La pancarte est rangée, soigneusement, dans un coin de son appartement. Il l’a gardée, la regarde, la touche même parfois, comme pour empêcher la fuite de souvenirs déjà effrités par cette année d’espoirs hoquetants. Plus de trois cent soixante aubes ont passé, mais il se souvient comme hier de ce matin d’hiver, blanc et brumeux, où il a fermé sa porte avant de descendre dans la rue. Jusque sous son menton, il avait remonté la glissière de sa veste bleue. Entre la toile et la laine de son pull, la pancarte roulée, avec ces mots en capitales rageuses : «Moubarak dégage». Dans les rues du Caire, les Egyptiens vaquaient, presque comme à l’accoutumée, n’était cette tension diffuse, en ce jour décrété fête de la police, où plusieurs organisations avaient appelé à manifester contre le régime. Cette police honnie, incarnation de tous les abus, impunité de l’uniforme, corruption, brutalité…
La semaine précédente, dans toute l’Egypte, des hommes s’étaient immolés, un, puis deux, puis quatre, répliques du séisme tunisien qui venait de chasser Ben Ali. Puis, il a marché jusque devant le syndicat des journalistes, lieu traditionnel de rassemblement des activistes, où personne ne manifestait encore, incapable de se douter qu’une heure plus tard, le pays à son tour allait basculer sur l’autre versant d’une histoire paralysée par trente ans de règne d’Hosni Moubarak. Les hommes d’Amn el-Dawla, la terrifiante sécurité de l’Etat étaient là, avec leurs grosses lunettes noires, leurs tenues civiles qui ne trompaient personne, filmant la foule avec leur téléphone portable. Puis, il y eut le micro d’un journaliste étranger, et d’une voix rendue sourde par la colère, si longtemps tue, si longtemps refoulée, il s’était présenté.
«L’homme aux machoires serrées»
Banquier retraité, sexagénaire, grand-père. Un nanti, ou presque, un de ceux qu’on aurait imaginés du côté du système, et qui n’en pouvaient plus de ne plus se regarder en face. Puis, les maxillaires crispés par la tension, il avait sorti de son blouson sa pancarte, et s’était fait emporter par la vague de policiers furieux. Son visage et sa pancarte, capturés par les objectifs, ont fait le tour du monde. La photo de «l’homme aux mâchoires serrées» a même été qualifiée d’image de l’année par un journaliste de CNN. «Un jour, la pancarte, je l’encadrerai. Mais le 25 janvier, je vais la ramener sur Tahrir. Avec son "MOUBARAK DEGAGE". Parce qu’un an après, rien, rien n’a changé.» L’homme aux mâchoires serrées s’appelle Abdel Megid el- Meheimy. Il a le regard fixe et un peu fou de ceux qui ont rencontré leur destin. Le sien s’est marié à la révolution. Toute l’année écoulée, il en a accompagné le mouvement, rejoignant les rangs de la coalition laïco-libérale el-Kotla, le Bloc égyptien, multipliant les réunions politiques, présent à toutes les manifestations, assistant, impuissant, à la déroute de la révolution, abandonnée aux mains de l’armée.
Cette armée qui a renversé la monarchie en 1952 et a dirigé depuis le pays dans l’ombre, mettant en première ligne des militaires habillés en civils, comme Nasser, Sadate ou Moubarak. Une armée que beaucoup soupçonnent d’avoir pris en route puis kidnappé le train de la révolution afin de préserver ses pouvoirs et ses privilèges. C’est un insaisissable et omniprésent fantôme, dont on ne connaît officiellement ni les effectifs, ni le budget. A la tête d’entreprises, d’usines, de terrains, de résidences de vacances. Le procès d’Hosni Moubarak, accusé entre autres de détournement de fonds public, a lieu à huis clos, comme s’il s’agissait, disent certains, d’éviter que ne soient compromis ceux qui auraient pu bénéficier du juteux système de commissions sur les ventes d’armes qui aurait permis l’enrichissement du clan Moubarak dès les années 1970. L’immunité des militaires face à la justice civile, réclamée par l’armée, est d’ailleurs un des points de crispation qui entoure la rédaction de la future Constitution.
«Un an après, je ne suis pas optimiste», souffle Abdel Megid. Lundi, sous la coupole de l’Assemblée du peuple, le premier Parlement islamiste d’Egypte va se réunir : 70% des sièges ont échu aux Frères musulmans, aux salafistes et aux barbus en tout genre, au terme de plus d’un mois de marathon législatif pendant lequel l’Egypte, en trois phases successives, a voté. Le parti laïc Kotla n’a même pas fait 10%. Abdel Megid et toute l’aile laïque de la révolution ont beau se dire qu’il faut accepter le résultat des urnes, la démocratie leur laisse parfois un arrière-goût amer.
