C’est une pétition sur Internet qui a mis le feu à la plaine. Une pétition qui rassemblait près de 800 000 signataires lundi 29 au soir, et qui fait office de symbole. Le net s'est invité dans le débat politique sur la loi sur le travail. Et à sa manière, il a imposé une tonalité politique et la réception, plus que froide, à laquelle doit faire face le texte porté par Myriam El Khomri, dont le gouvernement vient d'annoncer le report de quelques semaines. Des profondeurs du web sont aussi montés un appel à manifester le 9 mars, qui séduit les foules mais aussi la CGT, et un mot-clé ravageur -« On vaut mieux que ça », par lequel les travailleurs les plus précaires racontent leur quotidien désastreux. Trois initiatives, trois sévères attaques contre la future loi. Et trois surprises pour le gouvernement.
Pour la pétition, tout s'est décidé en 24 heures, suite à la parution dans Le Parisien des principales pistes de la loi sur le travail, le 17 février. En fin d’après-midi, la militante féministe Caroline De Haas reçoit un message de son amie Sophie Binet, secrétaire générale adjointe de l'UGICT-CGT, camarade depuis les années Unef (elles étaient toutes deux au bureau de l’organisation étudiante pendant la mobilisation contre le CPE), qui l’alerte pour lui dire : « C’est Tchernobyl, ce projet ! Faut faire quelque chose. » La suite, raconte De Haas, est simple comme un gazouillis numérique : « Je vérifie ; comme tout ce qui vient du gouvernement est horrible ces derniers temps, il faut hiérarchiser… Je trouve ça en effet horrible. Avant de me coucher, je fais une dizaine de tweets. Et au réveil, je vois des centaines de “retweet”, ce qui ne m’arrive jamais sur des sujets autres que le féminisme. Là, je me dis qu’il se passe un truc… »
Le lendemain, après des allers-retours avec Sophie Binet, le « designer politique » Elliot Lepers et des juristes du syndicat des avocats de France (SAF), un texte est prêt, des signataires ralliés (parmi des syndicalistes CGT, FO et Solidaires, ainsi que du syndicat des avocats de France, des responsables actuels ou passés d'organisations de jeunesse), un site Internet développé, et une pétition prête à être lancée. À 14 heures, le tout est mis en ligne sur Loitravail.lol et va battre très vite un grand nombre de records du genre, aidé par « la communication méprisante du gouvernement et ses réponses pathétiques, du genre :“Vous n’avez pas compris, on va mieux vous expliquer” », dit De Haas…
« C’est la pétition qui s’est lancée avec le plus grand nombre de signatures le jour de son lancement, avec près de 54 000 signatures en 24 heures, qui a connu le plus gros pic de signatures jamais vu en une journée en France (126 969 signatures le 23) et qui obtient le plus de signatures par jour, avec 73 000 signatures en moyenne », détaille Benjamin des Gachons, le directeur France de Change.org, site lancé en 2007 aux États-Unis et en 2012 en France, et qui côtoie We sign it et autres Avaaz.
Des Gachons ajoute que parmi les presque 620 000 pétitions recensées partout dans le monde sur ce site international, celle sur la loi sur le travail « est actuellement la plus virale », c’est-à-dire qu’elle est « la plus vue, commentée et partagée ». Pour l’activiste, le moment est « déjà historique », car « le gouvernement a déjà reculé alors que le mouvement ne s’est pas encore traduit par une mobilisation dans la rue ». Selon lui, « on est passé d’un moment d’indignation, lorsque le pré-projet de loi a fuité, à un mouvement de mobilisation, très horizontal ».
Le texte est en passe de devenir la pétition la plus rassembleuse de la courte histoire de l’activisme online. Jusqu’ici, cette première place était occupée par la pétition contre le chalutage en eaux profondes, lancée par l’association Bloom en 2013, signée en quelques mois par environ 800 000 internautes, et presque 900 000 aujourd’hui. Plus récemment, Change.org s’enorgueillissait d’aligner 435 000 signatures en soutien de la demande de grâce de Jacqueline Sauvage, ou 510 000 noms en faveur de la pétition lancée en juin dernier par Élise Lucet contre la directive européenne sur le secret des affaires.
Il faut mesurer le poids de ces chiffres. Depuis 2010, si une pétition agrégeant 500 000 signatures est soumise au Conseil économique, social et environnemental (CESE), celui-ci est tenu de se prononcer sur une question. Les opposants au mariage pour tous ont utilisé cette procédure à l’été 2014, après avoir rassemblé 700 000 noms. L’avis du CESE, seulement consultatif, les avait d’ailleurs déçus.
