Ceux qui ne connaissent pas le coin doivent s’imaginer un paysage de carte postale : une longue vallée bordant les glaciers du parc national des Écrins et les sommets étincelants du Queyras, parsemée de forêts de mélèzes, de petites falaises et de charmants vallons. Et au milieu coule la Durance, rivière fougueuse se déversant dans le très touristique lac de Serre-Ponçon. Il y a bien une grosse route nationale, des bâtiments pas toujours jolis, mais la vallée a pour l’instant été épargnée par les grandes infrastructures – un projet de voie rapide ayant capoté dans les années 1970. C’est dans ce décor que l’entreprise RTE (Réseau de transport d’électricité), filiale d’EDF, aimerait implanter 345 pylônes d’une quarantaine de mètres, pour 80 kilomètres de lignes à 225 000 volts. Autant dire une énorme verrue paysagère.
Officiellement, cette ligne a pour unique but de remplacer les anciennes installations vétustes. L’augmentation de la capacité de transport ne viserait qu’à « anticiper une croissance de la consommation électrique », pourtant appelée – en ces temps de COP21 – à se stabiliser, voire diminuer. Mais RTE pourrait se servir de cette ligne pour vendre de l’électricité à l’Italie toute proche, et pour s’inscrire « dans les plans européens de développement d’un grand réseau pour servir le marché capitaliste de l’électricité », suggère le collectif d’opposants NoTHT05. Certains imaginent que cette ligne pourrait être le prélude à d’autres grands projets : un rapport parlementaire lie l’arrivée de la haute tension avec le projet d’un tunnel sous le Montgenèvre, qui « désenclaverait » cette vallée montagnarde.
Là-haut, il n’y a pas de « ZAD » (zone à défendre) pour attirer les médias nationaux. Si les journaux et télés ont multiplié les reportages sur les résistants à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, au barrage de Sivens ou au Center Parcs de Roybon, presque personne n’a entendu parler des opposants au projet de ligne à très haute tension (THT) dans les Hautes-Alpes. Et pourtant, leurs actions semblent efficaces, si l’on en croit les messages d’indignation de la chambre de commerce et d’industrie ou de la fédération du BTP des Hautes-Alpes, qui ont été diffusés en décembre 2015. « Voilà des militants extrémistes, violents, qui ne viennent même pas des Hautes-Alpes, » s’est outragé sur sa page Facebook le jeune conseiller départemental UMP/LR Arnaud Murgia, ancien militant toulousain, parachuté à Briançon en 2013 :
Pourquoi est-il à ce point véhément ? À cause de l’intense activité des militants anti-THT qui ont ambiancé l’automne en Haute-Durance, cette vallée allant de Gap à Briançon. Le site d’un des collectifs anti-THT recense les multiples actions ayant eu lieu entre octobre et décembre. Extrait : « 30 octobre : blocage de chantier à Saint-Apollinaire, avec une dizaine de personnes. Deux machines sont déjà à l’arrêt : du sucre aurait été versé dans leurs réservoirs. 3 novembre : blocage de chantier à Réallon, à une quarantaine de personnes. 3 personnes embarquées en contrôle d’identité. 8 novembre : marche autour du chantier à Réallon, assemblée. 600 personnes présentes. Les piles de troncs sont étalées sur les pistes. » En un mois et demi, quinze actions sont recensées.
La contestation de ce grand projet est loin d’être minoritaire, ni l’apanage de « quelques militants extrémistes et violents », comme les qualifient les partisans de la ligne THT. Matthieu est membre du collectif NoTHT05 : « Les grands événements (manifestations, marches) réunissent autour de 500 personnes, les blocages au petit matin en semaine, plusieurs dizaines de personnes, et les réunions quasi hebdomadaires, au moins soixante personnes, qui ne sont pas les mêmes qu’on soit à un bout ou à l’autre de la vallée. »
Jean-Marc est vice-président d’Avenir Haute-Durance, une autre association opposée au projet, forte de 2 000 adhérents et multipliant les recours juridiques. « 98 % des 2 000 contributions de l’enquête publique ayant eu lieu en 2013 sont contre le projet, souligne-t-il. Au lancement du projet, la population n’était pas franchement hostile. Mais, ces derniers mois, les gens sont de plus en plus remontés. Même des élus, qui étaient favorables au début et dont la commune va être arrosée financièrement par RTE, commencent à douter parce qu’ils ont peur que ce projet gâche l’attractivité touristique du département. » Dernier renfort à la lutte : un collectif indépendant de lycéens est en train de se monter contre la THT, afin de « montrer [leur] opposition au saccage de la vallée au nom du profit ».
Pour arriver à ses fins, RTE n’hésite pas à transformer quelque peu la réalité. Catherine est furieuse : son chalet ainsi que celui de plusieurs de ses voisins, situés sur la commune de Saint-Martin-de-Queyrières, ne figurent pas sur les plans cadastraux présentés par la filiale d’EDF. Et pour cause : ils sont situés à moins de cent mètres du tracé de la future ligne. Or plusieurs études [1] ont montré des corrélations entre une exposition forte aux lignes THT et le développement de maladies, telles que les leucémies infantiles, Alzheimer ou Parkinson. « On a déposé un recours au tribunal administratif de Marseille, assure Catherine. RTE nous méprise : toutes les constatations qu’on avait déposées dans l’enquête publique n’ont jamais été prises en compte. En effaçant nos chalets des cartes, ils font comme si on n’existait pas. »
Jean-Philippe Bonnet, le délégué régional de RTE en charge de ce « magnifique projet », comme il le décrit, a une interprétation différente : « On a été alertés sur ce cas. Il y a peut-être eu un raté sur les plans cadastraux, mais il n’a pas de conséquences. De toute façon, la ligne ne surplombe pas les chalets, et il n’y a pas de pylônes sur les propriétés, donc il n’y a pas de dédommagements. »
Plutôt que de réfléchir aux conséquences sanitaires de ses lignes, RTE préfère travailler à l’image de son projet. Les pylônes haut-alpins feront partie du projet européen Life Elia-RTE, qui vise à « transformer les emprises des lignes à haute tension en corridors écologiques ». Le capitalisme vert ose tout : bientôt, on apprendra que les poubelles des centres commerciaux sont en fait un écosystème optimal pour les sangliers. En attendant, sur les zones qui ont déjà été déboisées, RTE ose poser des panneaux interdisant de pénétrer sur cette « zone environnementale sensible » (photo ci-dessus). Ira-t-il jusqu’à classer les bulldozers comme des espèces en voie de disparition à protéger ? Avec l’arrivée de l’hiver, les travaux ont été stoppés, de même que les actions de blocage. Les deux devraient refleurir dès ce printemps.
Vincent Peyret
Photo : CC Serge Costa
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