Médiapart - 04 janvier 2012 |
Par rachida el azzouzi et Mathieu Magnaudeix «Avant, ici, c'était la campagne, dit une habitante. C'est presque devenu une cité-dortoir.» A la fin des années 1980, Crepoil n'était encore qu'un hameau cerné par les champs, tout au nord de la Seine-et-Marne. Depuis, ce village aux confins de la région parisienne, survolé à longueur de journée par les avions qui décollent de l'aéroport de Roissy, a accueilli les néo-ruraux: jeunes couples à la recherche d'une vie au vert, familles de la proche banlieue parisienne inquiètes de voir leurs enfants grandir au milieu des tours. Tous attirés par des prix de l'immobilier bien plus bas qu'à Paris et le rêve d'une maison rien qu'à eux, avec jardin et potager. Et tant pis pour les kilomètres: Paris est à 75 kilomètres en voiture, à 45 minutes en RER.
© MM/Mediapart
En vingt ans, le hameau de Crepoil (photo) a pas mal changé. Les vieilles maisons ont retrouvé une deuxième jeunesse, retapées par des familles venues de Paris ou de la proche banlieue. Sur la route qui mène à La Ferté-sous-Jouarre, la ville la plus proche, ont éclos quelques pavillons Phénix. En plein centre du bourg, un entrepreneur local a retapé une ferme et construit une volée de maisons neuves qu'il loue sans difficulté.
Crepoil (en rouge), tout à l'est de Paris © Google
A Crepoil, il y a beaucoup d'ouvriers et d'employés. Chaque jour, une partie transhument jusqu'à Roissy, Marne-la-Vallée ou Paris. Des heures passées en voiture ou dans les transports en commun, des journées interminables.
Le mari de Virginie, assistante scolaire qui habite une jolie maison dans la rue principale, est contremaître à Paris. Il part le matin à 5 heures, revient le soir à 21 heures. Trois heures de trajet par jour, en voiture, quand il n'y a pas de bouchons. «La semaine, on ne se voit pas beaucoup en fait», soupire Virginie.
Propriétaire d'un pavillon à l'entrée du village, Bruno Sourmant, chauffeur-livreur à Paris et sa femme, responsable d'un rayon charcuterie dans une grande surface, se lèvent chaque jour à 3 heures et demie du matin. La galère quotidienne, mais aussi la fierté de gagner simplement sa vie, mêlée du sentiment d'avoir réussi mieux que d'autres. «On est bien, on a notre petite vie», dit Bruno.
La France de Crepoil est celle des petites classes moyennes. Ces «petits-moyens», comme les ont nommés en 2008 des sociologues qui ont travaillé sur les lotissements du Val-d'Oise (voir sous l'onglet Prolonger). Une France des ouvriers ou des employés, encore majoritaires dans le pays – ils représentent six actifs sur dix. Une grande partie d'entre eux habitent désormais hors des métropoles, souvent au-delà de la banlieue, dans le "périurbain" ou le "rural". Ils gagnent le Smic et parfois un peu plus. Ils ne sont ni aisés ni pauvres. D'eux, on parle peu, car ils sont mal représentés par les partis politiques et les syndicats. La gauche ne leur parle plus beaucoup, la droite les mobilise par épisodes. Le Front national leur fait des clins d'œil appuyés.
Cette France qui se lève (très) tôt avait cru voir en Nicolas Sarkozy un sauveur: en 2007, Cocherel, la commune dont dépend Crepoil, a voté à 63% pour l'actuel président. Cinq ans plus tard, «on est déçus, très déçus», dit Bruno Sourmant. Ce chauffeur-livreur à Paris avait choisi Sarkozy en 2007. Il ne cache guère que, cette fois, il votera «Marine». Dans cette partie de la Seine-et-Marne, le FN a fait de gros scores aux dernières cantonales. A Cocherel, il a frôlé les 30% au premier tour.
Bien sûr, l'abstention fut très élevée. Mais tout de même: ici, il y a peu d'immigrés – trois fois moins que la moyenne d'Ile-de France. Le chômage n'est pas très élevé. Souvent, l'homme et la femme travaillent. Le taux de bénéficiaires du RSA est au plus bas. Difficile a priori d'expliquer le bon score du FN et la très forte abstention par une simple haine de l'étranger ou des raisons strictement économiques.
Relégués en deuxième couronne
Après les cantonales, l'urbaniste Laurent Davezies, surpris par la percée du FN dans cette partie de l'Ile-de-France, a repris les chiffres. Ils sont riches d'enseignements. Les cantons de La Ferté-sous-Jouarre et de Lizy-sur-Ourcq, au nord du département, où la poussée du parti de Marine Le Pen a été particulièrement marquée, ont attiré 60% de nouveaux habitants entre 1975 et 2006, mais cette hausse se tasse, signe d'une moindre attractivité. Sept habitants sur dix, en très grande majorité des ouvriers ou employés, sont propriétaires.