Il existe un mécanisme similaire au niveau européen : si un million de personnes, réparties dans au moins sept pays, signent pour une initiative citoyenne européenne, la Commission européenne est tenue d'examiner cette pétition, et peut aller jsuqu'à proposer ce texte au vote du Parlement européen et des États membres. Le dernier mécanisme prévu dans l’Hexagone est plus engageant, mais presque hors d’atteinte : le référendum d’initiative partagée permet depuis le 1er janvier 2015 de soumettre au vote de tous les Français un texte de loi qui serait déposé par 185 députés et soutenu par un dixième du corps électoral, soit environ 4,5 millions de Français.
Le gouvernement a bien compris le danger venant du web. Dès jeudi 25, alors que la pétition passait le cap des 500 000 signatures, Myriam El Khomri a très officiellement répondu aux internautes, comme le site le permet. Le service d'information du gouvernement (SIG), rattaché à Matignon, a bien tenté d'influer pour que la réponse provienne du “gouvernement”, mais en vain, cela n'était pas prévu par le “processus” imaginé par Change. La ministre du travail s'est donc essayée à démontrer encore une fois toute la pertinence des choix de l'exécutif. Peine perdue…
La manifestation en ligne de mire
Les initiateurs du texte « Loi travail, non merci ! » ne veulent d'ailleurs pas en rester là et entendent utiliser le réseau pour convier leur bientôt un million de contacts à descendre dans la rue pour manifester, report ou non de la loi. Pour Caroline De Haas et Elliot Lepers, qui n’ont eu de cesse depuis un an de chercher, selon le vocabulaire consacré, à « enflammer la toile » militante de gauche, désespérée par la situation politique française, dans le virtuel comme dans le réel, c’est un premier succès qui se matérialise.
L’une est une ancienne militante socialiste qui a travaillé comme attachée de presse pour Benoît Hamon, puis a fondé Osez le féminisme !, a rejoint en 2012 le cabinet de Najat Valaud-Belkacem sur les questions d’égalité homme-femme, avant de quitter le gouvernement et partir (relire son billet d’alors, sur son blog hébergé par Mediapart) pour tenter de participer à une “reconfiguration” de l’espace politique à gauche. Une volonté similaire se retrouve chez Elliot Lepers, un ancien “écologeek” de la campagne présidentielle d’Eva Joly.
Depuis leurs expériences politiques respectives, tous deux ont également choisi de créer une PME, l’une dans la formation et le conseil dans la promotion de l’égalité homme-femme dans les entreprises, l’autre dans l’ingénierie politique et la communication numérique. Chacun de leur côté, ils essaient. Caroline De Haas sera, par exemple, aux côtés de Clémentine Autain, à l’initiative des Chantiers d’espoir, qui feront flop après leur première réunion. Elliot Lepers imaginera, lui, une manifestation virtuelle nommée “Occupy Sivens”, en soutien à Rémi Fraisse, le jeune manifestant tué d’une grenade policière en marge d’un rassemblement contre le barrage du Testet (Tarn).
C’est sur Skype (un réseau de téléphonie gratuite par Internet) qu’ils se sont parlé pour la première fois, l’une à Paris, l’autre à Berlin. « Un coup de foudre militant, dit De Haas. Il venait de faire un site sur les “343 connards” (avec Clara Gonzales ndlr), dénonçant les éditorialistes soutenant la prostitution. Je lui dis : “Il faut faire pareil sur le sexisme.” » Cela donne Macholand, un site dénonçant les propos misogynes tenus par des personnalités publiques. Professionnellement, ils font aussi affaire, et la boîte de l'un réalisera le site de l'autre, “Les expertes”, un annuaire de femmes “compétentes” dans les médias. Sur le plan militant, s’ensuivront des initiatives de riposte politique destinées aux sympathisants de gauche déboussolés voire en colère face à l'orientation d'un pouvoir qu'ils ont contribué à élire. Comme un “contre-référendum pour une politique de gauche”, qui réplique en moins de 48 heures à celui imaginé par Jean-Christophe Cambadélis et le PS à propos de l’union de la gauche aux régionales. Ou encore le site gueuledebois.fr, mis en ligne au lendemain du second tour des mêmes régionales.
