Médiapart - 02 décembre 2011 |
Par Thomas Cantaloube
De notre envoyé spécial à Santiago (Chili)
Ils arrivent par grappes de trois ou cinq, sourire aux lèvres. Certains sont déguisés, beaucoup portent des survêtements à capuche noirs. Ils se rassemblent dans un coin de la Plaza Italia, au cœur de la capitale chilienne, jusqu'à être deux ou trois milliers. Ils sont tous lycéens ou étudiants. Un peu après onze heures du matin, en cette belle journée de printemps austral, ils se mettent en marche le long d'une large avenue de Santiago.
Il y a peu de banderoles, mais des chants : « Elle va tomber, elle va tomber l'éducation de Pinochet ! » ou encore « Notre éducation n'est pas à vendre ! ». Probablement un peu de lassitude aussi. Ce 27 octobre est un jeudi comme un autre dans les rendez-vous hebdomadaires qu'organisent les élèves chiliens de l'enseignement secondaire et supérieur depuis plus de six mois. Il n'y a pas de mot d'ordre particulier aujourd'hui, pas de mobilisation exceptionnelle. Juste l'ordinaire d'une lutte contre le gouvernement qui dure encore et encore.
Le cortège s'ébranle donc calmement, suivi par des véhicules de sécurité et des dizaines de carabineros harnachés façon tortues ninjas. Les manifestants ont à peine parcouru trois cents mètres que les guanacos se mettent à cracher leurs jets d'eau à haute pression. Il n'y a eu aucune provocation ni aucune déprédation de la part des jeunes, mais les fuerzas especiales ont décidé ou, plus probablement ont reçu l'ordre, de disperser la manifestation au plus vite.
Carabineros contre étudiants le 27 octobre dernier à Santiago© Thomas Cantaloube
Le ballet des canons à eau et des véhicules pulvérisant du gaz lacrymogène démarre. Ils avancent sur les protestataires, les traquent dans les ruelles perpendiculaires. De nouveaux chants fusent : « Nous voulons étudier pour ne pas devenir force de sécurité ! » En une demi-heure, l'affaire est pliée. Les jeunes s'égayent après avoir balancé sans grande conviction quelques pierres et boules de peinture sur les véhicules blindés.
Cela fait maintenant plus de six mois que cela dure. Six mois de mobilisation étudiante et lycéenne, avec des journées où des centaines de milliers de personnes – des étudiants mais aussi leurs parents et des fonctionnaires – descendent battre le pavé, et d'autres où seuls quelques milliers répondent à l'appel. Six mois de blocage gouvernemental. Six mois pour rattraper vingt ans d'inertie et finir de défaire dix-sept ans de dictature Pinochet.
Vu de loin, c'est-à-dire d'Europe, le mouvement de protestation des étudiants chiliens a été assimilé aux « Indignés » ou autres « Occupy... ». C'est une erreur. En fait, il est bien plus proche du « printemps arabe » : le soulèvement d'une jeunesse lasse des compromis de ses aînés, et qui entraîne dans son sillage une majorité de la population. Il vaut mieux, pourtant, se garder des comparaisons. Ce qui se passe au Chili est proprement chilien, le résultat des évolutions d'un pays qui, vingt et un ans après la fin d'une longue et sanglante tyrannie, n'a toujours pas su inventer les institutions de la post-dictature. Et qui, aujourd'hui, craque.
Attablé autour d'un café dans un mall de la grande banlieue de Santiago qui rappelle les métropoles nord-américaines, l'économiste Andres Solimano, la cinquantaine barbue, explique : « La dictature de Pinochet, de 1973 à 1990, a été une révolution conservatrice ultralibérale très violente. Si on la compare à la dictature argentine, elle a été plus longue et elle a changé les structures en profondeur : le Chili, qui a toujours été un pays insulaire, a adopté les idées de l'école de Chicago (Milton Friedman et consorts) en bloc et les a appliquées à 100%. »
L'essayiste canadienne Naomi Klein, entre autres, a très bien raconté ce processus dans son ouvrage La Stratégie du choc (Actes Sud, 2008), comment les militaires chiliens ont imposé, sur une société traumatisée par le coup d'Etat et l'assassinat de son président Salvador Allende, un ensemble de dogmes néo-libéraux concoctés par les Chicago Boys : privatisations, dérégulation, primauté du marché.
