Quel avenir pour le droit du travail après la présidentielle ? Adoptée sans vote en août 2016 et contestée pendant des mois par un fort mouvement social, la loi travail facilite les licenciements, affaiblit le rôle des syndicats et remet en cause les 35 heures. Elle prévoit qu’un employeur puisse déroger aux protections des travailleurs prévues dans le code du travail par un simple accord d’entreprise. Plusieurs candidats souhaitent aller plus loin dans la dérégulation. François Fillon, par exemple, supprimera l’actuelle durée légale du travail. Emmanuel Macron et Marine Le Pen veulent aménager ou renégocier les 35 heures au sein des branches professionnelles. Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon, ainsi que la candidate d’extrême-droite, promettent d’abroger la loi travail.
Pour quelles alternatives ? Une vingtaine d’universitaires spécialisés en droit du travail, le Groupe de recherche pour un autre code du travail, publient ce 22 mars leur proposition de code du travail alternatif. Ils y planchent depuis plus d’un an et ont consulté six syndicats [1]. Résultat ? Le texte est d’abord simplifié – il compte 390 pages, soit « quatre fois plus court que le texte qu’il remplace ». Ils répondent ainsi à l’une des critiques sur l’actuel Code du travail, souvent jugés trop complexe.
Le nouveau petit livre rouge n’en est pas moins protecteur pour autant. Sans ces protections, « les inégalités exploseraient, l’entreprise serait laissée au despotisme du plus fort et la santé et même la vie des personnes seraient directement menacées au travail », préviennent les auteurs. « Il est urgent de clarifier, de simplifier et d’adapter le code du travail aux réalités nouvelles. Mais il est urgent aussi de consolider un édifice fragilisé, essentiel à la cohésion sociale et, au‐delà, à la paix », ambitionnent-ils.
Reconnaître comme salarié les travailleurs uberisés ou externalisés
Le premier enjeu : quels droits – à la sécurité sociale, aux congés payés, aux pensions retraites... – accorder aux nouveaux travailleurs indépendants, qu’ils soient auto-entrepreneurs ou employés dans l’univers des start-ups et de la révolution numérique, des plateformes de chauffeurs, telle Uber, de livraison de repas ou de travail en ligne. Parmi les candidats à la présidentielle, Jean-Luc Mélenchon souhaite par exemple « faciliter la requalification en contrat de travail salarié des auto-entrepreneurs à client unique et des collaborateurs exclusifs des plateformes dites collaboratives. [2] » Benoît Hamon promet qu’il luttera « contre le salariat déguisé des entreprises ubérisées » en permettant la requalification de leurs collaborateurs en salariés et en mettant en place « un statut social unique de l’actif ». Face à l’évolution du travail à l’ère numérique, c’est aussi la première question à laquelle se sont attelés les chercheurs du groupe pour un autre code du travail.
« Si l’on en reste à notre vieille définition du salariat, des catégories entières de travailleurs en situation de grande faiblesse seront privées de droits essentiels, comme le salaire minimum, les congés, la protection contre le licenciement, etc. il nous a donc semblé indispensable de rouvrir le débat de la notion de salariat », expliquent les auteurs. Eux proposent de créer deux nouvelles catégories de salariés, dans lesquelles viendraient s’insérer les travailleurs ubérisés : les « salariés autonomes », et les « salariés externalisés ».
La qualification d’une activité professionnelle en travail salarié repose essentiellement sur la notion de subordination du travailleur à un employeur, les contours de cette subordination étant précisés dans le contrat de travail. Ce code du travail alternatif propose d’y ajouter celle de dépendance économique à un donneur d’ordre. « Les salariés ne sont plus seulement ceux qui obéissent, ce sont aussi ceux qui jouissent d’une véritable autonomie dans l’organisation et dans l’exécution de leur travail, mais qui n’en demeurent pas moins dans une situation de faiblesse parce qu’ils travaillent sous la dépendance d’autrui. » Un travailleur indépendant, facturant ses prestations à un ou deux clients principaux, pourrait ainsi être considéré comme un « salarié autonome » et bénéficier des droits inhérents à ce statut.
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Le statut de « salarié externalisé » doit, de son côté, permettre d’intégrer au salariat les travailleurs des plateformes de tâches distribuées en ligne, comme Amazon Mechanical Turk. Cette catégorie couvrirait les travailleurs qui « ont pour donneur d’ouvrage un établissement ou une entreprise, qui détermine les caractéristiques du service ou du bien demandé et qui détient des compétences sur le travail requis pour réaliser ce service ou ce bien. » Nul besoin dans ces conditions de prouver la subordination au donneur d’ouvrage pour qualifier le travailleur de ce type de plateforme de salarié. « Le donneur d’ouvrage est l’employeur du travailleur externalisé, même s’il utilise un intermédiaire », stipule le texte. Reconnus comme de véritables salariés, même d’un type particulier, par ce code du travail, les travailleurs uberisés auraient accès aux mêmes droits : cotisations sociales, représentation syndicale, protection contre le licenciement…
CDI universel et suppression des contrats précaires
« En France, la part des travailleurs dont le statut est précaire a connu une très forte augmentation dans les années 1980 et 1990. Depuis les années 2000, cette part s’est stabilisée à un niveau élevé, aux alentours de 12 % de l’emploi total, rappellent les universitaires. Le CDD est aujourd’hui massivement utilisé, en violation de la loi, comme une forme de période d’essai sur des emplois stables correspondant à l’activité normale et permanente de l’entreprise », dénoncent-ils. À ce scandale, ils répondent par… la suppression des contrats à durée déterminée.