« À chaque fois, on fonctionne de la même façon, s’amuse De Haas. Je dis “il faut faire un truc !”, et soit Elliot fait, soit il ne bouge pas. Du coup, je fais un truc moche et ça l’énerve tellement qu’il fait un truc super en une heure. » Ce duo d’activistes s’est aussi investi depuis un an, avec une quinzaine d’autres militants politiques et syndicaux (« Mais ce ne sont pas les mêmes bandes que pour la pétition sur la loi travail », assure-t-elle), pour imaginer ce que pourrait être une « primaire de gauche ».
Ils tiennent à dissocier cet engagement-là, sans le renier, de celui en cours contre le projet de loi El Khomri. « Pour nous, la primaire est l’outil le moins mauvais pour trouver une alternative à François Hollande. Mais là, il s’agit d’une riposte citoyenne à une attaque frontale du gouvernement, explique De Haas. Après, on ne va pas nier qu’un mouvement social a évidemment des implications et des conséquences politiques… » Toutefois, elle assure qu’il est hors de question de bénéficier du fichier des signataires de la pétition pour tenter de les embringuer dans leur souhait de primaires. « Ça, c’est la politique à la papa, dit-elle, et de toute façon, c’est Change qui détient les adresses électroniques, pas nous. »
L'appel à manifester parti de Facebook
Tout aussi loin des habituelles stratégies politiques ou syndicales, “Bea”, “Da Mien” et “Matthieu” n’en reviennent toujours pas. Ces trois trentenaires, qui se méfient des médias traditionnels et ne consentent à s'exprimer que sur Mediapart ou Rue89, n’imaginaient pas une seconde que leur cri de colère sur Facebook porte si loin. En appelant à une grève générale et à une manifestation dans les rues de France le 9 mars, jour où la loi sur le travail devait être présentée en conseil des ministres, ils ont soulevé l'enthousiasme, et des centaines de milliers de like.
Tout commence lundi 22 février, peu avant que les syndicats ne publient une déclaration commune a minima. “Bea”, depuis le sud de la France, “Da Mien” et “Matthieu”, depuis la région parisienne, bondissent de rage derrière leurs écrans d’ordinateurs en s’envoyant des messages privés où ils se répètent : « Ce n’est pas possible », « il faut se bouger sans attendre », « c’est la plus grosse attaque portée au code du travail depuis la Seconde Guerre mondiale ». Militants à la CGT, ils sont devenus « potes via Facebook et les groupes communautaires cégétistes ». “Da Mien” est conducteur de train, “Matthieu” travaille dans la téléphonie mobile et “Béa” dans l’enseignement.
Quand le communiqué extrêmement prudent des syndicats est publié, le trio tombe de sa chaise. « On s’est dit que c’était du foutage de gueule ! L’intersyndicale exige uniquement “le retrait de la barémisation des indemnités prud'homales en cas de licenciement abusif et des mesures qui accroissent le pouvoir unilatéral des employeurs”. Le reste, on en parle dans quinze jours et on fait une mobilisation le 31 mars », raconte “Da Mien”. Pour lui, “Bea” et “Matthieu”, il n’y a « rien à négocier » dans ce texte : « Il faut le retirer. Il y en a marre de ces réunions où on veut mettre tout le monde autour de la table et fédérer autour du plus petit dénominateur commun pour avoir la signature de la CFDT. Cela nous oblige à rabaisser nos exigences. »
Sur Facebook, le trio crée l’événement : « Appel à la grève générale contre “la loi Gattaz-Hollande-Valls-Macron-El Khomri”. » Un appel citoyen et militant, écrivent-ils. « Pour la convergence des luttes des salariés, des précaires, des chômeurs, des retraités, des jeunes, des personnes qui survivent avec des minimas sociaux en baisse. » Ils invitent toutes les générations à venir « défendre leur peau avec ou sans les directions syndicales ». Ils choisissent la date du 9 mars sans comprendre pourquoi les syndicats ont choisi celle du 31 : « Le 9, il y a un coup à jouer pour la convergence des luttes. C’est le jour où le projet devait être présenté en conseil des ministres, c’est le même jour que le préavis de grève à la RATP et à la SNCF, le lendemain, il y a les retraités. »
La machine est lancée. Elle sera virale, tout comme la pétition. Aujourd’hui, près de 400 000 personnes ont été invitées à leur grève générale. 70 000 personnes sont intéressées, 42 000 entendent y participer. Surtout, l’appel a fait des émules. À Paris, Strasbourg, Rouen, Lille, Angers, Marseille… et dans de nombreuses autres villes de province, des pages ont été créées par des internautes, des associations voire des syndicats. “Da Mien”, “Bea” et “Matthieu” s’avouent « dépassés ». « On est sollicités de partout mais ce n’est pas notre boulot d’organiser des manifestations et des services d’ordre. Aux citoyens, aux salariés, aux syndicats de prendre la main dans leurs entreprises, dans leurs départements, dans leurs régions », lance “Da Mien”. Cet appel à la grève, pour lui, « c’est un coup de pied dans la fourmilière, un sondage qui montre que les Français veulent en découdre ».
