En bordure de l’A65 qui vient d’être inaugurée, impossible de rater l’immense parking et le panneau indiquant la recyclerie-déchetterie d’Emmaüs Lescar-Pau. À l’entrée des 11 hectares de la communauté, les visages de Louise Michel, du Che, de Ghandi, de Thomas Sankara et Nelson Mandela se dessinent sur un wagon-marchandise. L’intérieur, transformé en restaurant, constitue un des espaces-détente proposés par la plus grande communauté Emmaüs de France. Ses 125 membres – compagnons, salariés, amis, bénévoles ou volontaires – font tourner une vingtaine d’ateliers de récupérations à plein régime. « Quand on est arrivés à Lescar il y a 20 ans, on nous a mis à l’écart, aujourd’hui, on est devenus une vitrine », se réjouit le fondateur de la communauté, Germain Sahry.
« Au niveau du tri, on est débordés », explique Germain, en désignant la file de voitures pleines à craquer de déchets, et les camions d’Emmaüs déchargeant leurs 400 m3 de marchandises par jour. « On en recycle plus de 70%. Mais il faudrait qu’on soit 200 pour être pertinents dans la récupération. » Un bric-à-brac de bibelots, vaisselle, meubles, vélos, tondeuses, électroménager, vêtements… Le parcours de la collecte à la vente semble parfaitement huilé. « On prend tout ce qui est bon, et on accompagne les gens à la déchetterie pour le reste », précise un des compagnons qui aide à décharger les voitures dans la zone de dépôt. Dans les ateliers de « reconditionnement » règne une grande énergie. Vincent, responsable de l’atelier électronique, est un peu débordé par l’arrivée des écrans plats. « C’est à cause de la conversion au numérique, explique-t-il. Tout est réparable, mais c’est une question de prix et de temps. »
Une véritable économie solidaire
La communauté a été créée il y a 30 ans. « Depuis 1982, on s’attache à ne percevoir aucune subvention. Ce n’est que grâce à notre travail de récupération que nous en sommes là aujourd’hui », témoigne avec une once de fierté Germain. Ce mardi-là, le bric-à-brac rapportera entre 10 et 12.000 euros. Sur l’année, le chiffre d’affaires avoisine les 2,8 millions d’euros. Une richesse créée à partir des seuls déchets de la société.
« On ne cherche pas la rentabilité, on est dans une réelle économie solidaire », tient à préciser Germain. L’enjeu pour la communauté Lescar-Pau est de développer la reconnaissance de la personne au cœur du collectif. Si Germain ne croit pas ou peu à la réinsertion, il mise sur l’intégration en proposant à la personne une dynamique de reconnaissance dans son activité. Quid du RSA, le Revenu social d’activité ? « Moi, je l’appelle la Rente Sans Avenir, car elle enferme les gens dans un assistanat qui les emprisonne », coupe-t-il net. Si l’accueil à Emmaüs est inconditionnel, certaines règles prévalent. Comme celle de suspendre son RSA lorsque l’on décide de rester dans la communauté. « Ici, ce qui fait la communauté, c’est le travail. » Soigné, nourri, cotisant à l’URSSAF, le compagnon perçoit également une allocation de 350 euros d’argent de poche. « Et si l’on sait quand on arrive à Emmaüs, raconte Germain, on ne sait jamais quand on en part. »
Des « maisons écolomiques »
À l’écart de la foule des chalands, une maison en bois en forme de tente canadienne marque le début du village des compagnons. « C’est la maison de Stéphane, dit cow-boy », confie Philippe Soulé, salarié et responsable de l’atelier Eco-construction. Bâtie avec des matériaux de récupération, dont des vêtements recouverts par de la chaux pour l’isolation, cette maison ne consomme presque pas d’énergie. Elle s’inscrit dans un vaste projet de « maisons écolomiques », qui viennent remplacer progressivement les mobile-homes mal isolés, véritables gouffres financiers. Cela a permis de passer de 800 euros annuels de consommation électrique dans les mobile-homes, à 200 euros dans les nouveaux habitats. « Les mobile-homes ont permis de répondre à l’urgence. Mais ce sont des catastrophes écologiques qui nous discréditent dans notre démarche, analyse Germain. Retrouver un vrai élan de vie passe aussi par le bien-être dans l’habitat. » Avec Philippe Soulé, chaque compagnon est invité à dessiner la maison dont il rêve, puis à participer aux plans et à la construction. Le prix oscille entre 20.000 et 30.000 euros. De la maison sur pilotis au chalet en bois et paille, chaque maison de ce quartier expérimental est unique. Et parfois quelque peu surnaturel. Rencontre en images.
