À Rennes, la Maison du peuple occupée depuis dix jours a été évacuée vendredi matin par le RAID, après deux mois de violences et de nombreux blessés, dont un jeune étudiant qui a perdu un œil. L’ancien préfet de région Patrick Strzoda, propulsé directeur de cabinet de Bernard Cazeneuve, est l’homme qui a orchestré dans cette ville la militarisation des forces de l’ordre face à la mobilisation contre la loi El Khomri.
Rennes, de notre envoyé spécial.– « On a compris que l’évacuation commençait quand on a vu la nacelle apparaître », explique un militant. À Rennes, sur le toit de la salle de la cité, ancienne Maison du peuple occupée depuis le 1er mai, une vingtaine de militants ont vu vendredi, vers six heures du matin, médusés, une cage faire son apparition dans l’air, portée par la grue du chantier voisin de la place Sainte-Anne. Dans la nacelle, six policiers du RAID armés de Flash-Ball. Nathalie Appéré, la maire socialiste de Rennes, signataire il y a peu d’une convention autorisant l’occupation provisoire du lieu, et le nouveau préfet Patrick Dallennes ont donc choisi la confrontation face au mouvement social. À la veille de la manifestation de samedi contre la répression policière, interdite par la préfecture, il n’y avait pas pire signal.
L’expulsion des lieux a été soutenue dès le premier jour par l’ancien préfet de région Patrick Strzoda, propulsé fin avril directeur de cabinet de Bernard Cazeneuve. Nouveau numéro 2 du ministère de l’intérieur, dont la promotion a été saluée par Jean-Yves Le Drian dans les locaux du conseil régional de Bretagne, Patrick Strzoda est l’homme qui a orchestré la militarisation progressive des forces de l’ordre face aux manifestations contre la loi El Khomri à Rennes. Le 28 avril, jour où un étudiant de Rennes 2 a été grièvement blessé à l’œil par un tir, l’ancien préfet – déjà directeur de cabinet du ministre – a assuré au Télégramme « qu’aucun Flash-Ball » n’avait été utilisé contre les manifestants, suggérant à la presse qu'un « choc dû à une grenade lacrymogène » ou « un projectile émanant des manifestants » pouvait être responsable des blessures de l’étudiant. Alors qu’il a perdu son œil, la préfecture a, depuis, reconnu l'usage par les forces de l'ordre de lanceurs de balles de défense 40 (LBD40) ce jour-là. Une enquête de l’IGPN est en cours, mais il n’y a aucun doute sur le tir policier qui a occasionné cette mutilation.
Vendredi matin, les hommes du RAID suspendus dans leur nacelle mettent encore en joue les occupants avec des Flash-Ball, tandis que des policiers grimpent par l’échelle de pompiers. « Il n’y a eu aucun jet de projectile, poursuit le militant présent sur le toit. On était tous assis par terre en se tenant bras dessus bras dessous. Ils nous ont délogés un par un, en nous faisant des clés de bras, et des pressions sur le visage. » Les occupants croyaient pouvoir tenir trois jours en cas de siège, ou d’assaut, mais les meuleuses et les coups de bélier ont eu raison des barricades qui bloquaient les entrées de la salle principale. « On vous donne 7 sur 10 pour la barricade », a ironisé un CRS aux manifestants.
La Maison du peuple et des syndicats, fondée en 1925, devenue une salle de spectacle appartenant à la ville, avait été investie le soir du 1er mai alors que les intermittents, l’AG interpro et les étudiants de Rennes 2 étaient venus rejoindre une réunion de l’intersyndicale sur place. Sous la pression des écologistes et du Front de gauche, la maire socialiste offre une convention de « mise à disposition » de six jours, avec des horaires de fermeture la nuit. Un état des lieux est fait en présence du commandant des pompiers. « Une occupation reconductible et l’occupation de nuit ont été votées », résume Stéphane Gefflot de Sud PTT, signataire de l’accord avec la mairie. « La mairie a dénoncé la convention mercredi, sous prétexte qu’une manif sauvage avait eu lieu mardi dans l’hypercentre », poursuit le syndicaliste. L’interdiction de l’hypercentre et le bouclage des pâtés de maison voisins du parlement de Bretagne et de la mairie ont été imposés, fin mars, aux manifestants par le préfet Strzoda.
