« Ce qu’on ne peut pas dire, il ne faut surtout pas le taire, mais l’écrire. »
J. Derrida, La carte postale, 2004.
Être et vouloir
Encore enfant, à l’âge de onze ans, je décidai que je deviendrais professeure de français. C’était une décision profonde et arrêtée qui ne changea plus, sauf pour choisir d’enseigner aussi le latin et le grec. En première, je rencontrai le professeur qui marqua ma vie : Monsieur D. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, originaire du Togo, agrégé de lettres classiques et ancien attaquant du PSG. Il était très exigeant, drôle, cultivé. Il possédait un goût réel pour la littérature française, latine et grecque. Je fus tellement passionnée par ses cours, tellement subjuguée par son travail que mon désir s’habilla d’un rêve : arriver à faire, un peu, aussi bien que lui...
Je suis devenue enseignante de lettres classiques, j’ai atteint la destination que je m’étais fixée treize ans auparavant. J’ai enseigné pendant cinq ans dans le Nord de la France. Aujourd’hui, je doute encore parfois, mais une chose est certaine : je n’enseignerai plus jamais dans l’Éducation nationale.
Monsieur D. et l’institution qu’il représentait m’ont trahie.
Année 0 : vocation
Étudiante appliquée, fraîchement sortie du concours et revenue de vacances, je fus assignée à un lycée de Lille, de bonne réputation. La réforme de l’enseignement impliquait qu’on ne me formât pas avant de m’envoyer en classe, mais plutôt au cours de l’année, le mercredi, en plus d’un temps plein ordinaire. Je reçus l’aide d’une enseignante formidable, mais qui était affectée en collège quand je devais enseigner à des lycéens, et uniquement formée en lettres modernes, ce qui fit de mon cours de latin aux classes de premières un mystère à percer de mon côté.
Étudiante appliquée, fraîchement sortie du concours et revenue de vacances, je dus préparer, enseigner et corriger le résultat de dix-huit heures de cours par semaine en lycée, et ce sans aucun outil pédagogique ou didactique. Le travail que me demanda mon année de stage fut énorme, j’y consacrai des morceaux de nuits, mes week-ends et mes temps libres.
Malgré tous ces obstacles, je garde ancré en moi ce souvenir de certitude : j’avais trouvé ma voie. Malgré mes pleurs, ma fatigue, le surmenage et la forte impression d’indifférence de mon entourage professionnel à ce qui me pesait, j’avais en moi ce bastion de force, ce secret impérissable d’avoir confirmé ma vocation. J’aimais mes élèves, j’aimais leur envie d’apprendre, leurs remarques, leurs blagues, leur scepticisme parfois, leur enthousiasme pour nos projets. Ils me rendaient mon investissement au-delà de toute espérance. Je me sentais faite pour ce que je faisais, dans mon élément. Ma tutrice et l’inspectrice qui me visita en fin d’année furent unanimes : c’était ma vocation !
La vocation, de la même famille que vocal, est un appel : quelle joie de se sentir appartenir si fortement, être et vouloir profondément, quel terrible bonheur ! Une chance incommensurable, qui vaut bien des débuts difficiles, pensais-je.
Année 1 : désenchantement
Rentrée de septembre. Je suis mutée en collège. Aucun de mes cours de lycée n’aura d’utilité. Tout est à refaire, les programmes à découvrir, les cours à fabriquer, la pédagogie à adapter. Le collège est à 80 kilomètres de Lille, je dois prendre un métro, un train et un bus pour l’atteindre. C’est un collège en périphérie, classé sensible et violent. J’apprends que l’année précédente, une jeune fille de 6ème s’est suicidée avec le fusil de chasse de son père. Je découvre à 23 ans la misère du bassin minier, son désespoir, ses impasses culturelles et sociales. Ici, les familles ne croient plus en l’école, les élèves encore moins. Ici, des parents demandent à payer en deux fois un carnet de correspondance à 4 euros. Je prends conscience de la bulle de sécurité dans laquelle j’ai été élevée, je déchante. Mes élèves de 6ème ne savent pas ce qu’est un verbe, ils déchiffrent à peine lorsque je les fais lire.
Quelle solitude. Au gré d’un algorithme automatique, je passe d’un lycée de centre ville de Lille à un collège sensible de Lens. Je m’agrippe à la très bonne ambiance entre collègues, à la solidarité, au travail intellectuel que je peux faire, non plus sur le contenu des cours mais sur leur forme, l’aspect purement pédagogique. Comment accrocher la classe, comment mettre les élèves au travail, comment les aider à apprendre, eux qui n’ont jamais appris ?
