Liliane Bettencourt, 89 ans, l'héritière de l'empire L'Oréal, et son mari André, mort en 2007, ont dissimulé pendant des décennies au fisc français l'existence de douze comptes bancaires domiciliés en Suisse et à Singapour, selon les données inédites d'un contrôle fiscal auquel Mediapart a eu accès. La dissimulation des avoirs bancaires étrangers de l'actuelle propriétaire du leader mondial des cosmétiques a été consignée par un agent de la Direction nationale des vérifications de situations fiscales (DNVSF) dans un rapport de synthèse daté du 31 août 2011.
Cette dissimulation dépasse donc largement ce que laissait entrevoir le contenu des enregistrements clandestins réalisés au domicile de Liliane Bettencourt par son majordome, que Mediapart avait révélés à l'été 2010. Dans les bandes pirates, l'ancien gestionnaire de fortune de la milliardaire, Patrice de Maistre, évoquait en effet l'existence de – seulement – deux comptes en Suisse. Il y en avait, en réalité, dix de plus.
D'après les constatations du fisc, aidé dans ses recherches par les successeurs de M. de Maistre, l'héritière de L'Oréal était la bénéficiaire économique de tous ces comptes au moment de leur rapatriement en France, décidé fin 2010 après la révélation de l'affaire Bettencourt.
Les données bancaires, dont dispose aujourd'hui l'administration fiscale française, laissent apparaître que certains comptes ont connu une existence mouvementée ces trois dernières années, avec de vertigineuses disparitions de capitaux qui restent, pour l'instant, inexpliquées. Ainsi, un compte ouvert à la banque Hyposwiss au nom de la société Noblesse Trading Inc. a vu son solde passer, entre le 31 décembre 2007 et le 31 décembre 2009, de 23.421.267 euros à... zéro euro, sans que ledit compte soit clos.
5 millions de francs suisses pour les bonbons
Un autre compte, ouvert cette fois à la Banque cantonale vaudoise sous le nom de code «Sulki», a vu son solde passer, entre fin 2008 et fin 2009, de 59.709.756 euros à 1.848 euros, peut-on lire dans le rapport de la DNVSF.
Certaines sommes en jeu donnent le tournis. Le 11 juillet 2000, un virement de quatre millions de francs suisses (3,2 millions d'euros) est ainsi effectué vers la Discount Bank & Trust Company. Le 2 avril 2001, rebelote: la même somme vers la même banque. Le 11 juin 2003, à nouveau quatre millions de francs suisses qui décollent du compte «Bora» des Bettencourt en direction, cette fois, de la banque Hottinguer & Cie, à Zurich.
Le 1er novembre 2004, un virement de 5 millions de francs suisses (4 millions d'euros) part vers l'Union bancaire privée (UBP). Le libellé du virement indique «Communications: bonbons Boissier». Le 29 novembre 2005, quatre millions de francs suisses repartent vers l'UBP. Et le 2 octobre 2006, deux millions de francs suisses (1,6 million d'euros) sont virés de «Bora» à destination de «1 bénéficiaire», est-il benoîtement indiqué sur le bordereau de la Banque cantonale vaudoise.
Hormis tous ces montants qui se chiffrent en millions d'euros, le compte «Bora» des Bettencourt a également opéré de nombreux virements de moindre ampleur sur la même période, c'est-à-dire entre 2000 et 2008 : 262.000 francs suisses par-ci (janvier 2005), 276.000 par-là (janvier 2006), 314.000, 140.000 et 235.000 pour la seule année 2007, 140.000 en 2008.
Où est passé l'argent et à quoi a-t-il servi? Seule une commission rogatoire internationale diligentée par un juge d'instruction pourrait répondre à ces deux questions cruciales et, donc, identifier les heureux bénéficiaires du trésor caché des Bettencourt. Les juges de Bordeaux, chargés des différents volets de l'affaire Bettencourt, notamment ceux concernant le blanchiment de fraude fiscale et le financement politique, le feront-ils ?
« Ce compte-là, on va le mettre à Singapour »
Parmi les comptes cachés de Liliane Bettencourt, le fisc français a également appris l'existence de l'un d'entre eux hébergé à Singapour sur un compte de la LGT Bank, avec un solde créditeur de 3,2 millions d'euros au 31 décembre 2009. Il pourrait s'agir du compte évoqué par Patrice de Maistre dans l'une des conversations d'affaires qui ont été surprises grâce au dictaphone-espion du maître d'hôtel de Liliane Bettencourt.
L'échange est daté du 27 octobre 2009 :
Patrice de Maistre : «Je voulais vous dire que je pars en Suisse tout à l'heure pour essayer d'arranger les choses. Et vous allez voir Me Goguel (ancien avocat fiscaliste de Mme Bettencourt) aujourd'hui ou demain. Et il faut qu'on arrange les choses avec vos comptes en Suisse. Il ne faut pas que l'on se fasse prendre avant Noël.
Liliane Bettencourt : Que l'on se fasse prendre comment ?
PdM : A partir de janvier – c'est M. Woerth qui a fait la loi –, la France peut demander aux Suisses si vous avez un compte là-bas. Je suis en train de m'en occuper et de mettre un compte à Singapour. Parce qu'à Singapour, ils ne peuvent rien demander. Mais Goguel m'a dit que vous aviez un autre compte mais je ne suis pas au courant. (...) J'y vais toutes les semaines en ce moment (en Suisse).
LB : Vous pensez régler le problème?
PdM : Oui. Pour le moment, on est en train de s'en occuper. (...) Ce compte-là, on va le mettre à Singapour où vous aurez la paix.(...) Il est de 12 ou 13 millions, c'est beaucoup d'argent. Et vous en avez un autre, paraît-il, beaucoup plus important.»
Cette discussion est à l'image de nombreuses autres figurant dans les bandes pirates du majordome, où apparaît comme une obsession aux yeux de Patrice de Maistre le fait de ne surtout pas déclarer au fisc français les avoirs cachés des Bettencourt. Sa crainte ? Que « le fisc tire un fil », dira-t-il dans une conversation de novembre 2009.
Grâce aux révélations successives de Mediapart, le fisc a donc tiré le fil. Ce qu'il n'avait jamais fait jusqu'ici, suscitant de légitimes interrogations sur une clémence fiscale surpenante en faveur de Mme Bettencourt. Notamment à l'époque où Eric Woerth, dont la femme a travaillé au service de la milliardaire, a été ministre du budget, entre 2007 et 2010 ; à l'époque où, pendant que Liliane Bettencourt était l'une des plus généreuses donatrices de l'UMP et un soutien inébranlable de Nicolas Sarkozy, le même Eric Woerth était le trésorier du parti présidentiel.