Publié le 10-10-11 à 12:48 Modifié à 13:04 par Le Nouvel Observateur
Comment Paris et Bruxelles ont été obligés de se répartir la dépouille du premier cadavre bancaire de la crise de l’euro.
Si casse il y a, ce sera bien aux contribuables belges et français de payer ! Sur le papier, ils ont déjà perdu 5 milliards d’euros. (Virginia Mayo -Sipa)
A quoi peut bien songer Pierre Richard, ce 16 septembre au Théâtre de la Ville, en regardant la première du spectacle avant-gardiste ramené du Groënland par le metteur en scène suisse Christoph Marthaler ? Président du Festival d’Automne à Paris, l’ancien banquier à la barbe rousse passe désormais plus de temps dans les salles de spectacle que dans les conseils d’administration. Confortablement retraité – il touche 600?000 euros par an –, il vit pleinement sa passion. Pourtant, pendant qu’il papote dans son fauteuil avec Pierre Bergé, "sa" banque, Dexia, est en train de mourir… Pour la deuxième fois. Incapable de financer ses activités, elle vient d’être placée sous tutelle de la France et de la Belgique et va être progressivement démantelée. "Enfin !" souffle un banquier qui n’a jamais cru à cette aventure.
Six milliards d'euros injectés en 2008
Il y a exactement trois ans, peu après la faillite de la banque américaine Lehman Brothers, Dexia s’est déjà trouvée asphyxiée sur les marchés financiers. Plus personne ne voulait prêter d’argent à cet établissement franco-belge un peu bizarre, parti à l’assaut des Etats-Unis et devenu un gros acteur du marché des subprimes, ces crédits hypothécaires qui ont surendetté les ménages pauvres et provoqué la crise mondiale. Les Etats belge et français avaient alors déjà volé à son secours. Pas question de laisser tomber une banque qui gère en Belgique la trésorerie des collectivités locales et les dépôts de 4 millions de clients ! Côté français, elle est moins connue du grand public, mais c’est elle qui finance la plupart des villes, départements et régions. Pour sortir de cette première ornière, Belges et Français ont injecté 6 milliards d’euros au capital de la banque.
Mission de surveillance
Ce fameux week-end de septembre 2008, où le sauvetage de Dexia a commencé, restera dans les annales de la crise. Les réunions d’urgence s’enchaînent... Mais, au lieu de se battre pour Dexia à Paris, Pierre Richard est à Aix-en-Provence, chez sa fille. "C’était prévu de longue date", nous avait-il alors confié, un peu embarrassé. "J’ai vu mon petit-fils, précisait-il, mais j’ai passé mon temps au téléphone." Certes, c’est son directeur général, Axel Miller, qui était à la manœuvre. Depuis 2006, Richard n’était plus "que" président du conseil d’administration et n’avait donc pas de fonction "opérationnelle". Mais il touchait tout de même, pour cette mission de surveillance, une rémunération annuelle de 400?000 euros, en plus de sa retraite !
Grande banque des collectivités locales
"Il aurait dû partir en 2006", soupire un de ses amis. Pour Pierre Richard, impossible?: il n’était pas concevable de quitter "sa créature". De fait, Dexia est bien l’œuvre de ce polytechnicien, ingénieur des Ponts et Chaussées, passionné d’urbanisme et, autrefois, concepteur de la ville nouvelle Cergy-Pontoise. Sous la présidence de Giscard, Richard navigue dans les cabinets ministériels, avant de devenir directeur des collectivités locales au ministère de l’Intérieur. En 1983, il rejoint la Caisse des Dépôts. C’est là que germe son idée de grande banque des collectivités locales.
Vague de libéralisme financier
Surfant sur la vague de libéralisme financier encouragée par la gauche, il transforme la vieille Caisse d’Aide à l’Equipement des Collectivités locales (CAECL) en tout nouveau Crédit local de France (CLF). En 1991, le CLF fait son entrée en Bourse. En 1993, il est le premier sur la liste des privatisations Balladur, séduisant 60?000 actionnaires. Le haut fonctionnaire survolté ne parle plus que de croissance, de capitalisation boursière et de création de valeur pour l’actionnaire. En 1996, il fusionne le CLF avec le Crédit communal de Belgique. Le groupe devient alors Dexia. Il lorgne aussi le CIC en cours de privatisation. L’affaire lui échappe. Il se console en faisant une myriade de petites acquisitions aux Pays-Bas, en Allemagne, en Espagne…
L'Europe trop étroite
Le monde n’a plus de limite. Ceux qui s’interrogent sur cette frénésie trouvent en face d’eux "un volontarisme hypertrophié", témoigne un banquier. Aux journalistes, le bâtisseur reproche de ne pas assez saluer ses prouesses. Il use tout le monde, à commencer par ses administrateurs ou les élus locaux, qui se consolent, à son invitation, au Festival d’Avignon ou à l’Opéra. Bientôt, Pierre Richard trouve l’Europe trop étroite, et son métier ennuyeux. Il rachète, à la barbe de la Caisse des Dépôts, la société financière américaine FSA. Il ne sait pas encore qu’il signe sa perte.
