Médiapart - 02 janvier 2013 |
Par Christophe Gueugneau et Fabrice Arfi
Entendu en décembre par le juge Renaud Van Ruymbeke, l'intermédiaire Ziad Takieddine a confirmé que le régime libyen avait largement financé la campagne 2007 de Nicolas Sarkozy, et même plus, selon Le Parisien du 2 janvier. Il a promis des documents.
« Je peux vous fournir les éléments existants sur le financement de la campagne de Nicolas Sarkozy », a indiqué Ziad Takieddine au juge d'instruction. Selon lui, le montant dépasse les 50 millions que nous avons déjà évoqués. C'est Claude Guéant, à l'époque directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy au ministère de l'intérieur, qui aurait rencontré à plusieurs reprises Bachir Saleh, secrétaire particulier de Mouammar Kadhafi, pour évoquer ces sommes d'argent. « Guéant donnait alors à Saleh les indications bancaires nécessaires aux virements », a indiqué Ziad Takieddine au juge. Des comptes rendus de ces rencontres étaient rédigés en Libye et ce serait Baghdadi al-Mamoudhi, dernier premier ministre de Kadhafi, qui posséderait ces documents. « Il est prêt à vous les fournir », a indiqué Takieddine.
Le juge Renaud Van Ruymbeke s'est vu confier récemment une information judiciaire ouverte le 27 novembre 2012 pour « manquement à l'obligation déclarative, blanchiment, corruption, recel et complicité de ces délits » dans le cadre des affaires libyo-françaises. Le juge, déjà en charge, avec son collègue Roger Le Loire, du volet financier de l'affaire Karachi, va de fait enquêter sur les liens troubles entre les proches de Nicolas Sarkozy et le régime libyen de Mouammar Kadhafi, pour lesquels Ziad Takieddine a été un intermédiaire.
À l'origine de cette affaire, un contrôle des douanes à l'aéroport du Bourget visant Ziad Takieddine. Celui-ci rentrait de Tripoli le 5 mars 2011, en possession d'une valise contenant 1,5 million en espèces. L'origine de cet argent reste douteuse à ce jour. Ziad Takieddine a affirmé au juge qu'il s'agissait d'une somme due par l'entreprise technologique Honeywell. Mais la société a démenti.
Cette enquête ne vise pour l'instant que Ziad Takieddine. Mais Nicolas Sarkozy a du souci à se faire. Le voyage à Tripoli de Ziad Takieddine en mars 2011 est en effet intervenu au moment même où des dignitaires libyens ont commencé à affirmer que Nicolas Sarkozy avait été financé pendant sa campagne de 2007 par le régime Kadhafi. Ce fut le cas de son fils, Saïf Al-Islam, mais aussi de Mouammar Kadhafi lui-même, ainsi que de son responsable des renseignements Abdallah al-Senoussi. Tous trois ont menacé de rendre publiques les sommes versées par Tripoli au candidat de la droite en 2007. Nicolas Sarkozy a toujours démenti et a même intenté une action en justice contre Mediapart lorsque nous avons publié un document attestant de la décision libyenne de transférer 50 millions d'euros pour financer la campagne. Ziad Takieddine, pour sa part, avait jugé crédibles nos informations.
Cette enquête judiciaire s'inscrit dans la droite ligne des enquêtes publiées par Mediapart depuis 2011. Tout a commencé en 2005. Un homme est à la manœuvre : l’intermédiaire Ziad Takieddine. Mis en examen pour « recel d’abus de biens sociaux » et « blanchiment aggravé » dans l’affaire des ventes d’armes du gouvernement Balladur (1993-95), Ziad Takieddine a été, à partir de 2003, le missus dominicus de la diplomatie parallèle du cabinet du ministre de l’intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy. En Arabie saoudite d’abord, puis en Libye.
