Dans la nuit du 12 au 13 décembre 2016, deux militants de l’association L214 sont interpellés par la gendarmerie à l’entrée de l’abattoir Guy Harang (à Houdan, Yvelines). Ils viennent récupérer la caméra placée dans l’établissement. Ce lundi, ils sont jugés au tribunal correctionnel de Versailles pour «violation de domicile» et «tentative d’atteinte à la vie privée par fixation, enregistrement ou transmission de l’image».
Cet établissement n’est pas n’importe lequel : il est l’un des rares abattoirs à s’être équipé d’un système de vidéosurveillance. En réaction aux premières enquêtes réalisées par l’association L214, 13 caméras filmant l’intérieur et l’extérieur du bâtiment avaient été installées par la direction, qui se réserve l’accès aux images. Cet abattoir a en outre fait l’objet d’un contrôle par la direction départementale de la protection des populations (DDPP) des Yvelines en avril 2016, à l’issue duquel seuls «quelques gestes inappropriés» avaient été relevés, l’abattoir étant globalement évalué «B – non-conformité mineure». «La maîtrise de la protection animale est en grande partie satisfaisante malgré le constat de points de fragilité» constatés (1). Ces éléments peuvent donner à penser qu’il s’agit d’un établissement soucieux d’appliquer une réglementation qui proscrit les «souffrances inutiles» à l’acte de mise à mort.
Ce que la direction de l’abattoir ignorait, c’est que d’autres caméras – non placées par elle-même – ouvraient l’œil sur le traitement des cochons au cœur de l’enceinte. Contredisant le constat lénifiant de la DDPP et la mansuétude de la direction de l’abattoir, les mauvais traitements subis par les animaux étaient dévoilés au public dans l’émission de télévision Envoyé Spécial, le 17 février, soit deux mois après la garde à vue des militants. Des images bouleversantes révèlent l’entassement des animaux dans la bouverie, les coups de pied et les décharges à répétition à l’aide d’aiguillons électriques par les salariés pour faire avancer, vers la tuerie, des animaux qui regimbent. La peur, patente dans leur résistance, ne doit pas être omise dans la considération de la situation des animaux à l’abattoir.
Lorsque les militants ont été arrêtés, ils venaient récupérer la caméra qui aurait permis de montrer la réalité de la narcose par CO2, une méthode «d’étourdissement» qui porte mal son nom. En effet, loin de sombrer paisiblement dans l’inconscience, les cochons crient, se débattent dans la cuve de dioxyde de carbone pour échapper à l’asphyxie. Aucun journaliste n’a qualifié d’étourdissement le calvaire des cochons à l’abattoir d’Alès en octobre 2015 : les images, insupportables, forçaient à reconnaître l’extrême souffrance des animaux.
L’association L214 a porté plainte pour «mauvais traitements sur animaux» contre l’abattoir Guy Harang auprès du tribunal de grande instance de Versailles. Gageons que le jugement donnera raison à L214, comme cela a été le cas pour l’abattoir du Vigan (le plus petit abattoir public de France), où des peines inédites ont été prononcées à l’encontre de l’employé mais aussi à l’encontre de l’exploitant (prison avec sursis et amendes, interdiction d’exercer durant cinq ans dans un abattoir).
Il n’est que trop clair que sans le travail des militants, rien de ce qui se déroule dans les abattoirs n’aurait été mis au jour, alors que cette réalité nous concerne tous, mangeurs ou non mangeurs de chair animale. Cette action est légitime. Selon la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), les discussions relatives à la protection des animaux relèvent d’un «intérêt général légitime» (2) ; «les associations de protection des animaux jouent un rôle de chien de garde public semblable à celui de la presse» (3). Enfin, comme le proclame un troisième arrêt, la «collecte d’informations d’intérêt général aux fins de constituer un débat public» (4) fait partie de la mission des militants. C’est bien dans ce cadre que l’association L214 agit : dans l’intérêt général des animaux et des humains (consommateurs, citoyens et salariés), et ce, sans but lucratif. C’est à cette fin que, en quelques mois, de nombreuses images filmées dans plusieurs abattoirs de France (Le Vigan, Alès, Pézenas, Mauléon-Licharre, Limoges…) ont été diffusées grâce à l’aide de salariés indignés par le traitement des animaux. Ce sont ces images qui, incontestablement, nous ont permis de prendre conscience de ce qu’endurent ces animaux destinés à nous nourrir et d’ouvrir un débat de fond sur la place des animaux dans notre société.