Folie des grandeurs
FSA fait un métier nouveau et en apparence astucieux : ce "rehausseur de crédit" apporte sa garantie aux collectivités locales qui empruntent sur les marchés financiers. Elles obtiennent ainsi des taux moins cher. Pour se diversifier, FSA commence aussi à assurer des produits subprimes. Rien de plus toxique… mais Pierre Richard n’y voit que du feu. En 2005, toujours emporté par sa folie des grandeurs, le patron de Dexia négocie une alliance avec l’italien SanPaolo IMI, dans le dos de ses actionnaires belges, qui perdraient le contrôle du groupe. Ceux-ci le poussent sur la touche mais le laissent choisir son successeur?: un avocat wallon, Axel Miller.
Stratégie casse-cou
Ce quadra décomplexé, pour ne pas dire arrogant – il affirme que "la banque est une affaire trop sérieuse pour être laissée aux banquiers" –, poursuivra, pied au plancher, la même stratégie casse-cou. "Dexia a commis trois péchés mortels", résume un financier. Le premier, c’est son aventure américaine, qui se soldera par 5 milliards d’euros de pertes "au bas mot", selon une source interne. Le deuxième aura été d’inciter les collectivités locales à s’endetter avec des produits compliqués, qui leur permettaient d’emprunter moins cher mais leur faisaient prendre de lourds risques sur les fluctuations monétaires. Ces montages qui virent au cauchemar pour les clients (voir ci-contre) généraient pour Dexia des marges bien plus copieuses que celles des crédits classiques.
De la spéculation pure
Le troisième péché ressemble à de la spéculation pure : Dexia, qui pouvait emprunter de l’argent pas cher à court terme, s’est endetté pour acheter des obligations à long terme, qui lui rapportaient plus. Certaines étaient des produits complexes, d’autres des obligations grecques, espagnoles, portugaises, italiennes, voire islandaises… En langage de banquier, cela s’appelle faire de la transformation. "Mais à cette échelle, soupire un financier, ce n’était pas la roulette russe… c’était la roulette belge : avec cinq balles dans le barillet?!" La direction des risques de la banque avait bien tiré la sonnette d’alarme, "mais les notes ne sont jamais remontées au conseil", regrette un administrateur.
"Nous devions emprunter tous les jours 110 milliards"
A l’automne 2008, exit donc Axel Miller et Pierre Richard. Ils seront remplacés par Pierre Mariani, un banquier chevronné de BNP Paribas, ancien directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy au Budget, et par l’ancien Premier ministre belge Jean-Luc Dehaene. "Quand je suis arrivé, se souvient Mariani, encore incrédule, nous devions emprunter tous les jours 110 milliards d’euros, pour financer le portefeuille obligataire de Dexia." Compliqué, dans un moment où les banques répugnent à se financer entre elles. Ce portefeuille pesait 260 milliards d’euros, l’équivalent, à l’époque, de la dette de la Grèce. Les nouveaux dirigeants en ont vendu 90 milliards. "Mais nous avons gardé les dettes des Etats, comme Christine Lagarde l’a demandé aux banques après le premier plan de sauvetage de la Grèce", insiste Mariani.
Limiter la casse
Bien qu’il ait réussi à se séparer de la funeste filiale américaine de Dexia et des subprimes et à dégonfler un bilan obèse, Mariani a perdu son impossible course contre la montre… et toutes ses illusions sur la finance. Dexia va être démantelée. Aujourd’hui, tout ce qui est rentable est à vendre. Le reste – deux petites banques, italienne et espagnole, et un portefeuille d’une centaine de milliards d’euros d’obligations – sera liquidé au fil de l’eau, en essayant de limiter la casse. Car si casse il y a, ce sera bien aux contribuables belges et français de payer ! Sur le papier, ils ont déjà perdu 5 milliards d’euros. Lors du sauvetage de 2008, les Etats sont entrés au capital du groupe franco-belge au cours de 9,90 euros. A l’heure du démantèlement, l’action vaut moins de 1 euro…
Sophie Fay - Le Nouvel Observateur
(Cet article est publié dans le Nouvel Observateur de mercredi 12 octobre 2011)