«Ils se sont précipités en deuxième couronne pour acheter le pavillon, c'est d'abord ce qui caractérise leur mode de vie», insiste Davezies. Chaque matin, ils font trois fois plus de kilomètres que le Français lambda pour aller travailler (49 kilomètres en moyenne). «Bref, ils se tapent tous les inconvénients», commente le chercheur. Leur revenu par habitant est supérieur de 20% à la moyenne nationale, mais ils touchent moins de prestations sociales, type retraites ou RSA.
Pour Davezies, ces «petits-blancs» vivant dans la «non-ville» traversent une profonde crise, un déclassement silencieux, à la fois économique et culturel. «Ils ont un travail, mais vivent tout de même dans une précarité absolue du point de vue de leur insertion économique, dit l'urbaniste. Leur boulot est remis en cause car l'emploi industriel est d'abord dans le périurbain. Le prix du carburant pour la voiture augmente. Ils se sentent méprisés par les élites: leur empreinte environnementale est considérable, ils vivent en pavillon, ils ont tout faux et ils le savent.»
Politiquement, «ils sont "out", car jusqu'ici ils n'ont guère été pris en compte dans l'offre politique»: aucun leader ne s'adresse à eux, et leurs élus locaux ne sont pas des personnalités nationales. «C'est d'ailleurs une constante dans les territoires où le FN a explosé aux cantonales», constate Davezies.
A Crepoil, les habitants interrogés ne votent pas tous la même chose: centre, FN, UMP... Certains, comme Babette la postière, parlent même des «acquis sociaux» des «anciens», comme la retraite à 60 ans ou les congés payés, même si elle ne croit plus vraiment à la gauche. Pourtant, tous disent la même inquiétude. Le sentiment que les classes moyennes «disparaissent». Que les politiques ne s'intéressent qu'aux «assistés» et aux riches, mais pas à eux.
Ils constatent que le travail paie moins, que le pouvoir d'achat baisse et que leurs enfants galèrent de plus en plus. Certains, pas tous, comme Bruno ou Frédéric ne cachent pas être tentés par le vote FN. «On a essayé la droite, la gauche, alors pourquoi pas Marine Le Pen...»
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A une dizaine de kilomètres de là, La Ferté-sous-Jouarre a beaucoup fait parler d'elle lors des dernières cantonales. Au premier tour, c'est la candidate FN, une inconnue, qui est arrivée en tête devant la maire socialiste de La Ferté, réalisant notamment des scores élevés dans les petits villages alentour. «Ici, le FN a beaucoup de clients», commente un des deux bijoutiers du village, Lionel Decleve, quadra avenant aux faux airs de Tintin. Après les élections, une équipe d'Envoyé spécial est venue tourner un reportage. «Ils ont voulu nous faire passer pour des demeurés, des gros racistes, la France profonde assaillie par des bandes délinquantes. Mais ici, ce n'est quand même pas le Bronx», dit une autre commerçante qui n'a pas digéré l'épisode.
«Vies de dingues»
Lionel Decleve, bijoutier© Mathieu Magnaudeix
Pas le Bronx, certes, mais l'atmosphère est tout sauf sereine. L'an dernier, la ville a connu six braquages à main armée en neuf mois, selon la mairie. Lionel Decleve, le bijoutier (photo), s'est fait attaquer deux fois. «Le 23 décembre 2010 par des pros qui avaient sorti la grosse artillerie, et le 18 juin 2011 par des jeunes des cités qui se faisaient la main. Depuis, je me suis un peu barricadé.»
Lionel en veut aux revendeurs d'or qui multiplient les annonces dans les journaux locaux, crise et hausse du métal précieux obligent. L'opticien, la parfumerie ont aussi été braqués, parfois à plusieurs reprises. De quoi créer un «sentiment d'insécurité», admet la maire socialiste, Nathalie Pierre.
Depuis, les commerçants appellent les gendarmes dès qu'ils croient voir passer devant leurs fenêtres des jeunes qui ne sont «pas d'ici», dit une commerçante franco-algérienne (elle ne veut pas dire son nom). La jeune femme est désolée de la situation politique. Elle aurait aimé voter DSK, c'est raté. Devant elles, «bien des clients parlent sans gêne des "bougnoules": ils pensent que comme je suis commerçante, je suis juive», raconte-t-elle en haussant les épaules. Elle ajoute: «Les gens ont de moins en moins peur de dire qu'ils vont voter Marine Le Pen.»
Pendant les fêtes, la police municipale a effectué des rondes pour prévenir les braquages. Vers 17 heures, juste avant Noël, on croisait des gendarmes mobiles, défilant l'arme en bandoulière par groupes de trois dans les rues commerçantes. Au printemps, la ville va faire installer vingt-cinq caméras de vidéosurveillance, sans compter celles de la gare SNCF. «Il n'y a que la présence humaine qui peut ramener le sentiment de sécurité, dit la maire, dans son bureau où trônent deux diplômes récompensant les prouesses florales de la ville. Le problème, c'est que les grandes villes autour de nous mettent en place la vidéosurveillance. Les délinquants viennent donc où il n'y a pas de caméras. Donc on fait ça par nécessité, pas par goût ni par philosophie.»