Un ancien collaborateur de Mélenchon s'invite dans la danse
Il reste à traduire la colère virtuelle dans les rues, et c'est un militant plus aguerri qui veut s'en charger. À Paris, Alex Tessereau et sa bande de copains de lutte, sur le net ou dans la vraie vie, entendent s’en charger. Ils ont créé leur page : « 9 mars Paris, tous/toutes dans la rue. » Elle compte 29 000 invités, 4 000 intéressés, 3 000 participants à ce jour. Et lundi soir, la CGT a annoncé qu'elle se ralliait à cette date…
Le groupe veut faire de la place de la République « une agora de citoyens, sans étiquette, horizontale, démocratique », dit Alex. Il a 28 ans et l’expérience des manifs chevillée au corps depuis les années lycée au sein de l’Union nationale lycéenne, puis de l’Unef. Proche de la mouvance “antifa”, responsable associatif, à l’origine du mouvement des « fêtards éco-responsables du canal Saint-Martin », il sait « mobiliser », « obtenir des autorisations de manifester en préfecture », « monter des services d'ordre, des banderoles », « réagir face aux forces de l'ordre ». Ses premières armes, il les a faites contre la loi Fillon sur l’école en 2005, puis contre le CPE qui, il y a dix ans, faisait fléchir le gouvernement Villepin.
C’est lui qui a contacté les initiateurs de la grève générale sur Facebook et proposé de « monter une équipe » pour Paris avec son réseau militant. « L’austérité, la montée du FN, l’enchaînement des reniements de Hollande, les divisions de la gauche… Tous les ingrédients sont réunis pour que nous ayons un Podemos, un Syriza en France mais il ne se passe rien. Nos syndicats décident de faire une mobilisation après la bataille, le 31 mars. C’est ridicule, cela ne crée aucun rapport de force, aucune pression. Il faut une grève reconductible qu’on puisse étendre du lundi au samedi, occuper l’espace, le temps politique », s’enflamme le jeune homme, qui a été l’attaché parlementaire de Jean-Luc Mélenchon en 2008, quand celui-ci démissionnait du PS et créait le Parti de gauche. « C’était mon stage de fin d’études », raconte-t-il.
Depuis, il s’est éloigné du Parti de gauche et de la politique, dont il voulait faire son métier. DJ (son autre passion), il vivote grâce à des petits cachets sans avoir le statut d’intermittent. « J’avais la possibilité de travailler pour un sénateur socialiste, mais je n’allais pas gagner de l’argent sur des réformes, l’état d’urgence, la déchéance de nationalité, la loi El Khomri, qui me donnent envie d’aller manifester ! » poursuit celui qui a pour modèle Patrick Roy, le député socialiste mort en 2011, guitariste et fan de hard rock.
D'autres restent hostiles à toute tentation politicienne. Et il aurait été bien difficile de prévoir qu'ils soient à l'origine de la déferlante de témoignages qui s’abat sur les réseaux sociaux depuis quatre jours. Autour du mot-clé « On vaut mieux que ça », ces messages décrivent tous la façon dont les précaires sont mal traités. Le coup est parti d’un endroit inattendu, car peu réputé pour sa capacité de cohésion et d’action concertée : celui des « Youtubeurs », ces animateurs de chaînes YouTube qui proposent leurs vidéos à des communautés regroupant parfois des centaines de milliers d’internautes.
Aux commandes de l’initiative « On vaut mieux que ça », on trouve un collectif de Youtubeurs plutôt marqués à gauche, qui parlent régulièrement, mais pas uniquement, politique. Certains font figure de vétérans, comme Usul, ex-chroniqueur de jeux vidéo qui a versé il y a deux ans dans des présentations fouillées de figures intellectuelles ou de concepts qui occupent le débat public, ou Histony, qui livre des « réflexions critiques pour comprendre pourquoi l'histoire se raconte de la façon dont on la raconte ». D’autres, qui s’y sont mis plus récemment, comme le collectif Osons causer, qui met politique, sociologie ou philosophie à l’honneur depuis juin dernier (lire les présentations faites par Streetpress), ou Le fil d’actu, qui depuis octobre explique en profondeur les faits d’actu.