On sent déjà les employeurs s’inquiéter : comment couvrir les besoins temporaires d’une entreprise lors d’un congé d’un salarié ou d’un regain d’activité ? « Il convient de permettre l’embauche d’un salarié pour une durée limitée, notamment lorsqu’il remplace un absent ou que la tâche pour laquelle il est employé est courte », rassurent les auteurs. Les CDD sont remplacés par un contrat à durée indéterminée, mais avec une clause de durée initiale. Cette clause pourra être activée – ou non – par l’employeur lors du retour du salarié temporairement remplacé, lorsque le surcroît d’activité ou que la mission temporaire se seront terminés. Dans ce cas, le salarié avec un CDI à durée initiale, sera licencié. Mais cette rupture de contrat ne sera pas automatique.
S’agit-il là d’une forme de « contrat unique » défendu par l’économiste et prix Nobel Jean Tirole et un temps par l’ancien Premier ministre Manuel Valls ? « La solution proposée est radicalement opposée à celle habituellement désignée sous le nom de « contrat unique », précisent les membres du groupe de recherche. « Ces contrats uniques prétendent faire acquérir des droits progressivement aux salariés. Les salariés de peu d’ancienneté n’ont droit à aucune protection de leur emploi. Et, il est généralement prévu que même les contrats anciens peuvent être rompus sans motif exprimé. Un tel contrat unique unifie en généralisant la précarité. » Le projet de CDI généralisé ici défendu est bien différent : le contrat unique vise à supprimer ou à réduire l’obligation de justifier la rupture d’un contrat. Le CDI à clause de durée initiale, au contraire, généralise l’obligation de justifier la fin du contrat, même lorsqu’une durée limitée a été stipulée à la signature.
Rôle des syndicats renforcé
La loi travail adoptée en août affaiblit le rôle des syndicats en permettant notamment de faire adopter un accord d’entreprise contre l’avis des syndicats majoritaires, par le biais d’une consultation soutenue par des syndicats minoritaires. Ce code du travail alternatif souhaite au contraire renforcer le rôle des syndicats dans la négociation avec les employeurs.
Le texte prévoit de permettre à tous les salariés de disposer de représentants syndicaux, même au sein des très petites entreprises de moins de dix employés. Cela serait possible via – ce serait une nouveauté – des représentants syndicaux inter-entreprises, « afin que tous les salariés puissent exercer leurs droits à l’expression collective ».
Le droit au temps libre reconnu
La loi travail remet en cause les 35 heures en élargissant les possibilités d’y déroger, une tendance qu’envisage d’amplifier Emmanuel Macron. Le Sénat en avait même voté l’abrogation. Et François Fillon propose, s’il est élu, de les supprimer totalement. À contre-courant de ces attaques, le projet alternatif de code du travail fait « le choix de favoriser l’emploi et donc d’inciter à la réduction du temps de travail ».
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Le texte reconnaît même le droit au « temps libre » pour tous les travailleurs. « Actuellement, le code du travail oppose le temps de travail au temps de repos », écrivent-ils. Mais « le temps qui n’est pas consacré au travail n’est pas exclusivement consacré au repos. Ce peut être un temps utilisé pour exercer une deuxième activité professionnelle. C’est aussi le temps de la vie familiale, sociale, amicale, de loisirs, sportive, associative, militante... Ces “vies” là sont, elles aussi, essentielles. » Pour la vie familiale, mais aussi pour la société, l’économie, et la démocratie. Car « sans les activités militantes, qui sont, elles aussi, des activités du temps libre, il n’est pas de démocratie ».
Reconnaître le droit au temps dans le code du travail, c’est, concrètement, faire que ce temps de vie hors travail « ne puisse pas être interrompu par des demandes d’interventions intempestives. Il convient que l’employeur ne puisse pas modifier unilatéralement et à sa guise les horaires de travail. » Ce choix de remplacer le terme de temps de repos par celui de temps libre exige donc de prévoir l’emploi du temps des salariés. Autre effet, important : il protège le dimanche chômé. Or, le droit au dimanche non travaillé est constamment remis en cause. La loi Macron avait étendu les dérogations au repos dominical pour le travail dans les zones touristiques.