De septembre à décembre 2005, Ziad Takieddine aura été l'organisateur des visites à Tripoli du ministre Sarkozy, de Claude Guéant, son directeur de cabinet, et même de Brice Hortefeux, ministre délégué... aux collectivités territoriales. Officiellement, il s’agit de parler d’immigration et de lutte contre le terrorisme. En coulisses, le cabinet Sarkozy et Ziad Takieddine négocient en secret des contrats commerciaux, plus ou moins avouables.
Main dans la main avec le cabinet Sarkozy, Ziad Takieddine sera ainsi le principal négociateur pour la société française Amesys de la vente de matériel d’espionnage du net libyen. L’homme d’affaires touchera via des sociétés offshore plus de 4 millions d’euros de commissions occultes sur ce marché conclu en avril 2007 (voir les preuves ici).
MM. Hortefeux et Takieddine, en 2005© dr
Selon Le Figaro et Le Canard enchaîné, des agents des services secrets français ont été envoyés à Tripoli pour accompagner la mise en place du système d’espionnage conçu par Amesys. Une enquête judiciaire a depuis été ouverte à Paris pour « complicité d’actes de torture » à la suite d’une plainte déposée par la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH).
Le financement de 2007
À peine élu à la présidence de la République, Nicolas Sarkozy est allé jusqu’à offrir une collaboration quasi inconditionnelle au régime libyen dans les domaines du nucléaire et de l’armement, contrairement à ce qu’il n’a cessé d’affirmer après. C’est ce qui ressort notamment de la retranscription d’un échange téléphonique du 28 mai 2007 entre le tout nouveau chef de l’État français et le colonel Kadhafi.
Quelques semaines plus tard intervient à Tripoli, dans des conditions qui demeurent toujours mystérieuses, la libération des infirmières bulgares. L’ancienne épouse du président, Cécilia Sarkozy, avait été envoyée en première ligne, sur fond de tractations financières avec le Qatar. « Il fallait piger qui était Kadhafi. Il n’y a qu’une femme qui peut faire cela ! » confiera, énigmatique, quelques semaines plus tard Cécilia Sarkozy à la journaliste Anna Bitton pour son livre Cécilia (Flammarion).
En décembre 2007, la France offrira finalement au dictateur libyen ce qu’aucune autre démocratie n’avait fait jusqu’ici : un accueil royal. À la clé, une virginité internationale qui était convoitée de longue date par Kadhafi. Dans un câble diplomatique rendu public par Wikileaks, l’ambassadeur des États-Unis à Paris, Craig R. Stapleton, s’étonnait dès le mois de juillet 2007 de la « lune de miel » Sarkozy/Kadhafi, trop chargée d'arrière-pensées financières.
Ziad Takieddine vend la mèche dans une note du 6 septembre 2005. D’après les déclarations qu’il a faites au juge Van Ruymbeke, l’intermédiaire a remis en mains propres le document à Claude Guéant, qui s’apprêtait alors à décoller pour Tripoli afin de préparer la venue en Libye de Nicolas Sarkozy un mois plus tard. « La visite préparatoire est inhabituelle, écrit Takieddine. Elle doit revêtir un caractère secret. Il sera préférable que CG se déplace seul et que le déplacement s’effectue sans fanfare. L’autre avantage : plus à l’aise pour évoquer l’autre sujet important, de la manière la plus directe… »
En mars puis en avril 2012, Mediapart révélera plusieurs documents et témoignages évoquant un feu vert de Tripoli, donné en décembre 2006, pour le versement de 50 millions d’euros à l’occasion de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy. L’ancien président français, qui n’a pas poursuivi Mediapart en diffamation, a déposé une plainte pour « faux » et « usage de faux » – l’enquête est toujours en cours. D’après plusieurs témoignages recueillis ces dernières semaines, une partie de l’argent noir aurait transité par des banques libanaise et allemande.
