Légitimité politique européenne en berne, gouvernements élus démis sous la pression des marchés, montée des partis extrémistes, crainte de l’abstention… Les démocraties européennes sont en crise. Pourtant, ici et là, des expérimentations institutionnelles et des outils politiques repensés réactivent les liens brisés entre les représentants et les représentés, entre les gouvernants et les gouvernés.
Le sociologue Yves Sintomer livre ici quelques pistes pour refonder, renouveler, voire augmenter, la pratique de la démocratie. Pour ce deuxième épisode de notre série de grands entretiens en vue de la présidentielle (après l'interview d'Emmanuel Todd), nous lui avons demandé, au-delà de son analyse, d'être force de proposition.
Yves Sintomer est codirecteur du département de science politique du CRESPPA (CNRS/université de Paris-8) et chercheur associé à l’Institut de sociologie de l’université de Neuchâtel et au centre Marc Bloch (Berlin). Il a étudié de nombreuses procédures (assemblées tirées au sort, démocratie participative, conférences de consensus…), ayant pour commune ambition de redynamiser le processus démocratique et de redonner confiance en une sphère politique discréditée. Il vient de publier une Petite Histoire de l'expérimentation démocratique. Tirage au sort et politique d'Athènes à nos jours, aux éditions La Découverte, et a participé à l’ouvrage collectif dirigé par Dominique Bourg, Pour une VIe République écologique, paru chez Odile Jacob.
Le principe du référendum a, en ce moment, bonne presse du côté des personnes inquiètes de la crise démocratique européenne, notamment après que l’idée d’un référendum grec a été autoritairement balayée par les dirigeants européens, soucieux de la réaction des marchés. Cela n’a pourtant pas toujours été le cas, si l'on se réfère aux critiques, de gauche, du bonapartisme ou du gaullisme… Est-ce qu’un recours accru au référendum serait une piste d’amélioration démocratique ? Et faut-il, alors, distinguer les référendums d’initiative populaire et ceux organisés par des gouvernements ?
Les votations impliquant l’ensemble des citoyens, surtout quand elles ne sont pas initiées par les gouvernements, sont des instruments démocratiques importants. En France, depuis Louis Napoléon Bonaparte et le Second Empire, la tradition politique tend à lier le référendum à une démarche plébiscitaire, visant à donner quitus à un gouvernant en faisant directement appel au peuple. On ne connaît pas le référendum d’initiative populaire, qui est d’ailleurs une appellation franco-française. La Suisse, qui constitue le bastion de cette pratique, parle simplement d’initiative populaire.
Dans ce cas, des acteurs non gouvernementaux, qui ne sont pas forcément non politiques, prennent l’initiative de mener campagne pour une mesure qui sera, ensuite, refusée ou acceptée par l’ensemble du peuple. La méfiance française par rapport au référendum plébiscitaire s’étend, paradoxalement, à ces initiatives populaires pour une partie de la gauche progressiste. De nombreux conservateurs rejettent aussi l’initiative populaire avec l’idée qu’il vaut mieux ne pas laisser au peuple la possibilité de trancher directement certaines questions, mais le cantonner à l’élection des personnes chargées de décider à sa place. La procédure étriquée et inapplicable qui vient d’être discutée à l'Assemblée française est, d’ailleurs, tout autre chose que la véritable initiative populaire.
Le développement récent de ces référendums d’initiative populaire en Europe trouve, paradoxalement, son origine dans les anciens pays de l’Est, même si cela existait déjà en Suisse et en Italie. C’est souvent dans des pays où la tradition démocratique est faiblement ancrée que les pesanteurs pour mettre en place des innovations sont les moins fortes. L’Europe de l’Est a importé et adapté des méthodes venant de différents pays. L’initiative populaire a été considérée comme une procédure démocratique intéressante et a donc été largement diffusée. Par ricochet, cet outil a suscité un intérêt croissant dans les vieilles démocraties. Cela a été particulièrement sensible en Allemagne, où les Länder de l’Est ont adopté cette procédure, juste après la réunification. Puis, les Länder de l’Ouest, ne voulant pas être en reste en matière de démocratie, l’ont à leur tour adoptée.
Les “votations citoyennes” qui se sont déroulées en Italie au sujet de l'immunité pénale du chef du gouvernement ou du nucléaire civil ont-elles contribué au processus de délégitimation de Berlusconi ?