C’est intéressant et complexe, mais ce n’est pas ce que j’aime. Les cours sont essentiellement de la grammaire, de l’orthographe, de la lecture laborieuse. Il faut faire la police, gérer les perturbateurs, cibler les grandes difficultés pour essayer de les combattre. Je revois très vite mes exigences à la baisse. Je repense à mes anciens lycéens écrivant le réquisitoire de l’Étranger, créant le procès de Médée, s’amusant à l’écriture automatique ou récitant des phrases de Cicéron en toge.
Je n’ai jamais eu d’élèves en collège, je n’ai jamais fait de cours de ce niveau, mais personne ne sera là pour m’aider ou pour me guider : ça y est, je suis « validée », je suis « à l’abri », je suis « titulaire »... Je suis seule.
Année 2 : apnée
L’avantage de connaître mon établissement, c’est que la rentrée est moins impressionnante. Cette année nous changeons de principal adjoint. Le précédent était humain, drôle et très investi dans son travail. Il est un des éléments qui a contribué à ce que l’année se passe sans que j’abandonne le combat. La nouvelle principale adjointe est une stagiaire : après 20 ans dans la grande distribution et un an d’enseignement à des BTS vente, elle a passé le concours de chef. Elle nous accueille tous le jour de la rentrée avec un diaporama : Justin Bieber, les anges de la télé-réalité, Miley Cyrus, un extrait vidéo de LOL, un film sur des adolescents. Son but : nous faire comprendre les élèves de notre collège (qu’elle n’a encore jamais vus). J’ai l’impression de rêver.
Nous lui laissons une chance, puis deux, puis dix… Rien n’y fait. L’organisation est catastrophique, la communication avec les parents est un fiasco. Elle dit être « au taquet » ou avoir « fait une couille », elle est à la mode, elle est « dans le coup » mais elle est tout sauf compétente pour gérer notre établissement, qui cumule des problématiques humaines très complexes. Néanmoins, cette principale adjointe sera titularisée sans problème car elle aura fait un travail formidable d’organisation de projets pour faire « rayonner » l’établissement : faire venir des entreprises auprès des élèves, proposer une journée portes ouvertes. Les compétences en ressources humaines passent bien après celles en communication quand il s’agit de valider un chef d’établissement…
Pour aider une de mes collègues revenant de dépression et qui ne se sent plus capable de le faire le jour de la rentrée, j’ai accepté une nouvelle mission : professeur principal. C’est une mission bien peu valorisée et très complexe. Je passe des récréations à surveiller la classe pour la punir de son comportement en arts-plastiques — et moi avec, puisque je n’ai par conséquent pas de pause. Je convoque les parents des élèves difficiles, je reçois ces mêmes élèves avec la CPE (conseillère principale d’éducation) ou l’assistante sociale, je décide avec elle entre deux bouchées à la cantine d’un plan pour essayer une énième fois de remettre H. sur la voie du travail, pour aider L. qui dort avec son beau-père, pour punir G. et que cela fasse enfin effet. Je reste tard au collège, ma semaine est une apnée de 5 jours.
Le climat en salle des profs se dégrade. Les élèves perturbateurs ou violents ont une immunité dangereuse car rien n’est fait par les chefs pour les punir lorsqu’ils vont trop loin. Deux petites de 6ème rentrent pleines de bleus d’une récréation car elles révisaient sur un banc. Un élève donne une claque derrière la tête à l’une de mes collègues, pour rire.
Je me lève à 5h15 tous les matins pour arriver à l’heure avec le métro, le train, le bus. Je rentre épuisée. Je pleure sans arrêt. Je rêve du travail toutes les nuits. Je n’ai plus goût à rien. Je ne respire plus. Je prends l’avion et me surprends à espérer de toutes mes forces qu’il s’écrase. Je décide de demander ma mutation avant de sombrer complètement. J’obtiens un établissement tout aussi difficile mais bien plus proche, l’espoir se rallume au fond de moi : peut-être n’est-il pas trop tard pour faire mon travail dans de bonnes conditions...
Année 3 : pas de responsable
La rentrée et son lot de nouveautés. J’arrive pleine d’entrain, revigorée par le changement. Je suis à presque une heure de chez moi, mais l’essentiel du trajet est en tramway : c’est le luxe ! Mon nouvel établissement est « mixte », il est composé d’élèves de milieu très modeste et très aisé à la fois. La plupart de mes latinistes sont de classe bourgeoise, inscrits au conservatoire où ils vont deux après-midi par semaine suivre des cours d’instrument et de solfège au lieu de faire arts-plastiques ou technologie. Ce sont des jeunes polis, curieux, intéressés. Ils participent, posent des questions, argumentent, s’enthousiasment. À 13 ans, ils ne se voient pas ailleurs qu’à l’école : on leur a transmis l’importance de l’instruction. Leurs parents ont le temps de s’intéresser à eux, de les suivre dans leurs résultats, d’assister aux conseils de classe et aux réunions parents-professeurs. C’est un réel bonheur de les avoir en cours. Je respire enfin.
