«Les Grecs n’ont pas peur de mourir. Mais ils flippent d’aller à l’hôpital», lâche Yannis, traits tirés, air soucieux, qui se grille une cigarette sur le perron de l’hôpital de Corinthe avec sa mère, Anna. Cuisinier à Athènes, il a pris un congé pour rendre visite à son père hospitalisé. Et pour prendre la relève de sa mère. «Je n’ai pas bougé d’ici depuis que mon mari a été admis aux urgences, il y a deux jours, dit Anna, épuisée. C’est une obligation de rester au chevet des malades.» Elle raconte la mésaventure arrivée la veille au voisin de chambre de son mari. L’infirmière de jour a ôté à cet homme âgé l’oxygène qu’un médecin lui avait installé. «Le monsieur n’a personne avec lui. Il a fallu plusieurs heures avant que l’infirmière de nuit lui remette…» Et de poursuivre : «Hier, nous avons attendu l’ORL pendant trois heures. En vain. Il était absent, il n’était pas remplacé, personne ne le savait. Mon mari n’a donc pas été examiné.» La raison de ces dysfonctionnements en chaîne : «Le manque de personnel», répond Anna sans hésiter.
Une récente étude de la Fédération panhellénique des travailleurs des hôpitaux publics (FPTHP) déplore ainsi un personnel infirmier «trop rare», «âgé» et atteint «d’importants problèmes de santé». Avec 35% des postes inoccupés, «il existe des risques d’erreur dans les soins infirmiers car chaque personne a en charge quarante lits», s’inquiète le rapport. L’hôpital de Corinthe illustre cruellement cette situation. Il devrait compter, raconte sa directrice, Dimitra Kalomiri, «84 postes de médecins et 306 d’infirmiers». Mais, déplore-t-elle, «seules 60 places de médecins et 197 d’infirmiers sont pourvues». Même litanie dans les hôpitaux d’Athènes.
Dans la capitale grecque, à Evangelismós - le plus grand établissement de Grèce et des Balkans -, comme le souligne sa directrice, Nagia Goulaki-Mitsaki, «259 postes de médecins et 240 d’infirmiers sont vacants» sur quelque 2 100 postes. La Grèce assiste, impuissante, à un exode de ses médecins. Depuis 2009, 18 000 ont fui le pays. La faute à la crise sans fin, aux coupes budgétaires, bien sûr, et à la chute vertigineuse des salaires : -45% en moyenne. La plupart ont migré en Allemagne ou au Royaume-Uni. Et l’avenir s’envisage avec pessimisme car la relève n’est pas assurée. La Grèce manque d’internes ou de médecins en cours de spécialisation. Quant aux quelques recrutements, ils sont précaires et mal rémunérés.
Cette véritable crise du système de santé publique résulte de cinq années noires. «Entre 2010 et 2014, ce secteur a été une cible privilégiée des mémorandums [les accords signés entre la Grèce et ses créanciers, ndlr]», explique à Libération le ministre grec de la Santé, Andréas Xanthós. Entre 2009 et 2014, les Grecs ont vu les dépenses de santé passer de 23,2 milliards d’euros en 2009, à 14,7 milliards en 2014, rappelle-t-il. En Allemagne, elles s’élèvent à 322 milliards, contre 274 milliards en 2009. Et ce alors que Berlin exige d’Athènes toujours plus d’austérité.
«Pour certains, ce fut la fête pendant longtemps dans le secteur de la santé, reconnaît pourtant le ministre grec. La corruption était endémique et a bénéficié à nombre de grands groupes pharmaceutiques.» On dit que l’un d’eux aurait, entre 2006 et 2014, arrosé de pots-de-vin fonctionnaires et médecins pour augmenter les prescriptions ou obtenir des prix plus élevés pour ses médicaments. «Des produits étaient surfacturés, le matériel acheté indépendamment des besoins réels à des fournisseurs privilégiés, témoigne un haut cadre de l’hôpital de Corinthe. Un ou deux hauts responsables empochaient de juteuses commissions.»
Cela n’a pas empêché le Pasok (parti social-démocrate) et Nouvelle Démocratie (droite), au pouvoir entre 2006 et 2010, d’avoir multiplié «les coupes drastiques», précise Andréas Xanthós, sous couvert de respect des réductions des dépenses publiques fixées par les créanciers de la Grèce. A la clé, «fermetures d’hôpitaux, suppressions de postes, baisses de salaires, hausse globale du coût des soins à la charge des malades, introduction d’un forfait de 5 euros pour tous», rappelle à Libération le ministre : «Ce fut une privatisation passive.» Alors qu’il aurait fallu, selon un haut responsable hospitalier, opérer un grand ménage et rationaliser le système. Au lieu de ça, la seule logique comptable a prévalu.