Cet épisode a été important dans l’affirmation qu’une autre politique devait être menée. En Italie, le dispositif d’initiative populaire existe uniquement à l’échelle nationale, et il peut s’utiliser seulement pour abroger des lois déjà passées, non en proposer de nouvelles. Il en va différemment en Suisse, en Californie ou dans de nombreux Länder allemands. Dans les années 1970, il y a eu des référendums d’initiative populaire très importants, notamment celui, charnière, sur le divorce. Puis l’instrument a été dévoyé par le parti radical, une petite organisation qui a multiplié les initiatives référendaires, avec un échec de pratiquement toutes les consultations. L’instrument a semblé démonétisé.
Il est revenu sur le devant de la scène, sur la base d’un mouvement social important et en dépit d’une grande réticence d’une partie de la gauche institutionnelle quant à l’usage de cet outil et aux questions posées. Cela montre que si, dans les initiatives populaires, des militants de partis jouent souvent un rôle important, la procédure ouvre d’autres canaux et d’autres perspectives que celles de la voie parlementaire.
Reconstruire une légitimité démocratique européenne
On a vu se nouer, autour du référendum grec, une crise politique à l’échelle européenne avec des effets retour très puissants sur les politiques nationales. Peut-on encore imaginer des améliorations démocratiques au niveau national sans les penser au niveau européen ? Et comment reconstituer, alors, une légitimité démocratique du processus décisionnel européen, alors que l’intergouvernemental semble avoir pris le dessus ?
Le modèle intergouvernemental a pris de plus en plus de place dans le processus de décision européen. Pourtant, il ne fonctionne pas bien, et montre ses difficultés à réagir de façon rapide et en anticipant les questions. La prépondérance de l’échelon national constitue, aujourd’hui, un obstacle. Mais l’Europe, telle qu’elle s’est construite jusque-là, n’a pas été vécue par les citoyens européens – du moins à l’Ouest − comme une protection. Elle a été perçue davantage comme une menace. Du coup, il est difficile de se représenter un saut en avant qui permettrait une démocratie à l’échelle européenne, sur un autre mode que celui de l’intergouvernemental.
Existe-t-il des exemples où la construction d’une citoyenneté supranationale a pu se bâtir dans un contexte de crise ?
Il n’y en a pas beaucoup. Le plus important est celui des États-Unis. La construction d’un État fédéral s’est faite en trois grandes étapes. On évoque souvent la guerre d’indépendance avec l’Angleterre, et la guerre de Sécession où le Nord “conquiert” le Sud, mais le troisième moment, souvent oublié, est celui de la construction d’un État social dans les années 1930. C’est elle qui a véritablement donné corps au fédéralisme, à travers un programme de protection sociale impulsé par l’État fédéral. Si les États-Unis sont ce qu’ils sont, c’est, fondamentalement, grâce à ce pas à la fois fédéral et social, qui succédait chronologiquement à une guerre mondiale ayant renforcé la conscience d’appartenir à une même nation, dans un contexte de péril géostratégique.
Mais, à une crise économique et sociale violente, on a donc répondu par plus de fédéralisme et de politique sociale ?
Absolument. Je crois qu’aujourd’hui c’est l’enjeu principal. Ceux qui pensent que l’Europe pourrait se construire en rajoutant des couches technocratiques, sans dimension démocratique et en continuant une politique qui vise d’abord à rassurer les marchés sans rassurer les citoyens, font fausse route. Cela aboutira à une impasse et à des explosions qu’il est difficile d’imaginer aujourd’hui, mais qui ne manqueront pas, selon toute vraisemblance, d’intervenir.
On a quand même vu une différence, dans cette gestion intergouvernementale de la crise européenne, entre Angela Merkel qui a préféré geler le Conseil européen d’octobre pour attendre le vote du Bundestag et Nicolas Sarkozy qui ne s’est guère soucié du Parlement français. Comment remédier à cette faiblesse extrême du Parlement, en France, qui ne s’est prononcé ni sur la guerre en Libye, ni sur les difficultés de l’Europe ?
L’Allemagne est un exemple de vraie démocratie parlementaire – avec toutes ses limites. La défiance vis-à-vis de la classe politique est très forte, l’abstention est considérable, le nombre d’adhérents des partis politiques a été divisé par deux depuis la réunification. Mais le Parlement joue pleinement son rôle de contrôle, de contrepoids et de proposition. En France, on a un Parlement croupion, qui n’est pas lié à la majorité actuelle, mais à la Ve République.