D’ici à juillet, ce premier quartier devrait être achevé. Des compagnons assureront alors les aménagements d’espaces verts. Le tout sous l’égide du « conseil municipal » du village de la communauté Lescar-Pau. Tous les ans, les conseillers sont élus par les villageois – compagnons et familles – qui élisent à leur tour le maire. À la sortie du village, une « mairie » a été érigée. La structure de bois de ce bâtiment de 16m² a été dessinée par l’atelier Eco-construction. « Dans le village, il y a des mariages, des naissances, des décès... c’est la vie, il y a de tout », précise Germain. Y compris de l’engagement citoyen. La communauté est également très attachée à sa liberté de parole et se comporte « à l’opposé d’une administration » : « on peut se rassembler en cinq minutes et décider », assurent ses membres. Bien loin de tout enfermement dans une gestion administrative du lieu. Au risque d’être considérée comme « le vilain petit canard d’Emmaüs », la communauté continue de « risquer l’utopie ».
« On n’est pas des marginaux, mais des originaux »
« Démarquer Emmaüs et ses compagnons d’une image misérabiliste qui leur colle à la peau », est un des objectifs de Germain Sahry. Sortir de la marginalité tout en cherchant à interpeller la société. Un pari difficile, un pari du quotidien. Relevé avec brio par la communauté Emmaüs Lescar-Pau. Très ouverte sur l’extérieur, la communauté développe depuis plusieurs années un partenariat avec des groupements paysans du Burkina Faso. L’été, ils accueillent plus de 150 jeunes des quatre coins du monde. Des compagnons s’activent pour remplacer les mobile-homes où dorment ces jeunes, par des habitats faits uniquement de matériaux de récupération. Partie intégrante du mouvement social, la communauté n’a pas non plus hésité à soutenir les faucheurs volontaires, ou à manifester contre la loi Loppsi 2 pour l’habitat différent.
Il y a deux ans, ils ont lancé leur propre ferme, ouverte au public, avec la volonté de préserver des races locales comme la vache béarnaise ou le cochon gascon. Là, quelques compagnons cultivent leurs jardins ouvriers. « C’est d’autant plus important de faire cette ferme, rappelle Germain, qu’on est entourés de monocultures de maïs. » Si la communauté est autonome en lapins – nourris par les déchets de la surconsommation – elle ne recherche pas pour autant l’autosuffisance. « Le risque serait de se couper de la société. » Et c’est tout le contraire que vise Emmaüs Lescar-Pau.
« On est l’ETA, Emmaüs Toute Alternative »
La culture n’est pas non plus négligée. En juillet prochain, aura lieu le troisième festival organisé par la communauté. Parmi les invités, Emir Kusturica, Kenny Arkana, Tiken Jah Fakoly ou encore Goran Bregovic. L’année dernière près de 20.000 personnes ont fait le déplacement, sur les deux jours du festival. Cette année encore, la communauté ne demandera aucune subvention, menant son projet en toute liberté. « Ce festival a une connotation engagée, avec l’organisation de débats qui posent la question du consumérisme », décrit Germain. Mais l’objectif du festival, c’est surtout la rencontre : « On veut montrer aux jeunes qu’on peut vivre des alternatives, autre chose que cette société de consommation. » Emmaüs, un choix de vie ? « Ça peut l’être pour ceux qui ne trouvent pas de place dans cette société néolibérale, basée sur des politiques productivistes », confirme Germain.
Face à ce qu’elle qualifie de « rouleau compresseur », la communauté Emmaüs Lescar-Pau se pose aujourd’hui comme un acteur réel de la décroissance. Un acteur de la société, sur tous les plans : culturel, écologique, économique, politique ou social. « On est l’ETA, Emmaüs Toute Alternative », lâche en souriant Germain. L’année prochaine, la communauté fêtera ses 30 ans. « J’ai autant d’utopies qu’au début, conclut Germain. Il y a un tel potentiel de créativité, de rencontres, avec des gens totalement différents. On peut créer quand on veut, et ça c’est passionnant. »
Sophie Chapelle