Après tout, le projet sous-tendu par la loi El Khomri pouvait paraître cohérent. D'ailleurs ses adversaires les plus virulents, tout autant que ses soutiens, sont d'accord sur un diagnostic : ce texte aurait un cap et une philosophie. Il romprait délibérément avec les marqueurs de gauche et validerait les vœux des libéraux.
Le Parti de gauche, le PC, Europe Écologie et une frange du PS le considèrent d’ailleurs comme le point d'orgue (et le point de non-retour) du virage social-libéral emprunté par le président au lendemain de son élection. L’aboutissement social d’un projet économique mûrement prémédité.
Du côté des soutiens du président, au premier rang desquels on trouve Bruno Le Roux, l'analyse est identique, même si les conclusions sont opposées. Hollande saurait où il va. Il serait l’homme avisé, capable de dépasser le prêt-à-penser d’une gauche accrochée à ses marqueurs du dix-neuvième siècle. Depuis la publication de statistiques positives sur la croissance, le chômage, ou la balance des paiements, ces hollandais pensent avoir trouvé la preuve du bien-fondé des choix présidentiels et la clé de sa reconquête.
On avance donc à front contradictoire, mais l’idée générale est que le cap est tracé, et qu’il fait partie d’une stratégie sophistiquée : qu’on en pense du bien ou du mal, François Hollande miserait sur l’apparition d’une nouvelle majorité, susceptible de regrouper les « modérés » du PS, le centre, et une partie de la droite. Changement de pied jugé scandaleux ou dangereux par la gauche alternative, ainsi que la plupart des syndicats, et positif par le patronat et certaines personnalités comme Jean-Pierre Raffarin.
Il se trouve qu’en arrivant à l’Assemblée, l’accueil de la la loi El Khomri dément cette cohérence. Loin d’ouvrir une troisième voie, ce texte conduit à une impasse politique. Il ne paraît pas prouver la vista de son inspirateur, mais son incohérence tactique. À un an de la présidentielle, le président élu par la gauche est nu. Il est en passe de perdre sa majorité parlementaire sans trouver le moindre soutien du côté de l’opposition. Si la perspective du 49.3 est de nouveau mise en avant, c’est bien que le président n’a pas déplacé la base de sa majorité, mais l’a réduite.
Comment en est-on arrivé à la situation abracadabrantesque d’un Hollande potentiellement mis en minorité par sa majorité (comme dans le vote de la loi Macron) et cherchant en permanence le soutien d’une opposition qui refuse ses avances ? Sans doute par l’effet conjugué de deux facteurs : des erreurs personnelles, et l’illusion présidentielle qui frappe la France depuis plus de quarante ans.
Les fautes tactiques du locataire de l’Élysée culminent depuis novembre et ont réduit à néant l’effet positif de sa gestion des attentats. Comment, après les quarante milliards du CICE et du pacte de responsabilité accordés sans contreparties aux entreprises petites ou grandes, comment après le 49.3 de la loi Macron, comment après la multitude de déclarations d’amour adressées aux adversaires désignés par le discours du Bourget, comment ce président a-t-il pu engager sa stature post-attentats dans l’aventure de la déchéance de nationalité, empruntée à la droite la plus sectaire ? Comment n’a-t-il pas vu, et prévu, que cette proposition hautement symbolique mettrait en fureur, jusqu’à l’excès parfois, une gauche qui se sentait trahie sur le plan économique ?
Le résultat ne s’est pas fait attendre. François Hollande a dévissé. La crédibilité acquise en novembre s’est effondrée dès janvier. La gauche s’est rétractée, et la droite s’est dérobée. Or c’est à ce moment précis, face à cette majorité brutalisée, que les stratèges du gouvernement Valls et Macron, en crise de surenchère, ont décidé de frapper un nouveau coup !
La première version de la loi sur le travail a été publiée, avec ses indemnités prudhommales plafonnées, ses licenciements économiques facilités, son détricotage des 35 heures, sa possibilité d’aller jusqu’à soixante heures en une semaine, son forfait jour, ses apprentis travaillant 40 heures. Bien sûr, la réaction n’a pas tardé, elle a été massive et spectaculaire ; bien sûr le texte a évolué, mais l’impression demeure. Elle laisse entendre que ce pouvoir élu par la gauche attaque son camp comme aucun gouvernement de droite ne l’a fait auparavant. Pourquoi ce président de la République, entouré d’experts, a-t-il laissé « filer » une loi de cette nature juste après le naufrage du projet sur la déchéance ? Un « calendrier dingo » décidé par le seul François Hollande et qu’il paie au prix fort.