En Allemagne, l’existence de ce contrôle joue un rôle non négligeable pour assurer une vraie cohérence aux politiques menées. On peut être en désaccord avec les politiques menées par Merkel, mais on ne peut nier qu’elles ont une vraie continuité. C’est ce que les Allemands appellent la Sachlichkeit, l’objectivité, qui n’est pas la neutralité, mais désigne une certaine cohérence entre les paroles d’abord, puis entre les paroles et les actes, enfin entre les actes et les choses qu’on peut établir ensuite, par les statistiques par exemple.
Une partie du succès de l’Allemagne vient de cette obligation pour les gouvernants de devoir répondre à des critiques qui ne sont pas de pure forme. L’absence de ce schéma, en France, contribue à favoriser une politique du coup par coup, un président du moment qui fait ce qui lui plaît, au rythme qui lui plaît.
La réhabilitation du rôle du Parlement, en France, passe-t-elle nécessairement par une réforme du mode de scrutin qui laisse durablement plus de 40% des votes (FN, Verts, Gauche radicale…) hors des arènes nationales ?
Cela contribue à rendre le Parlement moins représentatif de la diversité des opinions du pays. À l’évidence, l’introduction d’une dose de proportionnelle contribuerait à mieux refléter ce que peuvent ressentir et soutenir les Françaises et les Français. Il ne faut cependant pas se cacher que revendiquer une proportionnelle intégrale, comme l’ont fait les Verts pendant longtemps, aboutit soit à donner un pouvoir disproportionné aux petits partis charnières, soit à des alliances régulières de type «grande coalition» entre la droite et la gauche.
Mais il existe des formes atténuées de proportionnelle, comme dans le scrutin municipal français, qui assure une représentation de tous les courants politique au-delà d’une certaine barre et donne une prime telle à la majorité qu’elle peut gouverner sans avoir à passer des alliances avec de petits partis qui monnaieraient leur voix.
"Panacher" les votes
L’abstention ou la montée des partis extrémistes en Europe viennent aussi du sentiment d’un manque de choix réel, qui surfe sur l’idée, ancienne, de “blanc bonnet et bonnet blanc”… Existe-t-il des procédures permettant d’accroître le sentiment qu’aller aux urnes procède d’un véritable choix ?
Il faut faire attention à ne pas surestimer l’impact potentiel des réformes institutionnelles, et notamment des modes de scrutin. On a affaire à une crise très profonde qui a des raisons sociales, économiques, écologiques, politiques… Tout ne se joue pas dans les institutions. L’exemple islandais montre que l’innovation démocratique fait marcher ensemble l’expérimentation institutionnelle et le mouvement social.
Ce petit pays de 320.000 habitants, à genoux du fait de la crise bancaire, s’est débarrassé de son gouvernement à la suite de manifestations monstres. Par deux fois, il a refusé, par référendum, les accords entre le nouveau gouvernement et les banques en cherchant à redimensionner le capitalisme financier. Il connaît une certaine redistribution sociale et, aujourd’hui, une croissance supérieure à celle de la zone euro. Il a confié à une assemblée tirée au sort le soin d’élaborer des valeurs à partir desquelles réformer la Constitution. Et a confié à 25 citoyens élus, mais non professionnels, le soin de rédiger un projet de Constitution…
Le contraste avec la Grèce est frappant, où le cadre institutionnel est resté en place, avec la classe politique et les règles qui avaient débouché sur la crise sociale et économique. C’est le serpent qui se mord la queue.
Cette nuance faite, changer la manière de voter permet-il d’augmenter le désir de voter ?
On constate, dans plusieurs pays européens, un mouvement qui renforce la possibilité pour les électeurs de choisir non plus seulement les partis, mais aussi les personnes. En France, cela fait penser à l’élection présidentielle, une élection de leaders plus ou moins “charismatiques” qui prétendent résoudre, à eux seuls, les problèmes d’un pays.