M. Baghdadi© Reuters
Plusieurs officiels du régime Kadhafi ont confirmé la corruption. À commencer par l’ancien premier ministre Baghdadi al-Mahmoudi. « Oui, en tant que premier ministre, j’ai moi-même supervisé le dossier du financement de la campagne de Sarkozy depuis Tripoli, des fonds ont été transférés en Suisse et Nicolas Sarkozy était reconnaissant pour cette aide libyenne et n’a cessé de le répéter à certains intermédiaires », avait-il déclaré le 25 octobre 2011, devant la cour d’appel de Tunis, selon plusieurs avocats tunisiens présents.
Mais trois jours après avoir contacté le juge Van Ruymbeke, par l’intermédiaire de l’un de ses avocats français, Me Marcel Ceccaldi, pour lui faire part de révélations sur « des financements de campagnes électorales et des questions d’enrichissement personnel », l’ancien premier ministre a été extradé, en juin dernier, en pleine nuit, de Tunisie vers la Libye. Une extradition qui a suscité la polémique, celle-ci s’étant déroulée sans l’autorisation obligatoire du président tunisien, Moncef Marzouki.
Interrogé le 18 juillet lors d’une conférence de presse à l’Élysée, François Hollande a déclaré qu’il « regrettait » cette extradition, ajoutant : « Il y avait sûrement des informations à obtenir qui seraient utiles pour connaître un certain nombre de flux. »
Une intrigante chronologie
Depuis la défaite électorale de Nicolas Sarkozy en mai dernier, les langues semblent se délier jusqu’au sommet du nouvel État libyen. En septembre, à la question d’une journaliste du Point sur un éventuel financement de Nicolas Sarkozy par le régime Kadhafi, le président libyen, Mohamed Youssef el-Megarief, a répondu : « Cela ne me paraît pas impossible. »
La chronologie intrigue. Le 10 mars 2011, en pleine révolution libyenne, Mouammar Kadhafi affirme, menaçant, via l'agence officielle Jana, « qu’un grave secret va entraîner la chute de Sarkozy, voire son jugement en lien avec le financement de sa campagne électorale ». Le 16 mars 2011, Saif al-Islam Kadhafi, son fils, évoque l’existence de documents : « Il faut que Sarkozy rende l'argent qu'il a accepté de la Libye pour financer sa campagne électorale. C'est nous qui avons financé sa campagne, et nous en avons la preuve. »
Le 17 mars, Nicolas Sarkozy obtient une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU autorisant une intervention militaire en Libye.
Depuis la chute du régime Kadhafi, deux questions majeures n’ont toujours pas trouvé de réponses précises : 1) La France a-t-elle outrepassé le mandat de l’ONU, qui prévoyait exclusivement une protection des civils ? 2) Comment est mort l’ancien dictateur libyen ?
Obeidi, à gauche© dr
Un ancien responsable des services secrets extérieurs du Conseil national de transition (CNT) libyen, Rami el-Obeidi, a affirmé au Daily Telegraph et à Mediapart qu'un agent français aurait tué Kadhafi, dans les heures qui ont suivi son lynchage par la foule, le 20 octobre 2011, à Syrte. Une accusation encore difficile à étayer, mais qui interroge. « La menace d'une révélation d'un financement de la campagne de Sarkozy en 2006-2007 a été prise suffisamment au sérieux pour que quiconque à l’Élysée veuille la mort de Kadhafi très rapidement », confiait-il début octobre à Mediapart.
D’après lui, il faudrait « regarder un peu plus en détail les fréquentes visites de Cécilia Sarkozy en Libye. Selon mes informations, les paiements n’ont pas eu lieu d’un coup, mais de manière partielle, notamment au travers de Nouri Mesmari, l’ancien chef du protocole du régime Kadhafi ».
De son côté, l’ONG Human Rights Watch (HRW) a publié, le 17 octobre, un rapport détaillé contredisant la version officielle sur la mort de Kadhafi, selon laquelle il serait décédé après des échanges de tirs entre rebelles et le convoi qui le transportait. HRW affirme aujourd’hui avoir recueilli « les preuves, avec certitude, que Kadhafi a bien été capturé vivant par les miliciens de Misrata ». Et qu’il a par conséquent été exécuté après.
