LEMONDE.FR | 01.03.12 | 08h29 • Mis à jour le 01.03.12 | 08h48
Si elles sont avérées, les nouvelles accusations portées par Greenpeace contre Asia Pulp and Paper (APP) ne vont pas améliorer la réputation du seul groupe papetier de rang mondial – avec l'autre indonésien April – qui fabrique encore sa pâte à papier en défrichant des forêts naturelles. Jeudi 1er mars, l'organisation écologiste a remis au ministère indonésien des forêts les résultats d'une enquête qui révèle que la plus grosse usine du groupe, Indah Kiat Perawang, sur l'île de Sumatra, utilise du ramin (gonystyslus). L'exploitation et le commerce de cette essence menacée – typique en Indonésie des zones de tourbières où vivent aussi les derniers tigres de Sumatra – sont strictement règlementés en vertu de la loi indonésienne et de la CITES (convention sur le commerce international des espèces en danger). Le gouvernement a suspendu le commerce du ramin en 2001. En 2010, seule une entreprise PT Diamond Raya, dont la gestion forestière est certifiée par le label FSC (forest stewarship council) bénéficiait d'une autorisation d'exploitation, selon les données de la CITES. Trois autres possédaient une licence d'exportation pour un volume total de 5 087 m3. APP n'en faisait pas partie.
Contacté par Le Monde, APP assure qu'aucune essence protégée n'entre dans la fabrication de sa pâte à papier. "APP possède un système de contrôle qui lui permet d'assurer que seul du bois légal est utilisé dans ses usines et que les essences en danger sont protégées conformément aux lois indonésiennes. APP respecte intégralement ces lois" déclare APP. Le groupe n'a cependant pas répondu directement aux allégations de Greenpeace sur l'usine d'Indah Kiat Perawang.
L'investigation de l'ONG s'est déroulée de février 2011 à janvier 2012. Une vidéo tournée à l'intérieur de l'usine montre des grumes claires caractérisques du ramin. Les échantillons prélevés ont été analysés par deux laboratoires, l'un américain Integrated paper services et l'autre allemand dépendant de l'Université de Hambourg, Institute of wood technology and wood biology. Les résultats, attestent, selon Greenpeace qu'il s'agit bien de l'essence prohibée. Ces grumes étaient destinées à être broyées puis mixées à d'autres essences tropicales pour produire du "mixed tropical hardwood". Ce MTH désigne dans le secteur une matière première produite à partir de bois issu de forêts naturelles par opposition au bois des plantations à partir desquelles les industriels du secteur papetier fabriquent leur pâte.
Le groupe sino-indonésien affirme que ses usines sont alimentées à 85 % par de l'acacia provenant de plantations et à 15 % par du MTH. Mais à Indah Kiat Perawang, la répartition serait plutôt 70/30 Indah Kiat fournit, selon Greenpeace, du MTH à neuf autres usines d'APP en Indonésie et en Chine, lesquelles produisent 3,1 millions de tonnes par an de papier, de mouchoirs et de produits d'emballages pour le marché mondial. Plus précisément, 136 pays importent des produits provenant des usines d'APP en Chine ou en Indonésie ayant un lien avec Indah Kiat. Parmi ces produits, Greenpeace cite l'emballage de lait en poudre de marque Danone distribué par Carrefour en Indonésie, du papier pour photocopieuse vendu par Walmart (USA) ou par Xerox en Grèce, des livres des éditions de National Geographic disponibles aux Etats-Unis par le site amazon.com… L'organisation écologiste n'est pas en mesure de prouver que ces produits qui contiennent des traces de MTH contiennent aussi du ramin. Les laboratoires ne disposent pas des moyens techniques de l'établir. Mais elle espère au moins que les entreprises identifiées seront incitées à se pencher d'un peu plus prêt sur les coulisses de leur fournisseur.
C'est aussi en interpellant les multinationales clientes d'APP que Greenpeace avait mené sa première campagne en 2010. Il s'agissait alors de faire prendre conscience au travers d'une très efficace vidéo mettant en scène les célèbres poupées Ken et Barbie que les emballages des jouets destinés à nos chers enfants provenaient de forêts abattues illégalement. Greenpeace visait en premier lieu l'américain Mattel. Mais la liste des compagnies qui ont rompu leur contrat avec APP ne s'arrête pas là et Greenpeace n'est pas la seule ONG à dénoncer depuis plusieurs années les pratiques de ce puissant groupe familial. "APP est le plus gros acteur privé de la déforestation en Indonésie", affirme Boris Patrenpreger de WWF-France. Fait rarissime, le label FSC a interdit en 2007 à APP d'utiliser son nom de quelque façon que ce soit. "Nous ne voulons pas que notre nom puisse être associé à une entreprise aux pratiques aussi désastreuses pour l'environnement", confirme Marie Vallée de FSC-France. A la suite de différentes campagnes d'opinion, Carrefour, Auchan, Tesco ont ainsi sorti APP de leurs fournisseurs pour leurs produits en marque propre. Unilever, Kraft, Montblanc, le fabricant de stylo de luxe, Metcash, la plus grande chaine de supermarchés d'Australie ont aussi pris leur distance.
Le papetier qui, pour contrer ces attaques, communique à grand renfort de publicités dans la presse internationale, promet depuis 2004 qu'il sera bientôt en mesure de n'utiliser que du bois issu de plantations. La prochaine échéance a été fixée à 2015. Pourtant ceux qui connaissent bien l'histoire d'APP restent pessimistes. "En construisant des usines gigantesques, APP a misé sur le fait qu'il bénéficierait d'un accès pérenne à une ressource pas chère [ la forêt], explique Romain Pirard de l'IDDRI (institut du développement durable et les relations internationales). Adopter un mode de production durable pour la forêt lui coûterait plus cher que de perdre quelques clients. APP est un groupe puissant et il fait vivre beaucoup de monde. En dépit de ses affirmations, l'environnement ne fait pas partie de ses priorités. Il n'a jamais eu et n'aura sans doute jamais la volonté de changer. Ce qui fait peser une des menaces les plus fortes sur une des dernières forêts naturelles d'Indonésie ".