Le budget de l’hôpital d’Evangelismós a par exemple été divisé par deux entre 2010 et 2016 et représente aujourd’hui 215 millions d’euros. «Le gouvernement Syriza arrivé en 2015 a impulsé des changements dans le secteur médical», reconnaît Giorgos Vichas. Ce cardiologue hospitalier a créé en 2011 le premier dispensaire social dans la banlieue d’Athènes. Lui et ses équipes médicales se sont félicitées que le gouvernement d’Aléxis Tsípras mette en place une centrale nationale d’achat des médicaments pour enrayer la corruption, en plus de «supprimer le forfait de 5 euros et donner à tous un accès gratuit aux soins dans les hôpitaux publics». Il l’assure, «ce fut une légère bouffée d’air pour la population», dont 25% est au chômage et un tiers vit sous le seuil de pauvreté. Mais il tempête : «Les plus défavorisés ont été les plus touchés par les coupes dans la santé !»
Takis, la cinquantaine, est l’un d’entre eux. Il a accompagné sa femme à Evangelismós. «Malgré les douleurs, elle a attendu six heures pour voir un médecin, se plaint-il. Dans le privé, c’est trop cher et pas remboursé.» Tous deux sont au chômage. Quand cet ouvrier du bâtiment travaille, c’est au noir. Pas d’autre choix que d’accepter pour tenter d’élever ses deux enfants, sans couverture sociale. Alors, en quittant les lieux, il a une angoisse : «Tant que ma femme est à l’hôpital, les médicaments sont fournis. Mais à la maison, comment faire ? Nous ne pouvons pas payer !» Entre 2 et 3 millions de travailleurs seraient sans couverture sociale. Leur seul recours est de se rendre dans les dispensaires sociaux qui collectent les médicaments. «Les malades sous traitement qui n’ont pas les moyens de s’acquitter de la part à leur charge sont toujours plus nombreux, déplore le cardiologue Giorgos Vichas. Certains ont même renoncé à se soigner, notamment pour les chimiothérapies, onéreuses.»
Ce fut le cas de la mère de Dimitra, quadragénaire au chômage. Elle raconte son long calvaire, la gorge nouée : «Maman a d’abord été hospitalisée loin de chez elle. Puis elle aurait dû continuer le traitement en hôpital de jour. Elle n’en avait pas les moyens, elle ne s’est pas soignée… C’est indigne d’en arriver là.»
En mars, la FPTHP a révélé qu’à l’hôpital de Vólos, en Thessalie, «cinq malades atteints du cancer ont été renvoyés vers d’autres établissements car le budget pour les chimiothérapies était épuisé». «Les patients pleurent et disent qu’ils vont rentrer chez eux pour mourir», témoigne un médecin.
«A cause de dizaines d’hôpitaux et de polycliniques régionales fermés entre 2010 et 2014, la plupart des patients ne peuvent venir qu’ici, souvent loin de leur domicile. Trop cher pour eux», souligne Ilias Sioras, cardiologue à Evangelismós. «Or, précise-t-il, quand les patients arrivent, ils sont dans un état de maladie avancé. Il est même souvent déjà trop tard. Ils n’ont pas été pris en charge à temps.» Le cardiologue ajoute : «Les listes d’attente sont très longues, les chambres hospitalières surchargées. Faute de moyens, la situation s’est dégradée.»
A Evangelismós, nombre de toilettes sont par ailleurs «hors service». Dans celles de l’hôpital de Corinthe, il n’y a ni papier ni savon. Des salles nécessiteraient des réparations. Les patients ressentent la pénurie. Dès son arrivée, Anna était passée à la cafétéria acheter «le nécessaire : savon, mousse à raser…» «Avec la crise, nous avons augmenté le stock de produits hygiéniques de première nécessité. Ils n’étaient plus disponibles dans les chambres», explique le responsable de la cafétéria. L’infirmier en chef montre, lui, des couvertures dans son bureau : «Elles ont été laissées par des familles de malades et ne sont pas réglementaires. Je les garde quand même, nous n’avons pas de stock.»
Certains soins de base ne sont même plus assurés. «Les patients sans assurance doivent obligatoirement aller dans le public. Mais dans beaucoup d’hôpitaux, l’équipement est défaillant», explique le cardiologue Giorgos Vichas. Son confrère Ilias Sioras résume le dilemme : «Nous cherchons des solutions inexistantes. Comment faire des économies dans un système aussi dégradé ?» Avant d’alerter : «En cas de catastrophe, comme un tremblement de terre dans ce pays à fort risque sismique, le système ne pourra pas survivre. La population non plus.»