Il y a donc des fautes conjoncturelles et personnelles, mais elles ne sont pas les seules. Il en existe d’autres, plus structurelles. Elles tiennent à la nature des institutions et au mode de scrutin des élections législatives. Les institutions font croire que le président de la République détient tous les pouvoirs. Il suffit de voir la frénésie qui s’empare du personnel politique, tous les cinq ans, pour mesurer l’effet de cette illusion. Ils sont tous là, dix, quinze, vingt ou davantage, convaincus de se sentir appelés par la France, comme Paul Claudel par Dieu le Père, près du deuxième pilier de Notre-Dame… Et ils sont persuadés, souvent sincèrement, qu’ils changeront à eux tout seuls un pays de soixante-cinq millions de citoyens, engagé dans la mondialisation ! Or plus les années passent, plus les régimes se succèdent, et plus ces présidents, présumés tout-puissants, sont réduits à l’impuissance ! Plus ils s’obstinent à décider tout seuls, comme la Constitution leur en donne le droit, et plus leur solitude est pathétique. Il suffit de quelques mois, ou de quelques saisons. Mitterrand a perdu le pouvoir réel en 1986 et 1993, Chirac en a fait autant en 1997, puis s’est heurté à Nicolas Sarkozy dès novembre 2004, Sarkozy a égaré son crédit dès janvier 2008 et ne l’a jamais retrouvé, Hollande s’est enfoncé à partir de la rentrée 2012…
Les présidents français, forts des pouvoirs exorbitants que leur accordent les institutions de la Cinquième République, ne voient pas que les temps ont changé depuis Charles de Gaulle, et que le pouvoir réel leur a largement échappé. Seul demeure, intact et dangereux, le pouvoir de nomination avec son cortège de soupçons : l’État RPR autrefois, le clanisme de Sarkozy ensuite, la promotion Voltaire aujourd’hui… Pour le reste, le président de la République continue de se croire tout permis, et il se heurte au retour de bâton de la réalité. Sarkozy est allé chercher la croissance avec les dents et y a laissé son dentier, puis il a décrété le débat sur l’identité nationale et s’y est abîmé. Hollande s’est lancé dans la déchéance, pour se grandir, et s’est déchu lui-même…
Ce n’est pas tout. L’illusion du pouvoir personnel est aggravée par le mode de scrutin des élections législatives. Le scrutin majoritaire, censé garantir la stabilité du pouvoir, génère sa déconnexion. Il envoie au président l’écho d’une France qui n’existe plus. Deux partis qui représentent moins de cinquante pour cent des Français y détiennent la quasi-totalité des sièges. Les coalitions ne se déterminent pas en fonction du résultat d'une élection générale, comme en Allemagne, mais elles se verrouillent auparavant, à double tour. Elles n’ont pas changé depuis 1958, imperturbables et déphasées.
Tous les présidents ont proclamé leur volonté de dépasser les « clivages », mais aucun n’a réussi. Giscard rêvait de « deux Français sur trois » et s’est écrasé sur moins d’un Français sur deux. Mitterrand a recruté quelques centristes en 1989, avant de subir la raclée la plus fameuse de l’après-guerre, en 1993. Nicolas Sarkozy a joué à l’ouverture avec des Bernard Kouchner de passage, des Éric Besson d’aventure, ou des Jean-Pierre Jouyet d’occasion, comme François Hollande, dans un esprit moins voyant, a nommé l’hyper minoritaire Manuel Valls à Matignon, et le banquier Emmanuel Macron à Bercy…
Mais ils ont beau rêver de recomposition, ils butent sur un mode de scrutin que personne n’a osé réformer, sauf provisoirement François Mitterrand en 1985. Un scrutin majoritaire à deux tours qui les renvoie systématiquement dans leurs seize mètres originels. François Hollande y avait bien songé, en inscrivant dans son programme une part de proportionnelle. Mais il a oublié sa promesse de 2012, et se retrouve doublement piégé.
Premièrement, il a installé une politique économique et sociale qu’il n’avait pas annoncée, ce qui lui a fait perdre une bonne part de ses électeurs de gauche. Deuxièmement, il a fermé la porte à la proportionnelle, et son projet de nouvelle majorité n’a aucune chance de voir le jour. En faisant ce qu’il n’avait pas annoncé, et en annonçant ce qu’il n’a pas tenu, il a brûlé ses vaisseaux sans se donner les moyens de trouver un navire de rechange. Il se retrouve sur son radeau, Mélenchon dirait son « pédalo », à faire sa loi sur le travail, tout en la défaisant.
Le résultat est tellement lourd de menaces pour lui, qu’on est en droit de se poser une question : François Hollande agit-il par calcul, avec un coup d’avance, ou court-il après son costume, sans parvenir à l’enfiler ? Est-il fait pour le job ? Sait-il faire le président ?
Ceux qui détiennent la réponse connaissent le résultat des prochaines élections.
Source : https://www.mediapart.fr