Jusqu’à jeudi soir pourtant, la convergence des luttes s’était trouvé un lieu à Rennes, agglomérant des étudiants autonomes, proches du Mili (lire notre entretien avec des membres de ce mouvement), ou des communistes, et des membres du Front de gauche, des syndicalistes de Sud ou, plus rares, de la CGT. L’intersyndicale soutenait l’occupation, mais ni la CGT ni FO n’y intervenaient directement. Plus de 800 personnes s’étaient entassées, jeudi, pour l’assemblée générale quotidienne dans la salle de la cité, après une manifestation sans incident. Le blocage du centre de tri des colis de la Poste du Rheu a été décidé en lien avec des personnels sur place, et effectué le soir même pendant quatre heures. « Très vite, le préfet Strzoda nous a demandé de nous désolidariser des mouvements de jeunesse mais il n’en était pas question, explique le syndicaliste de Sud. Selon lui, il y avait “600 profils louches”, alors qu’il s’agissait de l’AG de Rennes 2… Les neuf inculpés des manifs des 31 mars et 9 avril n’avaient rien de louche : il y avait un infirmier, un serveur, un gars de PSA… Par contre, le procès a montré qu’il n’y avait aucune preuve contre eux. » Réputé ultra sarkozyste depuis son passage à la préfecture des Hauts-de-Seine entre 2009 et 2011, Patrick Strzoda demande aux syndicats d’isoler les casseurs pour « leur régler leur compte ». En septembre, il avait déjà menacé les syndicats paysans (Confédération paysanne, Coordination rurale et Apli) qui voulaient bloquer l’entrée du Salon des productions animales (SPACE) en leur promettant « la guerre » s’ils n’acceptaient pas ses conditions.
Jeudi, l’assemblée générale n’a fait qu’un bond lorsqu’une jeune femme a annoncé qu’un copain était en train « de se faire embarquer par la BAC place Sainte-Anne ». L’AG a grondé, rugit, avant de se vider en quelques minutes et de fondre sur les quinze policiers anti-émeutes venus en appui de la BAC. La police s’est retirée, non sans braquer encore ses Flash-Ball sur la foule.
« C’est l’État qui organise l’escalade, juge un syndicaliste de Sud Santé, et ce par l’usage général et immodéré de la force. Sans raison, sur des gens tombés à terre. À l’hôpital de Rennes, on a eu un afflux de personnes blessées au visage. Et il y a une masse de gens qui ne veulent pas déposer plainte contre la police. » « On a franchi un seuil, et très vite, juge Xavier de l’AG interpro, il y a eu une banalisation du Flash-Ball. Dans les manifs, on les entend, pan, pan, pan, ça canarde ! » Les cortèges se sont dotés, comme dans d’autres villes en France, d’équipes “médic”, qui prennent en charge et mettent à l’abri les blessés. « Aujourd’hui, on comptabilise sur Rennes 259 blessés, dont 43 graves par fractures, plaies ouvertes, traumatismes, et un œil perdu, c’est la seule devenue irréversible », détaille Hugo Poidevin, étudiant communiste, membre des Médic.
«Les tirs de Flash-Ball sont toujours à moins de vingt mètres. Le canon est pointé sur nos têtes !»
Les premiers blessés sont relevés le 17 mars, jour de la venue de Jean-Yves Le Drian à la préfecture de région. « J’ai reçu une grenade lacrymogène en tir tendu, elle m’a explosé entre le bras et le flanc. La seule chose qui était lancée sur les CRS, c’étaient des gobelets de peinture : on est très loin des pavés ! » témoigne-t-il. « Avant, on nous tenait à distance avec les gaz, explique Anna, “médic” elle aussi. Mais le 17, il y a eu des traumas crâniens : ils sont passés directement aux coups sur la tête. La BAC est venue matraquer dans la foule, et en visant la tête. Le 31 mars, un médic qui était en train de soigner a pris une lacrymo en tir tendu sur la tête. »
Le 31 mars, la confrontation s’engage. « On nous avait interdit le centre-ville, poursuit Poidevin, et l’objectif était de faire Nuit debout devant le parlement de Bretagne. On a fait une banderole renforcée, une bâche avec un matelas, pour aller quand même en centre-ville. On a subi six heures de lacrymos. On a eu plus de cent blessés. Des membres de l’équipe médicale qui ont abandonné, face à la violence, aux plaies ouvertes… Quand vous devez éponger le pénis d’un jeune qui pisse le sang… »