En tant que représentante élue du personnel, je participe à de nombreuses réunions, au conseil d’administration et au conseil de discipline notamment. J’y vois dans l’un les incohérences d’une institution qui vacille, dans l’autre l’impuissance de l’école à vaincre le déterminisme social. Car, au-delà de mes cours de latin, groupe privilégié, c’est la même cour de récréation qu’à Lens, la même violence physique et verbale omniprésente, les mêmes hurlements, humiliations, bagarres. Dans les conseils de discipline où je siège, les parents semblent tristes, dépassés par leurs enfants, épuisés par leur travail quand ils en ont un, désespérés par leur quotidien quand ils n’en ont pas. Parfois, une cousine ou une sœur est là pour traduire, parfois, une cousine ou une soeur est là, à défaut d’autre chose.
Le Département crée à cette époque un programme pour financer des projets visant à combattre les difficultés scolaires. On nous propose de penser « hors des cases », on nous donne une grande liberté de budget : enfin quelque chose de possible, je me sens pousser des ailes !
Je crée un projet dans lequel je m’investis énormément : sortir les élèves les plus perturbateurs de classe une fois par semaine et les mettre tous ensemble dans un groupe dont j’aurais la charge le vendredi après-midi sur mon temps libre. Le profil de ces élèves a souvent quelques similitudes : ils ont de la répartie, ils cherchent à se distinguer, à être reconnus d’une façon ou d’une autre, ils aiment, ou prétendent aimer, le rap. Je voudrais leur faire découvrir des chansons de rap de qualité, les analyser avec eux et les aider à en écrire. Je voudrais changer un peu leur rapport au savoir, leur dégoût du savoir. Leur montrer que la langue ne sert pas qu’à faire des dictées, mais aussi à s’exprimer pour se faire entendre. Que le langage permet de maîtriser le monde dans lequel ils vont évoluer. Je rêve qu’ils apprennent à penser, qu’ils apprennent à dire plutôt qu’à parler. Je remplis des tas de papiers et j’attends, impatiente. Je me projette et cela m’aide à tenir, à dépasser la colère, la frustration quotidienne, les rappels à l’ordre constants dans la cour de récréation, les insultes, les incivilités, les bousculades auxquelles j’assiste sans cesse. Les mois passent : à chaque fois que je demande, on me dit que la sélection des dossiers prend du temps.
Conseil d’administration du mois de juin : au détour d’une phrase et devant les vingt-cinq personnes réunies, la principale déclare que tous les projets présentés sont annulés, que le Département n’a finalement pas les fonds. Assise à la table, entourée de vingt-cinq personnes qui ne savent pas ce qui se brise alors en moi, je ravale mes larmes pour pouvoir affronter les deux heures de réunion qui nous attendent.
Une phrase.
Elles m’ont vue aux réunions préparatoires, plus enthousiaste que le reste de mes collègues, investie, motivée, en pleine ébullition. Elles m’ont vu accepter de ne pas être payée les vendredis après-midi pour que le projet ne coûte pas trop cher. Elles ont vu mon espoir, elles ont vu mon attente. Mais je ne mérite pas plus que ça, une phrase au détour de l’ordre du jour de la réunion. Je ne mérite pas deux minutes en tête à tête pour reconnaître mon investissement et regretter avec moi le projet qui n’aboutira pas. La faute est au Département qui n’a pas les fonds. Mes chefs refusent de prendre la responsabilité de cet échec, et je me retrouve sans personne à blâmer, sans personne à qui exprimer ma déception, mon regret, ma frustration. La faute à personne... tant pis pour moi.
Réunion de l’équipe de lettres, début juillet. Chaque matière a besoin d’un coordinateur de discipline, tâche aussi contraignante que bénévole. En fin d’année, N. nous annonce qu’après 15 ans de coordination, elle a besoin de souffler et que quelqu’un prenne la relève. Quelqu’un accepterait-il de la remplacer ? Je vois le silence répondre à N., je vois tous mes collègues plus âgés que moi baisser les yeux, sans rien dire. Je vois tout le monde attendre, gêné, que quelqu’un d’autre réponde. Et je sens la colère monter. La colère face à tous ces responsables qui ne veulent pas accepter de l’être, qui n’osent même pas dire non à voix haute. Par provocation, par colère, par dépit, j’accepte de reprendre le poste. Grossière erreur, car je le fais pour les mauvaises raisons. Par besoin de reconnaissance, mais surtout pour leur faire honte, à eux qui ne font rien, à eux qui n’assument rien. Quelle naïveté ! Sitôt que le problème a trouvé sa solution, tout le monde s’en fout...