«L’armée ne lâchera pas»
«Moi, je n’aipas peur des islamistes. Ce dont il faut avoir peur, c’est du Scaf [le Conseil suprême des forces armées].» La voix d’Alfred résonne dans l’appartement au plafond haut qu’il occupe avec un ami, à Zamalek. L’armée, il respecte, dit-il. Mais le Scaf «n’est qu’une bande de dictateurs».
A la tête du collectif de gradés qui dirige l’Egypte depuis un an, l’ex-ministre de la Défense d’Hosni Moubarak, le maréchal Hussein Tantawi. Le 30 juin, le maréchal l’a promis, l’armée passera le témoin à un pouvoir civil élu. Mais Alfred doute. «L’armée ne lâchera pas, confirme un diplomate. Elle va profiter du choc et de la peur inspirée par la victoire des islamistes pour se maintenir, d’une façon ou d’une autre.» Chacun s’attend à un tour de passe-passe, lors de la rédaction de la Constitution, qui lui garantira de garder la main sur toutes les décisions engageant l’avenir de l’Etat, ainsi que l’opacité totale sur ses finances. Des finances qu’on devine immenses : les militaires ont ainsi pu annoncer ex abrupto le mois dernier le prêt d’un milliard de dollars au gouvernement, afin de soutenir la monnaie.
Sous les yeux clairs d’Alfred, la fatigue et la révolution ont laissé des ombres violettes, qui durcissent son visage, hier encore juvénile.L’année qui a passé, il a vécu mille vies. Le gamin de Shoubra, quartier chrétien et populaire du Caire, ingénieur en technologies de l’information, est un «dedicated revolutionary», comme il se qualifie sur le profil du compte Twitter qu’il alimente sans relâche, ponctuant ses interventions de mots-clés anti-armée, #NoScaf, #FuckScaf. Un camé de la révolution, incapable de décrocher de son shoot d’adrénaline. Il ne compte plus ses batailles, les raconte comme une geste.
A toutes les dates clés de la révolution, celle où le sang a coulé et où les martyrs, aux visage graffités sur les murs de la capitale, sont tombés, Alfred était là. La bataille des ponts, en janvier. Celle des chameaux, en février. Celle d’Abbaseya, quand pour la première fois, l’armée et le peuple se sont affrontés. Celle de Maspero, quand les chars ont foncé dans la foule des chrétiens, nuit de folie où Alfred a eu si peur, parce qu’il était chrétien. Celle de la rue Mohamed-Mahmoud, en novembre, où plus de quarante personnes sont mortes, dont plusieurs sous l’effet des milliers de grenades de gaz toxique tirées par la police. Et celle, juste avant Noël, où les militaires ont fondu comme une nuée sur les manifestants. Tapant, tirant sur ceux qui maintenaient leur sit-in devant les bureaux du nouveau Premier ministre Kamal el-Ganzouri pour en réclamer le départ. Les télévisions du monde entier, horrifiées, ont diffusé l’image de cette femme voilée frappée, inconsciente, le vêtement relevé découvrant son soutien-gorge bleu, et ce soldat piétinant sa poitrine.
«All cops are bastards»
Pour se justifier, l’armée a dénoncé un plan visant à déstabiliser le pays, expliquant être intervenue pour protéger les biens publics contre «des saboteurs». Des voyous «tout juste bons à être jetés dans les fours de Hitler», a renchéri le général Kato. N’est-ce pas eux qui ont mis le feu au vénérable Institut d’Egypte, dont les livres anciens ont été réduits en fumée lors des affrontements ? Version officielle qui n’explique pas pourquoi les pompiers de la caserne située à 100 mètres n’ont pas bougé pour éteindre les flammes, rétorquent ceux qui voient là la main de la contre-révolution.
En contrebas de chez Alfred, les supermarchés brillent de toutes leurs vitrines. Dans les cafés à la mode, l’Egypte dorée s’inquiète, au-dessus de cappuccinos fumants, des lendemains qui déchantent. Sur l’autre rive du Nil, les ruelles d’Imbaba, quartier populaire et fortement marqué par l’islamisme. Là, il y a quelques jours, les kazeboun, les «menteurs» sont venus sensibiliser la population. Le mouvement s’est créé au lendemain des derniers affrontements. «Il y a un an, je criais "Moubarak dégage !" Aujourd’hui, je crie "maréchal dégage. N’ayez pas peur !"» Un drap tendu entre deux piquets, un vidéo-projecteur : où qu’ils passent, les kazeboun improvisent des projections d’un film dans lequel ils démontent un à un les arguments de l’armée, «les mensonges du Scaf». Les déclarations des officiels lors de conférences de presse sont confrontées aux violences militaires, aux témoignages des activistes tabassés ou arrêtés.