Mais en Allemagne, dans les élections municipales qui sont faites au scrutin de liste à la proportionnelle intégrale, il y a eu toute une série d’innovations, qui diffèrent selon les régions (celles-ci décident de la loi électorale). On constate en particulier une tendance importante à offrir aux électeurs le choix de panacher les listes pour lesquelles ils votent. On vote, d’un côté, pour une liste, mais aussi, de l’autre, pour des personnes. Que l’on peut placer dans un ordre différent de celui choisi par le parti, ou qui peuvent même venir d’autres partis.
Cela permet d’abord de prendre en compte la réalité des dynamiques à l’œuvre dans des partis qui ne sont pas homogènes. Cela permet aussi d’exprimer un choix mesuré, en donnant par exemple une partie de ses voix au PS, une partie aux Verts et une partie à l’extrême gauche… Cela permet de doser son soutien. Cela introduit donc une nouvelle dynamique, qu’il faut toutefois nuancer. Cela marche en Allemagne, dans un pays où la corruption se situe à des niveaux très faibles. Un tel mode de scrutin, qui existe au Brésil, ou existait en Italie, peut aussi être un vecteur très fort de clientélisme et de corruption du système politique.
Là encore, on ne peut pas dire qu’une technique électorale résoudrait tout. Cela dépend de la société dans laquelle elle est impliquée. Si l’on regarde les leçons de l’Histoire, les grandes innovations démocratiques ont aussi été des moments d’irruption sur la scène politique du petit peuple, des dominés. C’est avec les deux jambes, sociale et institutionnelle, que la plupart des grandes conquêtes démocratiques ont été possibles. Aujourd’hui, dans une situation de crise sociale et économique intense, il est peu probable que des innovations assainissent les relations entre les citoyens et la classe politique sans l’irruption des citoyens dominés sur la scène politique. Et cela ne se décrète pas.
Des représentants vraiment représentatifs
Si la crise démocratique actuelle est largement une crise de représentation, existe-t-il des innovations institutionnelles permettant de réduire l’écart sociologique, démographique, ethnique ou de genre entre les représentants et les représentés ? Même si les représentants n’ont pas à être strictement représentatifs, un écart trop grand finit par saper les principes démocratiques. Or les parlementaires et les gouvernants demeurent majoritairement âgés, blancs, masculins et venant des classes supérieures…
Une partie au moins du sentiment d’une démocratie qui ne fonctionne pas bien vient du décalage sociologique et culturel entre la classe politique et le reste des citoyens. À l’époque où le suffrage universel masculin a été instauré, on avait un écart énorme entre les gouvernants et les gouvernés, mais un peuple majoritairement paysan qui ne se sentait pas les compétences subjectives pour l’exercice de la politique. Aujourd’hui, la dépendance personnelle n’existe plus de la même manière, le niveau d’éducation a augmenté de manière vertigineuse et l’on vit dans une société bien moins autoritaire. La domination politique ne peut plus être considérée comme “naturelle”.
En matière de différence de sexe, la volonté de corriger, en introduisant la parité pour les scrutins de liste, les écarts grotesques entre hommes et femmes a eu des effets réels, même si les femmes continuent souvent à se voir confier des responsabilités considérées classiquement comme “féminines” (santé, social…).
Pour l’âge, on a reculé, si l'on compare par exemple l’Assemblée nationale d’aujourd’hui à ce qu’elle était en 1981. Mais en l’occurrence, mettre des quotas de jeunes ne serait pas adéquat. L’interdiction du cumul des mandats et celle d’exercer plus de deux mandats consécutifs serait, sans doute, le meilleur moyen de renouveler considérablement le personnel politique dans sa structure d’âge.
Pour les minorités visibles, un travail volontariste serait important. Aux États-Unis, on a eu l’exemple des circonscriptions dites “léopard”, dessinées de manière à ce qu’il y ait une majorité noire dans la circonscription… Les sociologues avaient, en effet, fait le constat que, dans les circonscriptions à majorité blanche, les électeurs de gauche préféraient voter pour un républicain blanc que pour un démocrate noir, et que la seule manière de permettre l’élection de députés noirs était de “bidouiller” les circonscriptions. Cela a posé des problèmes constitutionnels et le projet a été partiellement invalidé.