Carabineros contre étudiants le 27 octobre dernier à Santiago© Thomas Cantaloube
«Nous sommes une anomalie en Amérique latine»
« Nous sommes un pays néo-libéral total, souligne Victor de la Fuente, ancien opposant à la dictature et aujourd'hui directeur de l'édition chilienne du Monde diplomatique. Et le problème, c'est que ni la Concertation, l'alliance de la démocratie chrétienne et des sociaux-démocrates qui a gouverné le pays de 1990 à 2010, ni la droite, qui est au pouvoir depuis 2011, ne sont disposées à remettre en cause le système. »
Quand Augusto Pinochet s'est effacé en 1990, il a laissé derrière lui un héritage politico-économique aussi enraciné qu'un plan de semence de Monsanto. Après la catastrophe économique de la fin des années 1970-début des années 1980, la croissance du PIB chilien est en moyenne de plus de 5% par an à partir de 1985 (et ce jusqu'à aujourd'hui), les entreprises se développent et la pauvreté commence à reculer. Ceux qui ne regardent que les indicateurs macro-économiques vantent le « modèle chilien ». Mais les syndicats sont laminés et muselés.
Le système politique demeure verrouillé par un scrutin dit « binominal » qui favorise les grandes coalitions et assure aux pinochétistes de continuer à peser au Parlement. De plus, Augusto Pinochet lui-même demeure sénateur à vie et commandant en chef des armées (jusqu'en 1998), laissant planer son ombre mortifère sur la transition démocratique.
Pendant vingt ans, les présidents tour à tour démocrates-chrétiens (Patricio Alwyn, Eduardo Frei) ou sociaux-démocrates (Ricardo Lagos, Michelle Bachelet) sont tous issus de la Concertation, que l'on a l'habitude de qualifier de coalition de centre gauche. Ce qui fait rire amèrement les Chiliens qui se réclament de la gauche.
« La Concertation est au centre-centre, ou alors centre droit, commente Andres Solimano en faisant de grands gestes de la main le long d'un axe imaginaire. La Concertation n'a pas remis en cause le modèle néo-libéral hérité de Pinochet. Elle s'est focalisée sur la réduction de la pauvreté et les investissements publics, mais elle n'a pas touché à la concentration dans les médias, la santé, les banques... et elle a laissé prospérer les inégalités. Elle a suivi un modèle modernisateur sans altérer les structures sociales ni la répartition des richesses. » Aujourd'hui, selon les critères de mesures des inégalités socio-économiques de l'ONU, le Chili est l'un des quinze pays les plus inégalitaires au monde (parmi les 125 qui publient leurs statistiques).
« Nous sommes une anomalie en Amérique latine », se désole Victor de la Fuente, depuis son petit bureau borgne du centre-ville de Santiago. Alors que la plupart des pays du cône sud du continent ont élu des dirigeants de gauche qui ont entrepris, de manière plus ou moins pragmatique, de nombreuses réformes sociales et redistributrices, le Chili n'a pas remis en cause les monopoles résultant de la dictature. Les gouvernements successifs ne sont pas revenus sur la libéralisation des services publics, à commencer par l'éducation. Un autre exemple? Les deux grands quotidiens, El Mercurio et La Tercera, sont les mêmes que ceux qui avaient appuyé le coup d'Etat du 11 septembre 1973 et avaient été les seuls autorisés à paraître par la junte. Aujourd'hui ils sont devenus de grands conglomérats médiatiques.
Comme de nombreux autres secteurs, l'enseignement chilien est passé sous les fourches caudines des Chicago Boys et de leurs relais pinochétistes qui ont désengagé l'État et favorisé le privé. « Sous la dictature, nous sommes passés d'un enseignement gratuit à un modèle payant et cher, raconte Guillermo, un des militants de la Fech (la fédération des étudiants de l'Université du Chili). Le résultat, c'est que nous avons un système coûteux, médiocre, éclaté, avec des diplômes dont les entreprises ne veulent pas. »
Aujourd'hui, n'importe qui avec des fonds suffisants peut ouvrir un établissement d'enseignement primaire, secondaire ou supérieur, avec quasiment aucun contrôle de l'État sur les programmes ou les qualifications des enseignants. Sombre ironie, l'organisme censé veiller à un minimum de qualité et de sérieux des programmes a été privatisé...