Année 4 : effondrement
La réforme des collèges est annoncée depuis l’année précédente mais elle se concrétise en début d’année. Changement radical du collège vendu sur tous les médias par la ministre. Aussi douée en communication qu’incompétente en pédagogie, cette jeune femme explique à qui veut l’entendre que le modèle du collège est dépassé, que les élèves s’ennuient, que les enseignants restent affiliés à d’anciennes méthodes, que les options élitistes empêchent l’apprentissage pour tous. Le latin, le grec, les classes européennes et bilangues sont supprimées. Les classes de musiciens déchargés deux après-midi par semaine pour aller au conservatoire sont maintenues, ne semblant pas faire partie de l’élitisme visé...
J’entends partout combien les disciplines que j’ai choisies, qui me passionnent, qui je le crois sincèrement sont porteuses d’émancipation pour les élèves d’origine populaire, sont ennuyeuses et dépassées. J’entends partout que nos cours sont pleins de grammaire aride et de déclinaisons obscures. Je vois mon métier voué aux gémonies, ridiculisé, méprisé.
Moi qui n’ai jamais fait de cours magistral, qui ai traduit du rap et Pharell Williams en latin, qui ai monté une pièce de théâtre en toge avec surtitrage powerpoint, je m’entends dire que je suis élitiste, ennuyeuse et dépassée. Il faut changer, faire des projets, du concret, du ludique... Ah bon ? Quelle nouveauté ! Je m’engage syndicalement pour combattre ces mensonges éhontés, pour organiser la résistance au sein du collège et auprès des parents. Je sens un nouveau souffle s’emparer de moi, je me dis que je trouverai peut-être mon épanouissement dans le travail par ce biais là, à défaut de le trouver dans l’enseignement de la littérature.
Je décide de préparer un voyage cette année : devant le danger de disparition de ma matière, devant l’envie et la gentillesse de mes élèves, je me lance dans ce projet chronophage et compliqué d’une visite de la Provence romaine.
Exposée en tant que syndicaliste, je me retrouve convoquée chez la principale pour différents motifs, je reçois des remarques déplacées et des regards désapprobateurs. J’organise une réunion syndicale qui se déroule tant bien que mal : je fais de mon mieux pour qu’on laisse parler les collègues qui défendent cette réforme que j’abhorre, afin qu’ils ne se sentent pas acculés. Le lendemain, une collègue m’agresse devant mes élèves, dans la cour, me reprochant ce que d’autres ont dit à la réunion. Elle m’impose l’entière responsabilité de tout ce qui s’y est dit.
Au bout de quelques mois, tous les voyages prévus sont annulés faute de moyens. La principale ne souhaite pas financer les voyages sur les fonds du collège, assumant sa gestion « en bon père de famille » nous dira-t-elle. Les élèves et les parents sont déçus, quant à moi...
Trop de choses s’accumulent.
J’ai trop donné, pour rien.
J’ai trop espéré, pour rien.
J’ai trop combattu, pour rien.
Je m’effondre.
Je prends rendez-vous chez la psychologue du travail pour lui exprimer mon mal-être. Pendant une heure, elle prend des notes en me demandant ce qui ne va pas. À chaque réponse que je lui donne, elle me dit ne pas comprendre. « Qu’est-ce qui ne va pas ? En quoi est-ce si grave tout ça ? Pourquoi ne pas voir le verre à moitié plein ? » Je me sens illégitime dans ma souffrance, j’ai l’impression d’être une enfant qui fait des manières. Je suis choquée par son manque de bienveillance, je pars encore plus déboussolée qu’à mon arrivée.
Il n’y a pas de réponse, il n’y a pas de solution, il n’y a pas d’écoute.
Je suis entrée dans ce métier pour faire des choses concrètes, prise d’une passion vraie, d’un désir profond. Je me suis fait abattre, année après année, jusqu’à ce qu’il ne reste en moi ni confiance, ni espoir, ni désir. Je ne sais plus qui je suis, je ne sais plus ce que je veux. C’est fini.
Nous sommes en avril et je ne retournerai plus au collège.
Comment se reconstruire, comment être et vouloir à nouveau ?
Carmen Angor
Photo : CC Nicolas Vigier