En France, une solution de ce type n’est sans doute pas possible. Mais si la décision du Sénat de permettre le vote des étrangers était adoptée demain par l’Assemblée nationale, on peut penser qu’il y aurait, dans un certain nombre d’endroits, une mobilisation qui pourrait servir d’appât pour certains partis politiques… Au niveau local, depuis 15 ou 20 ans, par exemple en Seine-Saint-Denis, les partis prennent davantage en compte les personnes issues de l’immigration. Le rythme est lent mais on voit de plus en plus d’élus ou d’adjoints issus des minorités visibles…
Et comment éviter que les catégories populaires ne soient sous-représentées parmi ceux qui prennent les décisions politiques ?
Deux voies, en partie complémentaires et en partie en tension, pourraient être proposées. La première réside dans la façon dont se recrute le personnel politique, qui se consacre de façon permanente ou quasi permanente à la politique. Ce personnel est aujourd’hui choisi essentiellement en fonction du parcours scolaire et universitaire, en particulier des filières de sciences politiques.
D’autres voies, qui existaient dans le passé, comme la voie syndicale pour le PC, pourraient pourtant être activées, et l’importance de la filière associative pour les Verts en est un exemple. Elle n’est cependant pas très “populaire” socialement, si l’on regarde les carrières nationales.
C’est pourquoi, au vu de la profondeur du décrochage des classes populaires par rapport à la politique, je trouverais utile de réactiver l’idée de recourir au tirage au sort. Cela augmenterait la diversité sociale des représentants qui se prononcent sur les affaires publiques du pays.
À travers l’histoire, on a fait du tirage au sort des usages très différents, que ce soit dans la cité athénienne de Périclès ou dans la Florence de la Renaissance. Les outils politiques sont créés dans un contexte qui leur donne un sens politique, et conservent souvent une partie de leur sens initial, comme Dominique Cardon l’a montré pour Internet qui est, aujourd’hui, un monde dominé par des multinationales parmi les plus puissantes du monde, mais dont l’origine, dans la contre-culture américaine, a laissé des traces qui se manifestent dans son caractère réticulaire, dans son ouverture à des acteurs “faibles” et dans les principes très libres de son fonctionnement… Dans le contexte actuel, quel sens y aurait-il à réintroduire du tirage au sort ?
Le tirage au sort ne pourrait pas retrouver le sens qu’il avait à Athènes ou à Florence. Mais il porterait d’abord l’idée que les personnes tirées au sort pour parler ou décider des choses de la cité seraient plus impartiales, qu’elles n’auraient pas, comme la classe politique professionnelle, des intérêts suffisamment distincts de ceux du reste de la population pour qu’ils prennent le pas sur un examen plus équilibré des problèmes.
La deuxième vertu serait de favoriser des personnes issues d’expériences sociales diverses. Aujourd’hui, les dirigeants politiques se recrutent dans un tout petit milieu social, avec une perte énorme de la richesse de ce que les gens peuvent vivre, expérimenter, voir. Il est très plausible que, si l’on avait des décideurs venant des catégories populaires, les réponses à la crise socio-économique ne seraient pas du même type qu’aujourd’hui. Le fait de choisir systématiquement de rogner les dépenses sociales en période d’austérité, l’hésitation à augmenter les impôts des plus riches, à taxer les profits boursiers, à taxer le capital…Tout cela serait très probablement remis en cause.
Enfin, le troisième avantage de recourir, aujourd’hui, au tirage au sort, serait de réhabiliter l’idée démocratique, toute simple, selon laquelle les citoyens sont égaux pour décider des affaires publiques, qu’il n’existe pas de privilèges liés à la naissance, à l’éducation ou à la richesse qui justifieraient la monopolisation de la chose publique par certains…
Après le 6 mai, une "Chambre du Futur" tirée au sort ?
Quelles pourraient être les mesures institutionnelles mises en place par un gouvernement exigeant une VIe République, ou une Ve République “augmentée” ?
Elles concerneraient d’abord le fait de mieux faire fonctionner la démocratie représentative classique, en instaurant un parlementarisme plus sérieux qui s’inspirerait des exemples de nos voisins, en développant la parité, en empêchant le cumul des mandats, en transformant le mode de scrutin, en introduisant de la proportionnelle. Ce premier volet serait non négligeable.
Un deuxième axe de réforme consisterait à ouvrir des canaux permettant aux citoyens d’être inclus de façon active dans la prise de décision. Nous sommes arrivés à un moment où il est possible de rebattre les cartes et de multiplier les procédures par lesquelles des citoyens non élus pourraient jouer un rôle consultatif, mais aussi de contrôle du fonctionnement du système politique, sur certaines affaires.