Alfred, c’est typiquement un de ces «petits imbéciles» que ne supportent plus Nadia et son mari Islam, les épiciers de Mounira. Ils vivent dos à Kasr al-Aini, la grande avenue qui mène à Tahrir. Pendant la révolution, ils ont baissé la grille de la boutique, mais continué à servir les habitants du quartier qui venaient toquer au volet. Ils ne comptent plus les fois où, trop exposés, ils ont barricadé à la hâte le magasin. Sur la façade, tout près du mini-congélateur qu’ils sortent sur le trottoir, quelqu’un a peint un grand «ACAB». Nadia ne sait pas que cela veut dire «all cops are bastards», mot d’ordre des ultras du club de foot d’Ahly, qui ont mis au service des manifestants anti-armée leur expertise du combat de rue et leurs troupes. «L’armée, c’est ce qu’il nous faut !» tempête Nadia derrière son comptoir.
«Les petits excités du 6 avril»
Nadia a tenté de l’expliquer une fois à des manifestants : «L’armée est la protectrice de la révolution ! S’ils l’avaient voulu, les militaires auraient tiré sur la foule pendant le soulèvement ! Ils ne l’ont pas fait ! Ils ont emprisonné Moubarak, ils l’ont collé au tribunal.» Dans son épicerie aux murs barbouillés de peinture bleue, elle en voit passer, du monde, et chacun, dit-elle, est dans le même état d’esprit : «Ras-le-bol ! Il faut reconstruire le pays, tout est à refaire. On a besoin d’ordre et de discipline.» L’insécurité, le chaos permanent, l’épuisent. La révolution, elle est aussi la sienne, et elle compte bien le faire entendre sur Tahrir le jour anniversaire de la révolution, décrété fête nationale, la semaine dernière, par les militaires. Les «petits excités», comme Alfred, et toute la clique des jeunes du mouvement du «6 avril», sont manipulés par des puissances étrangères pour déstabiliser le pays : c’est la tonalité des médias nationaux qui, reprenant les déclarations des militaires, font peser le soupçon sur les intentions de ceux qui continuent à jouer les jusqu’auboutistes. Nadia, vraiment, voudrait que la vie reprenne son cours. Moubarak dehors, c’est bien, il fallait changer. Mais maintenant, «khalas», dit-elle comme des millions d’autres égyptiens, «fini».
Ras-le-bol du marketing révolutionnaire entretenu jusqu’à la lie. La nouvelle Assemblée, enfin, va se réunir. La Constitution, dit-on, pourrait être rédigée en deux semaines. D’ici un mois, on vote pour le Sénat, et avant l’été, inch’allah, pour le Président. Le candidat Mohamed el-Baradei, si prisé des médias internationaux, a jeté l’éponge, dénonçant l’absence d’un réel cadre démocratique ? Nadia sûrement s’en fiche. L’homme n’avait que peu de popularité, critiqué même au sein du Bloc égyptien. Ce qu’elle veut, elle, c’est un militaire, un homme fort. Point final. A la radio, Nadia a forcément entendu la chanson Ya el midan,«toi la Place». Un hommage au peuple de Tahrir que Cairokee, l’un des groupes phares de la révolution, chantera probablement devant la foule mardi. «Nos vies ont enfin un sens […] / Toi la place, tu as rassemblé autour de toi un peuple brisé / Toi la place, tu es comme une vague que certains chevauchent et qui en emporte d’autres / et ceux qui nous regardent disent que ce n’est qu’unefolie, que de toute façon, les destins sont écrits.»
C’est bien ce que s’est dit Ibrahim Hazem, le 28 novembre, en installant devant le bureau de vote de Garden City, la table où les observateurs des Frères musulmans répondaient aux questions des votants. Que de chemin parcouru en un an : la confrérie hier interdite, légalisée, dotée d’un parti, est devenue la première force politique du pays, avec plus de 46% des sièges à l’Assemblée. Sur sa veste, Ibrahim avec fierté a épinglé un badge du PLJ, le Parti liberté et justice des Frères musulmans. «Jugez-nous sur pièces. Il n’y a pas de raison d’avoir peur de nous. Maintenant, c’est la démocratie ; si nous prenons des décisions qui déplaisent au peuple, nous aurons à rendre compte devant le Parlement et dans les urnes.» Quand on lui parle islamistes au pouvoir, il répond pragmatisme, programme économique, assainissement des finances. Les Frères musulmans viennent de fonder leur club d’affaires, pour rassurer les investisseurs. Et quand on évoque les salafistes, ces concurrents trop longtemps sous-estimés, il botte en touche. «L’Egypte, c’est le pays de la modération. Nous ne sommes pas des extrémistes, nous garantissons la liberté de culte, la liberté de pensée, la pluralité démocratique.»
