Parmi les nombreux communiqués de soutien, porteurs d’espoir et décuplant notre détermination, que nous avons reçus, il en est un qui a particulièrement attiré mon attention. Il émanait d’une dizaine d’associations citoyennes des pays du Maghreb [1]. Ce jour-là, je me suis dit que la lutte contre les fracturations hydrauliques ne concernait pas que l’Algérie, car ce communiqué portait une mention particulière qui disait : « la fracturation hydraulique risque de mettre en danger l’avenir de l’eau de toute une région d’Afrique. »
Vous imaginez à quelle vitesse je me suis ruée sur les atlas, sur Internet, et je découvrais que nous avions en commun avec d’autres pays du Maghreb cette nappe d’eau appelée SASS : système aquifère du Sahara septentrional. Cet aquifère que partage l’Algérie, la Tunisie et la Libye, s’étend sur un million de km2 et comprend deux nappes immenses, le Continental Intercalaire et le Complexe Terminal. Je savais par ailleurs que l’exploitation de l’eau par les forages réalisés jusque là avait été tellement importante parce qu’anarchique qu’elle avait engendré la disparition de l’Artésianisme, provoquant par la même le tarissement des exutoires.
Ni santé, ni formation, ni éducation, ni agriculture
Ces pensées n’ont cessé de tarabuster mon esprit pendant de longs mois.
A In Salah, les femmes sont responsables de l’eau. Et nous avons été terrorisées par l’annonce des forages de schiste à 16 kilomètres de notre petite agglomération déjà tellement fragilisée par un abandon total de notre gouvernement.
Tout ce que nous possédions, c’était nos maisons et nos jardins. Alors nous avons compris les raisons de cette marginalisation. In Salah était un no man’s land programmé. Ni santé, ni formation, ni éducation, ni agriculture… pour que les habitants fuient et laissent leur ville mais surtout son sous-sol gazier. Nous étions délaissés sur tous les points et dans tous les domaines, afin que la population entière de notre ville s’en aille. Qu’elle s’exile, qu’un exode nous emporte sur les routes.
Nos enfants pour lesquels nous avons fait de grands sacrifices afin qu’ils aillent étudier à la capitale ou hors du pays nous ont parlé. Ils nous ont expliqué que le gaz de schiste allait nous priver de notre eau, et que les hydro-fracturations pollueraient définitivement la nappe d’eau, que cette eau était fossile et qu’elle ne se renouvelait pas. Que nos chèvres et nos chameaux mourraient empoisonnés ou de soif, et que nous serions malades très bientôt sans possibilités d’être soignés, que nous subirions des tremblements de terre très fréquents….
Nous nous sommes réunis et nous avons regardé un film : Gasland. Et nous avons pleuré. Et notre colère s’est exprimée et nous avons décidé que jamais nous n’accepterons, même au sacrifice de nos vies de laisser l’eau être gaspillée et polluée.
Nous possédons cette gestion ancestrale de la parcimonie de l’eau.
L’eau est l’élément vital de notre vie dans le désert. Nos saguiates fonctionnent selon la loi du « partage des eaux », chacun son tour, chacun son jour. Nous ne la gaspillons pas. Jamais. Et nous avons appris à nos enfants, et à leurs enfants combien elle était précieuse et combien il fallait la respecter.
Nous sommes les femmes du désert et nous avons décidé la résistance, le Soumoud.
Nous sommes les femmes du désert et nous avons investi avec nos enfants, nos époux, nos parents, nos grands-parents, nos belles-filles, nos gendres, nos amis la place en face de la daïra (sous-préfecture) et nous l’avons baptisée Sahet Essoumoud.
Nos enfants ont expliqué et écrit pendant de longs jours, de longues lettres afin que l’on nous laisse dans notre dénuement. Nos concitoyens d’autres régions du pays se sont joints à nous et des experts nous ont aidés. Ils ont rédigé un moratoire, et nous l’avons envoyé au président de la république qui ne nous a jamais répondu.
Nous avons voulu visiter le site du forage, afin de savoir ce que voulait dire fracturation, cimentation, forage et là nous avons constaté que la catastrophe écologique avait déjà eu lieu.
Bien avant la fracturation assassine, les entreprises qui étaient intervenues sur le site, œuvraient de manière à minimiser les coûts. Aussi aucune protection des sols, aucun travail d’étanchéité : des produits chimiques classés extrêmement dangereux, cancérigènes pour certains stockés à même le sol. Des puits-poubelles dans lesquels les emballages et divers résidus sont jetés. Des bourbiers, des animaux morts.
Les cigognes noires qui volent au-dessus de notre ville, tombent dès leur passage au-dessus de la ville, un beau renard roux gît sur les bords du bourbier, les pigeons meurent aussi dans la même journée et presque à la même heure, puis nos chameaux rendent l’âme après s’être désaltérés.