Congé parental obligatoire et égalité salariale réelle
Comment véritablement favoriser l’égalité professionnelle réelle entre femmes et hommes ? Les femmes employées à temps complet ne perçoivent encore, malgré un lent rattrapage, que 83% du salaire d’un homme [3]. Pour les concepteurs de ce code du travail alternatif, un rattrapage définitif de cette inégalité passe par la mise en place d’un congé parental obligatoire pour les pères ou les partenaires, de même durée que le congé maternité.
Les congés maternité et paternité sont aujourd’hui « fortement déséquilibrés pour des motifs liés à l’irréductible spécificité de la grossesse, constatent les auteurs. Ce motif, biologique est incontestable. (…) Cependant cette inégalité produit d’importants effets discriminants indirects, à l’encontre des femmes. » Un congé paternité obligatoire de même durée que le congé maternité constituerait, selon eux, un outil simple de lutte contre les discriminations à l’embauche, en particulier aux postes de responsabilité. Et aurait aussi pour effet d’œuvrer en faveur d’un partage des tâches domestiques plus équilibré.
Lutter contre le chômage et pas contre les chômeurs
« Les législations successives des vingt dernières années ont accru les obligations des chômeurs, renforcé les sanctions, supprimé des garanties de procédure et donné à Pôle emploi des pouvoirs importants de contrôle et de police », écrivent les membres du groupe de travail. À défaut de lutter efficacement contre le chômage, ces politiques ont de plus en plus culpabilisé les chômeurs, et rendu de plus en plus compliqué l’accès à l’assurance chômage en multipliant obstacles et tracasseries bureaucratiques, surtout pour les travailleurs précaires avec une multitude d’employeurs.
Face à cette dérive, le code du travail alternatif propose de mettre en place une représentation des demandeurs d’emplois dans les instances de Pôle emploi, via les organisations syndicales et les associations de chômeurs. Celles‐ci disposeraient d’une voix au conseil d’administration de Pôle emploi et d’une voix consultative dans les commissions qui décident du maintien ou non des droits des demandeurs d’emploi. Cette mesure s’accompagnerait d’une suppression de la sanction de radiation à l’encontre des chômeurs. Car « l’esprit des réformes est de rétablir le chômeur dans son statut d’assuré, qui réclame le versement d’un dû, lequel est la contrepartie des cotisations qu’il a versées. »
Sanctions dissuasives contre les licenciements injustifiés
« Les licenciements justifiés doivent pouvoir être réalisés rapidement avec une grande sécurité juridique, proposent les auteurs du code alternatif. Ce code du travail alternatif ne vise pas à empêcher les employeurs de licencier quand ils l’estiment nécessaires, que ce soit pour des raisons économiques ou d’inaptitude. Une entreprise pourra ainsi licencier en cas de difficultés économiques sérieuses, d’une anticipation raisonnable de difficultés à venir, ou même des mutations technologiques conduisant à la disparition d’emplois.
« En revanche, les licenciements injustifiés, illégaux, doivent être suffisamment sanctionnés pour que la sanction soit dissuasive », précise le texte. Tout licenciement dépourvu de justification pourra être déclaré nul par les juges. Dans ce cas, le salarié devrait être réintégré et percevoir les salaires non perçus. Cela, pour éviter les licenciements strictement comptables.
Droit de préemption, droit de grève étendu, droits fondamentaux
Autre mesure proposée qui remettrait les travailleurs au cœur de l’économie : introduire dans le code du travail un droit de préemption des salariés sur leur entreprise en cas de revente de celle-ci, comme cela existe pour les locataires en cas de vente de leur logement.
Le texte redéfinit également le droit de grève, en l’étendant à des actions qui n’impliquent pas forcément un arrêt du travail. « Dans une société robotisée, l’arrêt du travail ne signifie plus nécessairement l’arrêt de la production », observent les auteurs. Ils proposent donc d’intégrer dans le droit de grève les grèves perlées, les grèves partielles, les grèves du zèle, les mouvements de refus des coupures de courant des agents d’EDF, les grèves du contrôle des contrôleurs SNCF restés à bord des trains pour assurer la sécurité…
Plus largement, le groupe de chercheurs insiste sur la nécessité d’intégrer les droits fondamentaux au code du travail. Ceci signifierait écrire noir sur blanc que tout travailleur est titulaire « du droit de grève, de la liberté syndicale, du droit à la négociation collective, du droit de participer à la détermination collective des conditions de travail et à la gestion des entreprises, du droit à l’emploi et à un travail décent, du droit à la santé et à la sécurité dans son travail, du droit à une rémunération équitable assurant un niveau de vie satisfaisant, du droit à la formation tout au long de la vie, du droit à une protection contre le licenciement injustifié, du droit au repos, aux loisirs et au temps libre, de la liberté d’expression, du droit au secret de ses correspondances, du droit à un procès équitable, du droit à l’égalité de traitement… » À moins de considérer les entreprises comme des « zones de non droit » ?
Rachel Knaebel
Photo : © Eros Sana / Mobilisation du 9 mars 2016 contre la loi travail