Pour Camille, jeune prof de fac, la manif du 31 mars a été aussi « un tournant ». « On a tenu assez longtemps la rue Jean-Jaurès, explique-t-il. Les flics ont tiré près de 700 lacrymos. On balançait les palets au fur et à mesure dans la Vilaine… La semaine suivante, c’est monté d’un cran. Les flics étaient sur un mode offensif. Dès qu’on prenait une direction, ils nous prenaient à revers. Du coup, tout le monde est monté en équipement, et en pression. Le mode émeute, c’est plus de 200 personnes qui manifestent, quand un parcours illégal commence, tu as encore 1 500 à 2 000 personnes. Les gens restent, les gens sont solidaires. Le fait que 1 500 personnes restent malgré le danger, les tirs et la peur, je n’avais jamais vu ça. »
L’usage par les policiers de Fash-Ball et LBD40 à tir tendu est si répandu que le syndicat Sud lance « l’opération “sortez casqués” lors des manifestations à venir », notamment celle du 28 avril. « Nous appelons donc à manifester casqués : casques de vélo, casques de moto, de scooter, casques de rollers, casques de chantier, etc. Bref, tout ce qui peut protéger la tête et le reste (…) pour protester contre les violences policières. » Jeudi, les militants Sud avaient pour certains des casques de moto à la main ou sur la tête. Le 28 avril suivant, les policiers tirent justement sur les manifestants qui traversent une passerelle au-dessus de la Vilaine, et ils atteignent à l’œil Jean-François, étudiant en géographie. « Une charge est venue de République, se souvient Camille, ça nous a bloqués sur les quais et ça a provoqué un mouvement de foule et de panique. Il n’y avait plus de solidarité possible… Tout le monde a pris la petite passerelle et les baqueux ont commencé à shooter au Flash-Ball. Ils nous tiraient dessus au hasard, les balles fusaient. »
Camille ne voit pas la chute de Jean-François, et s’engouffre dans une rue adjacente avec des centaines d’autres. Alors qu’il s’est baissé pour éviter les tirs, Hugo Poitevin entend crier « médic! ». « Quand j’ai vu Jean-François, il était encore debout, on l’a mis à l’écart, on l’a fait s’asseoir, en lui parlant, témoigne le militant. Il saignait beaucoup, c’était affreux. On avait mis neuf ou dix compresses sur son œil, et ça saignait encore. Les flics n’ont pas traversé la passerelle. Ils sont repartis. » « Quand Jean-François a perdu son œil, on était assez désemparés, explique Anna, et la seule chose qu’on a essayé de faire c’est de le garder conscient. Moi, j’étais dans la charge initiale, et il y a eu énormément de coups de matraque et de gens à terre, qu’on a essayé de porter. »
Des photos montrant les policiers en position de tir face à la passerelle ont été communiquées à l’IGPN. En contestant officiellement l’usage de Flash-Ball le 28 avril, le préfet Strzoda a attiré l’attention. Il n’a pas rectifié depuis. Il sait bien sûr quelles armes, et combien de munitions ont été utilisées… sous ses ordres. « Les pratiques illégales ici, il y en a un florilège, poursuit Hugo Poidevin. Les tirs de Flash-Ball sont toujours à moins de vingt mètres. Le canon est pointé sur nos têtes ! Les tirs à moins de 10 mètres, j’en ai vu plein. J’ai vu trois arcades sourcilières explosées – deux par des grenades lacrymogènes, une par un Flash-Ball, heureusement les gens portaient des masques de plongée. Quand la grenade arrive sur le masque, ça enfonce l’arcade, mais ça protège l’œil. Les lunettes de plongée protègent beaucoup moins parce qu’elles s’enfoncent dans l'arcade sous le choc. » « Le 31 mars, ils ont visé les parties génitales des manifestants hommes, un certain nombre ont été touchés à hauteur de l’entrejambe », se souvient Anna.
Le 2 mai, Hugo Poidevin a interrompu le conseil municipal de Rennes avec un groupe de militants en exigeant de la maire Nathalie Appéré qu’elle dénonce les violences policières et qu’elle se prononce pour l’interdiction des Flash-Ball et des grenades de désencerclement. Le 28 avril, elle avait félicité les forces de l’ordre… Il a lancé une balle de défense dans la direction de son bureau. « Je vous fais un cadeau, ce sont des balles comme celle-ci qui sont tirées sur les manifestants », a-t-il lancé. L’élue s’est levée, et la balle a atterri sur son fauteuil.
Source : https://www.mediapart.fr
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