Les mensonges successifs et les diverses manipulations de l’État devenaient de plus en plus nombreux, fréquents.
Le but ? Respecter les contrats signés avec les multinationales pétrolières et satisfaire leurs exigences premières. La décision était irréversible et le fracking avait été confié à Halliburton. Ni les risques avérées d’affecter la population d’un point de vue sanitaire, ni les conséquences environnementales néfastes et malheureusement définitives sur l’eau et l’environnement, ni le laxisme et la gabegie régnant sur les chantiers, ne faisaient reculer Sonatrach (la compagnie pétrolière nationale, ndlr).
Nous avons alors décidé d’empêcher l’entreprise de fracturer en construisant un barrage humain sur le site du forage et en barrant la route à Halliburton. Malgré le caractère pacifique de notre contestation, les forces sécuritaires réprimaient au nom du sacro-saint gaz de schiste.
Sachant que le commanditaire de ces projets était l’État français représenté sur place par Total et Schlumberger, nous lancions un appel à la société civile française, afin qu’elle fasse pression sur son gouvernement et qu’il renonce à ses expérimentations sur notre population et sur notre environnement.
Beaucoup de solidarité, 72 ONG à travers le monde nous ont envoyé leurs soutiens. Mais l’attrait pour les bénéfices faramineux du gaz de schiste est plus fort, bien que la non-rentabilité de cette industrie, qualifiée de bulle spéculative ait été maintes et maintes fois prouvée.
Nous avons visionné les interventions de François Hollande, rassurant les Français concernant le gaz de schiste : « tant qu’il n’existera pas un process qui garantisse qu’il n’y aura aucune atteinte sur la santé des personnes et l’environnement, il n’y aura pas d’exploitation en France ». A In Salah, cela ne pose aucun problème.
Les citoyens servent de cobaye à la toute puissance des entreprises gazières
Parce que nous sommes, d’une part, gouvernés par la mafia la plus corrompue et la plus corruptrice de la planète, et parce que, d’autre part, la France a toujours agi en Afrique en spoliant les ressources et condamnant les populations à une vie de précarité aussi bien matérielle que sanitaire.
Dans le Sud, malheureusement, nous n’en sommes pas à notre coup d’essai. Nous avons connu par le passé les affres des essais nucléaires et des essais d’armes chimiques. Les traumatismes sont toujours présents et nous en portons les stigmates.
Le 18 août 2014, l’association « Sun and Power » avait déjà alerté la préfecture, le ministère de l’environnement celui des énergies et des mines, sur la situation de pollution à Hassi Moumen. L’objet du courrier était : « extraction du gaz et injection ». Aucune réponse.
Aujourd’hui, l’expérience de In Salah et de ses habitants est importante. Le bilan est positif. La crise économique due à la chute du prix du baril de pétrole, nous la vivons comme une bénédiction [2]. Mais aussi, nous ne ferons plus jamais confiance ni à l’État, ni à ses représentants, ni à aucun parti politique. La société civile est l’unique levier capable de changer notre position.
In Salah a pris en main son destin
Nous ne sommes plus une ville à vocation gazière. Nous avons troqué le gaz de schiste contre les jardins potagers. Le nouveau concept est « Smart Sahara ». Il est simple : maraîchage, énergie solaire (puisque nous possédons le taux d’ensoleillement le plus élevé de la planète), développement durable... Doucement, à notre rythme. Nous n’attendons pas la fin de la crise, elle ne nous fait pas peur, car nous serons déjà loin dans nos nouvelles dispositions lorsque les gaziers désireront revenir à leur activité. Le Sahara sera devenu le grenier à blé et le pourvoyeur de fruits et de légumes de l’Algérie. Nous sommes la sortie de crise.
In Salah tient à remercier toutes les bonnes personnes qui nous ont soutenu, experts, journalistes, anonymes qui ont été à nos côtés quotidiennement. Ceux que nous avons rencontrés, nous les avons remerciés de vive voix. Ceux que nous ne connaissons pas et qui ont donné des jours et des nuits de leurs vies pour nous et pour l’Algérie, nous sont encore plus précieux.
In Salah ? C’est l’Algérie toute entière. Mais In Salah, c’est la Tunisie, le Maroc, la Libye et bien d’autres pays qui subissent la dictature des multinationales. Pour toutes ces raisons, jamais nous ne baisserons les bras.
Hacina Zegzeg
A propos de ce texte : Hacina Zegzeg était annoncée dans diverses rencontres à Paris, Lille, Lyon et Marseille, ces dernières semaines pour témoigner de la lutte à In Salah. Elle n’a pu finalement s’y rendre car le régime algérien a refusé de lui délivrer son passeport. A défaut de pouvoir être présente, elle a envoyé ce texte.
A lire sur le sujet :
Notre enquête Gaz de schiste : les Algériens se mobilisent contre le régime et l’ingérence des multinationales pétrolières et le rapport sur Total et les gaz de schiste en Algérie