avons créés.
Pour autant, il serait tout aussi simpliste de vouloir être radical et d’arrêter de recourir du jour au lendemain au pétrole. L’embargo sur le pétrole moyen-oriental – si tant est qu’il soit possible à l’heure actuelle – ne ferait que précipiter les choses en sapant l’un des fondements économiques de cette zone, et amplifierait donc ce que nous connaissons. S’il est trop tard pour revenir en arrière, c’est donc qu’il nous faut envisager une nouvelle porte de sortie.
2 Abandonner la puissance pour accomplir la révolution nécessaire
Or, si Jacques Ellul se permet d’être aussi pessimiste quant à notre avenir, c’est aussi parce qu’en son temps, il a exposé les causes profondes de cet avenir qu’alors il était l’un des seuls à entrevoir, mais aussi une solution pour éviter qu’il n’advienne – hélas c’est trop tard – ou qu’il ne s’aggrave.
Et sa solution est à la fois celle qui nous sauvera du dérèglement climatique et de l’affrontement mondial, l’un et l’autre étant de toute manière liés, puisque le changement climatique induira des pénuries et des exodes forcés qui risquent d’aboutir à des affrontements.
Il prône ainsi ce qu’il appelle la révolution nécessaire, mais que d’autres ont appelé à la même époque la décroissance, ou la sobriété, même si ces concepts frères ne portent pas forcément en eux la même signification quant à notre rapport à la technique.
En effet, il dénonce avant tout notre culte des gadgets, de ces objets du quotidien qui ne servent à rien – ou si peu – et non seulement nous encombrent, mais demandent en plus des ressources matérielles, financières et humaines considérables. Et par gadgets, il entend aussi bien les vrais bibelots sans utilité réelle que les surplus de production consécutifs de notre système économique.
Tant de choses dont ils manquent
Au lieu de produire de tels déchets de consommation, il propose de reconvertir leurs usines pour aider gratuitement les pays en développement tout en réduisant par ailleurs le temps de travail dans les pays développés, en promouvant l’autogestion et la décentralisation dans la production ainsi que l’instauration d’un revenu de base. Machines-outils, pompes, panneaux solaires, ordinateurs, véhicules, il y a tant de choses dont ils manquent et que nous avons en excédent.
Tant de choses qui pour la plupart ne nous manqueront pas, puisque soit elles sont déjà fabriquées pour rien, soit elles ne servent qu’à satisfaire un vain besoin qui nous a été insufflé par le marketing et les médias de masse. Rien qu’une nouvelle politique sociale basée sur un meilleur partage du temps de travail, un revenu de base et du temps libéré ne peut résoudre.
Tout ceci reposant sur ce qu’il appelle la recherche de la non-puissance, c’est-à-dire la prise de conscience de la véritable nature de la Technique – et donc des conséquences du progrès technique – pour cesser de la sacraliser, et ainsi de prêter une foi aveugle en la rationalité et l’efficacité. Nul besoin d’ordinateurs surpuissants dont nous n’utilisons en réalité qu’une infime partie, nul besoin d’accumuler cent fois de quoi détruire la Terre, nul besoin de créer de nouveaux services et métiers pour pallier la baisse de l’emploi productif, dirigeons-nous directement vers ce qui est le mieux pour tous, c’est-à-dire ce qui nous rend vraiment heureux.
Bref, engageons la transition individuelle pour changer la société toute entière.
3 Quittons les terrasses, ouvrons nos portes
Dans une telle vision des choses, les appels récents à réinvestir les terrasses et à ne pas abandonner notre mode de vie sont une véritable provocation. Car c’est justement notre consumérisme occidental effréné, celui qui nous fait consommer chaque année les ressources de quatre planètes Terre, celui qui nous contraint à établir des contrats léonins avec des pays en développement, celui qui nous enchaîne à notre emploi salarié pour réussir à ne pas crouler sous les dettes, qui est cause de nos malheurs.
C’est parce que pour satisfaire ce consumérisme nous sommes contraints d’exploiter le reste du monde que celui-ci donne naissance à des monstres tels que les groupes terroristes islamistes auxquels nous sommes confrontés.
En l’occurrence, et pour reprendre les mots-dièses en vogue sur twitter après les attentats, la pire solution serait de prôner le #TousEnTerrasse, puisque c’est la cause profonde de cet attentat, alors qu’il nous faudrait en fait appliquer le #PorteOuverte et accueillir les victimes du Système technicien pour mieux les former et les aider à développer leurs pays d’origine.
Là, nous aurions une vraie stratégie de lutte contre le terrorisme, et elle coûterait vraisemblablement moins de cher que les bourbiers militaires dans lesquels nous nous engageons systématiquement depuis le 11 septembre 2001.
Nous affranchir de la Technique
Cela ne dédouane pas les auteurs des attentats, car ce sont moins ces objectifs louables que leurs propres ambitions – ou plutôt celles de leurs mentors – qu’ils ont servies lors de ces crimes odieux. Toutefois, il était nécessaire de recontextualiser le cadre technique dans lequel ils s’inscrivent.
Un meilleur partage des ressources mondiales, une aide au développement gratuite et efficace permettra non seulement de stabiliser les pays du Sud, mais aussi de lutter contre le réchauffement climatique, et nous résoudrons d’un même coup les problèmes principaux de notre époque. Au prix de notre affranchissement de la Technique.
Détruisons Daech et ses clones, choisissons la consommation responsable. Nos choix économiques individuels seront plus efficaces que toutes les bombes que nos gouvernements iront déverser sur des populations civiles des pays du Sud.
Source : http://rue89.nouvelobs.com/blog/technoverdose