« Qu'il y ait des hommes du renseignement sur le terrain c'est probable, mais des hommes dont la mission était d'exécuter Kadhafi, absolument rien ne le prouve », a nuancé Jean-Marie Fardeau, le directeur français de HRW au site de la chaîne TV5 Monde.
Kadhafi capturé© dr
Pour Le Monde, qui a enquêté sur les derniers jours de Kadhafi, « toutes les pistes sont envisageables ». Le Canard enchaîné, lui, avait publié quelques jours après la mort du “leader” libyen un article au titre sans équivoque : « Kadhafi condamné à mort par Washington et Paris ». « Obama et Sarko ne voulaient pas qu’il en sorte vivant. De crainte qu’il ne parle trop lors de son procès devant la Cour pénale internationale », écrivait alors Claude Angeli, l’ancien rédacteur en chef de l’hebdomadaire, qui évoquait la présence à Syrte d’une cinquantaine d’agents des forces spéciales françaises.
Tous les témoins de premier plan des relations incestueuses entre Sarkozy et Kadhafi sont aujourd'hui réduits au silence ; morts, en fuite ou emprisonnés. Kadhafi a été exécuté. Son ancien premier ministre Baghdadi al-Mahmoudi est en prison, sans avocat, à Tripoli, après avoir été extradé dans d’étranges conditions.
« Lune de miel »
L’ancien chef des services secrets intérieurs, Abdallah al-Senoussi, point de contact entre les sarkozystes et Ziad Takieddine, a lui aussi été récemment extradé de Mauritanie vers la Libye. Citant une source « haut placée dans le renseignement arabe », l’agence Reuters présentait en mars dernier Senoussi comme « le principal témoin de la corruption financière et des accords qui ont impliqué de nombreux dirigeants et pays, dont la France ».
Saïf al-Islam est toujours détenu par les miliciens de la ville de Zentane, au nord-ouest de la Libye, où son procès a été repoussé sine die. Chokri Ghanem, l’ancien ministre du pétrole et bonne connaissance de Ziad Takieddine, a pour sa part été retrouvé noyé dans le Danube, à Vienne, le 29 avril.
Capture d'écran de la notice Interpol
Mais l’un des principaux acteurs de la « lune de miel » franco-libyenne fut le directeur de cabinet de Mouammar Kadhafi, Bachir Saleh, par ailleurs dirigeant du Libya Africa Investment Portfolio (LAP), la boîte noire de l’ancien régime pour la corruption internationale.
Pourtant visé par une “notice rouge” d’Interpol (qui équivaut à un mandat d’arrêt international), Bachir Saleh a été protégé pendant de longs mois après la chute de Tripoli par le précédent gouvernement français, qui lui a offert en moins de 48 heures un permis de séjour...
Au lendemain des révélations de Mediapart sur un financement occulte, Bachir Saleh, toujours recherché par Interpol, courait ostensiblement les brasseries parisiennes, où il s’est fait photographier par Paris Match. Mais en pleine polémique, Nicolas Sarkozy a affirmé le 2 mai au micro de RMC que « si (Bachir Saleh) est recherché par Interpol, (il) sera livré à Interpol ».
Le message fut entendu. Le lendemain, Bachir Saleh était vu, au pied du pilier Est de la tour Eiffel, en présence de l’intermédiaire Alexandre Djouhri et de… l’ancien chef de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), Bernard Squarcini, selon une enquête fouillée des Inrockuptibles. Quelques heures plus tard, Bachir Saleh quittait la France à bord d'un avion privé. Avec tous ses secrets et sans être arrêté.
On pourra se reporter à nos deux dossiers complets : Les documents Takieddine, 47 articles d'enquêtes sur le marchand d'armes au cœur du financement de la Sarkozye, ainsi que Sarkozy-Kadhafi: dix mois d’enquêtes, 25 articles portant plus particulièrement sur le financement de la campagne 2007 de l'ancien président. Parmi ces articles, se trouvent en particulier :