Même dans ce qui reste d'enseignement public, l'État s'est complètement désengagé : les universités publiques ne sont financées qu'à hauteur de 10 à 15% de leur budget par l'Etat, alors que ce chiffre s'élevait dans les années 1980 à 90%. « C'est simple, poursuit Guillermo, on a transféré le coût des études de la collectivité nationale sur les familles et les étudiants. » Un membre du gouvernement a ainsi pu déclarer récemment que « l'éducation est un bien de consommation comme un autre ; il est donc normal de devoir payer cher pour recevoir une bonne éducation »...
Une affiche sur le mur de l'Université du Chili© Thomas Cantaloube
Un étudiant chilien finit ses études avec 30.000 euros de dette en moyenne
Parallèlement à cette privatisation, les aspirations des Chiliens à recevoir une éducation se sont accrues. Avec l'augmentation du niveau de vie et le recul de la pauvreté, « n'importe quel Chilien désire aujourd'hui que ses enfants aillent à l'école et fassent des études supérieures, de la même manière qu'il aspire à avoir une voiture et être propriétaire de sa maison », expose l'historien Juan Carlos Gomez Leyton. « Pour satisfaire leurs aspirations, les familles chiliennes n'ont pas d'autres choix que de s'endetter et de se mettre la pression, celle de la réussite de leurs enfants. »
En dix ans, le nombre d'étudiants accédant à l'université est passé de 200.000 à plus d'un million, ce qui a permis aux établissements privés qui ont surgi d'en faire leurs choux gras.
Toutes les enquêtes sociologiques menées ces dernières années au Chili soulignent qu'il y a une relation directe entre les revenus des parents et le résultat de l'examen d'entrée à la fac. Grosso modo, les enfants de familles riches vont, dès la crèche, dans de bonnes écoles privées et continuent ainsi, ou alors basculent éventuellement dans les meilleures universités publiques. Tous les autres vont soit dans des établissements privés de moindre qualité, soit dans les écoles publiques mal financées.
« Ce système marchait tant que ceux qui n'avaient pas d'éducation ne voyaient pas le besoin d'en avoir », résume la sociologue de l'Université du Chili, Emmanuelle Barozet. Aujourd'hui, cela ne fonctionne plus et l'enseignement est devenu une machine à produire du mécontentement. « Je sais que je vais dans un lycée médiocre parce que mes parents n'ont pas les moyens de payer plus et que, si jamais je réussis le concours d'entrée à la fac, ce sera pour aller dans une université de troisième ordre pour les mêmes raisons », peste Manuel, 17 ans, venu manifester avec sa petite amie dans les rues de Santiago fin octobre.
« Le système chilien est un système de reproduction sociale qui ne donne pas sa chance aux gens et qui les broie dans l'endettement en même temps », continue celui qui n'a pourtant pas encore lu Bourdieu. Aujourd'hui, un étudiant chilien finit ses études au niveau master avec en moyenne 30.000 euros de crédits à rembourser sur vingt-cinq ans, ce qui conditionne le reste de sa vie : mariage, achat d'une propriété, le type d'emploi qu'il accepte pour rembourser et la nécessité de préserver son job à tout prix...
Des lycéens manifestent à Santiago fin octobre 2011.© Thomas Cantaloube
En 2006, la « révolte des pingouins » (du nom que se donnent les élèves du secondaire qui portent l'uniforme) avait propulsé des dizaines de milliers de lycéens dans les rues pour protester (déjà) contre le coût et la médiocrité de l'éducation. Mais, à l'époque, le gouvernement de la sociale-démocrate Michelle Bachelet était parvenu à canaliser le mécontentement en se déclarant ouvert au dialogue et en instaurant des commissions de travail sur les réformes à mener.
Rien n'a abouti, sauf une augmentation des systèmes de crédits et de bourses, et c'est une des raisons pour lesquelles le mouvement actuel a redémarré et se montre aujourd'hui plus vindicatif : il ne veut pas, de nouveau, se faire rouler dans la farine. Il veut, et il le répète suffisamment fort depuis le mois de mars, « mettre fin à l'éducation de Pinochet » et instaurer un enseignement « démocratique, gratuit, laïque, égalitaire et de qualité » (chaque mot compte et tous les étudiants les répètent pour bien souligner que tout est lié).