L’ancien président de la République vient d’être jugé et condamné des années après les faits, après deux mandats où il était en état d’irresponsabilité juridique… Peut-être aurait-on gagné à avoir un jury d’assises “spécial président de la République” qui aurait pu se prononcer auparavant. On peut aussi penser qu’il vaudrait mieux confier la réforme du mode de scrutin à une assemblée tirée au sort, comme l’ont fait les Canadiens, en Colombie-Britannique ou en Ontario, plutôt qu’aux députés qui sont juges et parties…
Vous aviez aussi fait, avec d’autres, la proposition d’une Troisième Chambre, tirée au sort, intitulée la Chambre du Futur, qui pourrait remplacer le Conseil économique et social, notamment parce que la démocratie représentative a du mal à se saisir de certaines questions, comme l’environnement…
La démocratie représentative est scandée par des élections rapprochées qui favorisent une politique de court terme. Or, nous devons prendre des mesures radicales pour faire face à la crise écologique, au réchauffement climatique, à l’épuisement de la biosphère ou à la dégradation accélérée du milieu naturel. La décision politique court après des dégâts qui s’accroissent et ont ceci de particulier qu’ils sont irréversibles. Une idée serait donc de constituer une Troisième Chambre, qui viendrait s’ajouter à la Chambre des députés et à un Sénat réformé dans un sens plus fédéral.
Elle serait composée de citoyens tirés au sort, et d’autres sélectionnés aléatoirement au sein d’un panel très large proposé par les associations écologiques. Cette chambre pourrait avoir un pouvoir de veto constructif, pour demander de revoir une décision qui irait trop à l’encontre des générations à venir. Vu son mode de nomination, elle n’aurait pas de rôle décisionnel, mais elle pourrait peser, un peu comme dans les pays où le président de la République n’a pas de pouvoir décisionnel, mais possède un pouvoir d’interpellation et de veto important.
Ces questions d’expérimentations institutionnelles vont-elles être portées dans la prochaine campagne présidentielle ?
Cela devrait l’être, mais il est malheureusement peu probable que cela le soit. Seuls des acteurs minoritaires portent le thème, comme Montebourg au sein du PS, une partie des écologistes, et aussi le Front national… D’autres préoccupations sont sur le devant de la scène, et il y a une vraie méconnaissance des expériences pratiquées dans d’autres pays.
Je suis plus optimiste pour l’après-élection. Si Hollande est élu sur la base d’un mouvement d’opinion qui exprime la volonté qu’il ne suffit pas de changer de personne, mais qu’il faut aussi transformer les modes de fonctionnement, une phase intéressante pourrait s’ouvrir. Si la gauche, après le Sénat, gagne les législatives et les présidentielles, tout devient relativement facile en termes de réformes institutionnelles, et il sera plus difficile d’opposer des prétextes aux transformations en profondeur.
Nous ne savons pas jusqu’où va nous mener la crise économique, et elle peut pousser à des choses contradictoires. Elle peut stimuler des changements positifs, mais aussi favoriser des politiques autoritaires, allant dans des sens complètement opposés…
Lors de la campagne présidentielle de 2007, la question de la démocratie participative était présente. Aujourd’hui, alors que la crise démocratique semble beaucoup plus visible, elle n’est guère abordée par les candidats ou probables candidats : comment l’expliquer ?
L’explication est simple. L’ex-compagnon de Ségolène Royal, François Hollande, n’est pas vraiment sensible à cela. Il n’en a pas fait un thème de campagne politique. Pourtant, sur le terrain français, le nombre d’expériences et leur qualité moyenne augmentent de façon significative. Il y a, cependant, un fort découplage avec la réception de ce thème dans le débat politique.
Si l’on regarde à l’échelle internationale, les commissions participatives mises en place sur le plan fédéral par le gouvernement Lula (un peu sur le modèle du Grenelle de l’environnement en France, mais avec l’organisation d’une dynamique venant du niveau local et une pérennisation du dispositif), ont pesé de façon non négligeable sur les politiques mises en œuvre. Les résultats ont été contrastés selon les ministères, mais ces commissions participatives ont permis que certaines erreurs soient corrigées plus rapidement et qu’une partie de la législation ne soit pas élaborée par la seule classe politique.