ZAD, Amap, Alternatiba, effervescence contestatrice opposée au projet de loi El Khomri, Nuits debout… les gauches partisanes (PS, EE-LV, Front de gauche, NPA, etc.) bruissent à chaque fois de condescendance : «C’est bien gentil, vos trucs, mais ça manque de débouché politique !» Et si cela permettait plutôt de commencer à déboucher démocratiquement une politique représentative structurellement engorgée de boue oligarchique ?

De l’habileté d’apparatchik de Jean-Christophe Cambadélis à la mégalo présidentielle de Jean-Luc Mélenchon, la politique tutélaire renaît périodiquement de ses cendres. Pour eux, la politique délimiterait d’abord l’espace politicien de mise sous tutelle des citoyens. Les individus ordinaires pourraient, certes, s’égayer ponctuellement dans des espaces de libre parole et d’action directe, mais il faudrait quand même revenir à un moment à «la vraie politique» : celle des partis et des présidentiables providentiels. Ces rappels à l’ordre s’opposent à l’idéal démocratique et libertaire associant autogouvernement de soi et autogouvernement du peuple.

Et si, sur nos places publiques et ailleurs, se fabriquait de manière balbutiante une politique plus digne et quotidienne, à l’écart des dérives arbitraires des régimes représentatifs professionnalisés à prétention démocratique ? Ce sont au moins des points de départ susceptibles de redonner une signification plus profonde au beau mot galvaudé de démocratie. Des dispositifs pratiques qui relancent l’imaginaire citoyen d’une société sous la menace d’une extrême droitisation idéologique et politique. Des explorations précaires qui renouent avec une composante proprement spirituelle, en une acception non nécessairement religieuse : le champ des interrogations sur le sens et les valeurs de nos existences individuelles et collectives au sein des cités humaines.

Pris en tenaille entre le dessèchement spirituel généré par la logique capitaliste de l’argent roi et les absolus meurtriers du jihadisme, nous manquons de spiritualité démocratique. La quête spirituelle sourddes résistances intimes et coopératives qui s’esquissent aujourd’hui. Elle affleurait déjà des émotions morales et multiculturelles exprimées publiquement après les attentats de janvier et de novembre 2015.

Les élans alternativement démocratiques en cours ne constituent pas la solution, car le fantasme de la solution unique constitue une impasse trop souvent réitérée. C’est à tâtons que l’on doit se coltiner pragmatiquement les rugosités du réel. Un brouillard idéologique inquiétant appelle toutefois la confection d’une boussole provisoire et redéfinissable en chemin. En tension avec cette exigence, les expériences actuelles pourraient être parasitées par un confusionnisme sis dans l’air du temps.

Les médias ont contribué à introniser avec Frédéric Lordon un pape intellectuel de la Nuit debout parisienne. Or, ce doctrinaire national-étatiste pose dans son récent livre Imperium (La Fabrique, 2015) la nécessaire domination étatique du vertical sur l’horizontal et la prégnance quasi organique de «l’appartenance nationale». Cela se situe pourtant à rebours de l’ouverture internationaliste et des aspirations radicalement démocratiques de nombre de défricheurs de la place de la République. Attention aux penseurs suprêmes affectant de nous sauver et nous reconduisant dans des ornières éculées !

 

Néanmoins, ne craignons pas de telles impuretés inévitables liées à notre condition mélancolique. L’Encyclopédie dirigée par Diderot et D’Alembert ne caractérisait-elle pas, en 1765, la mélancolie comme «le sentiment habituel de notre imperfection» ? Une éthique de la fragilité, assumant dans la joie ou la tendresse nos faiblesses les plus prosaïques, pourrait nous aider à nous émanciper des transcendances marchande et fondamentaliste sans garantie définitive contre les chausse-trappes. De frêles sourires humains contre les mécaniques de la déshumanisation !

L’abandon de l’illusionnisme politicien ne suffira cependant pas à consolider à une large échelle des pratiques démocratiques. Des convergences sont à trouver entre les couches moyennes salariées, les plus mobilisées sur les places de l’honneur citoyen retrouvé, et celles populaires, les plus méfiantes à l’égard du politique. Enrayer les divisions entre «Blancs» et racisés apparaît aussi indispensable au regard de la prégnance du poids des néoconservatismes xénophobes, du FN à Zemmour et Soral.

Cela se heurtera aux amalgames islamophobes tambourinés dans la gauche étatique par Manuel Valls et Laurence Rossignol et justifiés intellectuellement par les Lumières dogmatiques d’Elisabeth Badinter. En refusant de prendre en compte les parts d’ombre historiques des magnifiques Lumières (émergence de l’horreur nazie au cœur de la «civilisation», légitimation des crimes coloniaux et des discriminations postcoloniales, sexisme du prétendu monopole masculin de la raison), on s’accommode facilement des inégalités existantes et on entrave l’intégration raisonnée de Lumières tamisées dans la reformulation de boussoles émancipatrices.

Prospecter les sentiers du sens partagé tout en préservant des moments de solitude personnelle, oser le bricolage de soi tout en s’efforçant de transformer collectivement le monde : ces défis cabossés et hérissés de pièges ont la couleur de l’aventure face à la claustrophobie du non-sens politicien. Ne perdons pas le fil protecteur de l’auto-ironie chantonnée par Souchon dans Foule sentimentale : «Dérisions de nous dérisoires» ! L’arrogance des tenants du «débouché politique» nous apparaîtra d’autant plus ridicule. Déboucheront-ils un jour leurs oreilles devant les clameurs issues de la vie de tous les jours ? C’est peu probable, tant on dit que la masturbation politicienne rend sourd. Nous avons à inventer des organisations politiques différentes, plus libertaires, dotant notre action d’une stabilité relative et de repères mémoriels tout en cassant les proximités installées par la forme parti avec la pente bureaucratico-hiérarchique des Etats-nations. Nous disposons pour avancer du riche entremêlement de nos fragilités singulières et communes. Avanti o popolo

Philippe Corcuff

 

 

Source : http://www.liberation.fr