Indispensables, ces enquêtes pallient une carence de l’Etat qui, à l’évidence, par le biais de ses services vétérinaires (DDPP), ferme les yeux sur des infractions majeures et répétées à la loi dans les abattoirs. Combien de preuves faudra-t-il encore pour que l’Etat se donne véritablement les moyens de faire appliquer une réglementation pourtant minimale : éviter les souffrances inutiles ? La condition des animaux dans ces lieux singuliers où ils sont rassemblés pour être tués doit être connue de tous pour que les choix soient éclairés. C’est pourquoi nous soutenons le travail légitime des deux militants de l’association L214 qui sont jugés ce lundi, saluons leur courage et reconnaissons leur rôle de lanceurs d’alerte.
Signataires : Eric Baratay, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Lyon Jean Moulin. Renaud Barbaras, philosophe, professeur à l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne. Donato Bergandi, philosophe, professeur au Muséum national d’Histoire naturelle. Christian Berner, philosophe, professeur à l’université de Lille 3. Etienne Bimbenet, philosophe, professeur à l’université Bordeaux Montaigne. Céline Borello, historienne, professeur à l’université du Maine. Florence Burgat, philosophe, directeur de recherche, INRA/ Ecole Normale Supérieure. Anne-Blandine Caire, professeur de droit privé à l’université Clermont Auvergne. Belinda Cannone, maître de conférences en littérature comparée à l’université de Caen Basse-Normandie. Emilie Hache, philosophe, maître de conférences à l’université de Paris Nanterre. Maren Köpp, maître de conférences au Département d’Arts plastiques à l’université de Paris 8. Geoffroy de Lagasnerie, philosophe, Professeur à l’Ecole Nationale Supérieure d’Arts de Paris-Cergy. Catherine Larrère, philosophe, professeur émérite à l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne. Philippe Léna, géographe, directeur de recherche émérite, IRD/MNHN. Véronique Le Ru, philosophe, professeure à l’université de Reims. Ninon Maillard, maître de conférences en Histoire du droit à l’université de Nantes. Christine Marcandier, maître de conférences en littérature classique à l’université Aix-Marseille. Fabien Marchadier, professeur de droit privé à l’université de Poitiers. Vincent Message, maître de conférences en littérature générale et comparée à l’université de Paris 8. Joël Minet, zoologiste, professeur au MNHN. Laurent Mucchielli, sociologue, directeur de recherche au CNRS. Véronique Nahoum-Grappe, anthropologue à l’EHESS. François Noudelmann, philosophe, Professeur à l’université de Paris 8. Sylvie Perceau, helléniste, maîtresse de conférences à l’université d’Amiens. Xavier Perrot, maître de conférences en Histoire du droit à l’université de Limoges. Dominique Pradelle, philosophe, professeur à l’université de Paris-Sorbonne. Joëlle Proust, philosophe, directeur de recherche, Institut Jean Nicod, Ecole Normale Supérieure. Pierre-Yves Quiviger, philosophe, professeur à l’université de Nice Sophia Antipolis. Philippe Reigné, professeur de droit privé au Conservatoire national des arts et métiers. Pierre Serna, professeur d’histoire de la Révolution française à l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne. Céline Spector, philosophe, professeur à l’université Paris-Sorbonne. Lorenzo Vinciguerra, philosophe, professeur à l’université de Picardie. Gabrièle Wersinger-Taylor, philosophe, professeure à l’université de Reims.
(1) https://www.l214.com/communiques/2017/02/17-enquete-abattoir-Houdan/imgs/78_GUY_HARANG_ABATTOIR.pdf
(2) Arrêt Bladet Tromso / Norvège du 20 mai 1999.
(3) Animal Defenders International / Royaume-Uni du 22 avril 2013.
(4) Guseva / Bulgarie du 17 février 2015.
Un collectif de chercheurs