Outre la rancœur à l'égard de la manière dont la « révolte des pingouins » a été enterrée, l'autre raison qui a déclenché cette mobilisation sans précédent depuis les manifestations anti-dictature des années 1980, c'est l'arrivée d'un gouvernement de droite au pouvoir en 2010.
« Il y a tout d'abord un facteur générationnel. Les jeunes qui ont 20 ans aujourd'hui n'ont pas connu Pinochet au pouvoir. Pour eux, cela a toujours été un vieillard et ils n'ont plus l'appréhension, voire la peur, que pouvaient avoir leurs aînés même après la fin de la dictature, analyse Emmanuelle Barozet, chercheuse française travaillant au Chili. Ensuite, il est évident que c'est beaucoup plus facile psychologiquement pour les jeunes, mais aussi pour leurs parents qui les soutiennent, de manifester contre un gouvernement de droite, une droite héritière du pinochétisme, que contre la Concertation qui incarnait la sortie de la dictature. »
La contestation est devenue celle de tout le système chilien
Le président Sebastian Piñera, frère d'un des ministres les plus néo-libéraux de Pinochet, n'a pas arrangé ses affaires en nommant comme ministre de l'Éducation le responsable d'une grande université privée (liée à l'Opus Dei). Il a ensuite refusé tout dialogue avec les étudiants au début du conflit. Puis, quand il s'est enfin décidé à faire des propositions cet été, il a offert comme seule recette l'augmentation du nombre de bourses et des facilités de crédit.
Mais, entre-temps, le mouvement avait fait boule de neige et les revendications des étudiants ont débordé le simple cadre de l'enseignement. La plupart des sondages réalisés depuis plusieurs mois indiquent que 70% à 80% des Chiliens soutiennent les manifestants et, lors d'une grande journée d'action à la fin août, des centaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue. Le mouvement des étudiants est aussi un mouvement des familles endettées et inquiètes pour l'avenir de leurs enfants.
La station de métro Université du Chili à Santiago.© Thomas Cantaloube
Mais le vrai basculement, qui fait de ce « printemps chilien » bien plus qu'un simple prurit estudiantin c'est que, du fait de l'intransigeance gouvernementale et de la détermination des jeunes, la contestation est devenue celle de tout le système chilien. « Leur démarche est vraiment radicale et révolutionnaire », s'exclame l'historien Gomez Leyton, « car leur victoire signifierait la fin du système chilien actuel. »
C'est bien ce qu'ont compris les étudiants eux-mêmes. Ainsi, Fabian, un autre membre de la Fech, explique de manière limpide et synthétique ce qui s'est passé ces derniers mois : « Quand le gouvernement nous a dit que l'éducation ne pouvait pas être gratuite parce que le Chili n'avait pas les ressources nécessaires, nous avons proposé de nationaliser complètement l'industrie du cuivre (la principale ressource du pays). On nous a répondu que la Constitution de 1980 interdisait l'intervention de l'État dans l'économie. Changeons donc la Constitution ! »
De la même manière, les leaders étudiants, dans leurs négociations avec le gouvernement, ont proposé de réformer le code des impôts, qui sont très bas, pour dégager les ressources nécessaires à l'éducation. « Très vite, les étudiants ont été au cœur du système », se réjouit Victor de la Fuente. « Nous sommes passés de demandes sur l'éducation à un projet d'assemblée constituante et de référendum populaire pour savoir dans quelle société nous voulons vivre. » Le tout en quelques mois.
C'est ainsi que le mouvement étudiant est devenu le levier par lequel la société chilienne a entrepris de se débarrasser de dix-sept années de dictature et de vingt et une années de co-gestion libérale qui a préservé le statu quo et les inégalités. Mais c'est aussi un fardeau extrêmement lourd à faire porter sur les épaules de jeunes de 15 à 25 ans. Les grandes vacances scolaires démarrent ce mois-ci dans l'hémisphère Sud, et c'est déjà un semestre d'études qui s'est envolé. Piñera joue la montre et parie sur l'essoufflement. Mais, en face, tout le monde semble convaincu que l'enjeu est trop important pour laisser tomber.
L'Université du Chili occupée. Sur la banderole : “Cette lutte est celle de la société entière. Tous pour l'éducation gratuite”©
Thomas Cantaloube
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