L’Egypte surprise par la vague salafiste… De quoi réjouir Islam Hegazi. Sur son menton une broussaillle s’effiloche en longs poils bruns. Son pantalon est coupé court, au-dessus des chevilles. «Nous sommes des pacifistes, et des amoureux de la vérité. On a fait croire aux gens que les salafistes n’étaient que des terroristes qui tuaient, coupaient des oreilles, méprisaient les femmes. Bien au contraire ! Nous les respectons tellement que nous ne voulons pas qu’elles souffrent ou qu’elles soient souillées par le regard ou la violence des autres hommes dans la rue, c’est pourquoi nous leur conseillons de rester à la maison.» Jamais Islam ne se hasarderait à toucher la main d’une femme. Il les regarde le moins possible, préférant fixer le trottoir ou le vide. «Cela ouvrirait la porte au désir, et je ne dois pas prendre le risque de m’engager sur la voie du péché.»
«Les gens ont soif de pureté»
Islam n’en revient pas : le mouvement salafiste al-Nour a engrangé près d’un quart des voix. Créé avec la révolution, le parti a été l’outsider imprévu de ces élections. Il a fait le plein dans les couches populaires, et surtout dans les campagnes, oubliées de la révolution, se présentant comme le véritable parti de Dieu, en opposition aux Frères musulmans, «plus préoccupés par la politique que par le véritable islam». Déjà, des histoires circulent, invérifiables, sur ces brigades du vice et de la vertu, qui se seraient créées pour contrôler les mœurs. Des répliques des fameux muttawa’in qui terrorisent les Saoudiens en patrouillant avec leurs bâtons, traquant la moindre entorse au dogme.
Beaucoup d’Egyptiens ont ri, soulagés d’apprendre que des clientes d’un salon de coiffure de Benha avaient récemment chassé à coups de savate des salafistes venus inspecter les lieux. N’empêche, chacun sent que désormais, il va falloir compter avec l’influence, légale, des islamistes radicaux. «La société avait perdu ses valeurs morales, commente Islam. Le régime était corrompu, la finance était corrompue, la police était corrompue… Les gens ont soif de pureté.»
Mais un an après le soulèvement, l’Egypte a aussi les poches crevées. Le taux de croissance, qui était à plus de 6%, sera à peine positif cette année. Les touristes ont fui. Les investisseurs étrangers aussi. Les propositions d’aides internationales qui pleuvaient sur le pays au lendemain de la chute de Moubarak sont restées sans réponse, les militaires refusant de s’engager pour ne pas être tenus responsables des dettes de l’Egypte. D’ici l’été, entend-on dire, chez les spécialistes, le pays pourrait être en banqueroute. Sur Internet, depuis un mois, des vidéos tournent, appelant le 25 janvier à une seconde révolution. Elles enchaînent les témoignages, et les images fortes de l’année écoulée. «Nous demandions la dignité, l’accès au logement, à l’emploi, à l’éducation. Nous demandions à vivre en hommes. Rien n’a changé. La révolution n’est pas terminée», dit l’une d’elles. Des dizaines de milliers de personnes, déjà, l’ont fait circuler.
Comme il y a un an, la tension monte, diffuse. Imprévisible. Elle est perceptible dans l’armée, qui en quelques semaines, a multiplié les effets d’annonces, accéléré les audiences du procès Moubarak, contre lequel la peine de mort a été requise. Perceptible chez les feloul, les anciens du régime, les supporters du raïs qui eux aussi, manifesteront le 25 pour faire résonner la prophétie d’Hosni Moubarak, qui prédisait un raz-de-marée islamiste et le chaos s’il quittait le pouvoir. Perceptible encore chez ceux - nombreux - qui se terreront chez eux ce jour-là, par crainte d’une situation qui dérape, ou simplement fatigués du trouble permanent. Les marchands de drapeaux, de tee-shirts, de souvenirs aux couleurs révolutionnaires fourbissent déjà, eux, leurs étals. Les activistes font chauffer leurs smartphones. Tahrir se prépare à célébrer son premier anniversaire. Chez Abdel Megid, l’homme aux mâchoires serrées, la pancarte, déjà prête, n’a jamais cessé d’attendre.
Crédit photo (édition journal papier): Guillaume Binet (Agence MYOP) et Denis Dailleux (Agence Vu)