La Ferté-sous-Jouarre. Hôtel de ville.© MM
Dans la ville, la présence fréquente de jeunes d'origine étrangère devant le bar et le PMU de la place de l'Hôtel-de-Ville alimente tous les fantasmes. Au Bon coin, un bistrot vieillot surchargé de décorations de Noël, Roger, 56 ans, petite moustache, chemise de bûcheron rembourrée de laine, tape du poing sur le comptoir et fustige les «bandes».
Il en a après «les fraudeurs comme Mme Bettencourt qui gagne combien de smic à la seconde pendant qu'on crève?» et «les assistés, pas les occasionnels, ceux qui perdent leur boulot, mais les professionnels, ceux qui squattent la place de la mairie et qui vont ensuite aux Restos du cœur», «les immigrés-chômeurs-délinquants-venus du 93, du 94, d'Afrique noire, du Maghreb».
La patronne, une quinqua dynamique, déboule au pas de charge avec des caisses de bouteilles et lance à la cantonade, bien fort: «Eh bien moi, j'ai voté Le Pen au premier tour en 2007 et j'ai boycotté le second tour. Parce qu'il y en a marre.» Cette année, elle hésite «entre Marine ou l'abstention». Fred, le serveur, interpelle la petite assemblée: «Qui va voter en mars prochain?» Aucun doigt ne se lève: «Voyez, ils nous ont découragés, écœurés.»
«Vous avez essayé de passer sur la place le soir? Allez-y, vous verrez!», lance le patron. En fait, les fameuses «bandes» ne sont pas si terribles, explique Lionel, le bijoutier. «Ce ne sont que quelques loulous qui s'ennuient.» «On est au fin fond de la Brie. Dès que les 40-80 ans voient trois Arabes et deux Noirs, ils paniquent», juge Gwendoline, attablée au Carré d'as, le bar face à l'hôtel de ville tenu par des Chinois. La jeune maman a quitté le Val-de-Marne pour s'installer en Seine-et-Marne, la vraie cité pour la campagne, parce que c'est «un milieu sain».
«Ici, c'est la déprime, l'ennui total, sourit Walid, un Algérien de 25 ans qui alterne entre intérim et période de chômage et passe son temps au PMU. On boit des cafés, on joue au Rapido et à la fin de la journée, on a perdu tous nos sous.» «S'ils mettaient rien qu'une salle, on serait moins nombreux à squatter sur la place de l'Hôtel-de-Ville», lance son voisin de comptoir. Pas très loin, Mehdi, 18 ans, d'origine tunisienne, sèche le lycée pour passer le permis de conduire plus vite. Il déteste La Ferté: «Les gens vous disent bonjour et le lendemain, ils portent plainte contre vous. On ne subit pas le racisme mais on le voit dans l'urne.»
Thilbault et Pierre devant les grilles du lycée Beckett© Rachida El Azzouzi
L'air de rien, La Ferté, bourgade jadis prospère et plutôt bourgeoise, décline en silence, au fur et à mesure qu'elle devient un dortoir de l'Ile-de-France. La journée, les rues sont vides. Devant le lycée Samuel-Beckett, Mathilde, bientôt 18 ans, rêve d'ailleurs. Employés de banque, l'un à Paris-Barbès, l'autre dans le Val-de-Marne, ses parents font la navette quotidienne entre Saacy-sur-Marne et Paris depuis quinze ans. Elle ne veut pas de cette vie-là, n'a qu'une ambition: travailler dans la capitale, devenir sexologue. «Il ne se passe rien, il n'y a rien à faire, se lamente-t-elle. On n'a pas de bar sympa où l'on pourrait aller se poser entre deux cours à part des PMU de vieux et le Mac Do. On n'a même pas de cinéma! Pour aller voir Intouchables, il faut aller à Meaux, à Disney ou à Paris.»
Thibault et Pierre, qui redoublent leur première scientifique, dressent le même constat: «On se fait chier, c'est la cambrousse, la prison.» Ils ont hâte de s'affranchir des transports en commun, de passer le permis de conduire pour «se tirer» de la Seine-et-Marne. Mathilde, Thibault et Pierre ont demandé plusieurs fois à leurs parents de déménager. Chaque jour, aux mêmes heures, souvent en fin d'après-midi, la minuscule salle d'attente de la gare SNCF est bondée. Un cortège de lycéens désœuvrés vient squatter les trois bancs et la cabine du photomaton.
«Les gens ici, ils courent tout le temps. Ils ont des vies de dingues, confie Sandrine, serveuse au PMU au style vaguement punk. Mais pour beaucoup c'est pareil: la carte bleue, elle devient rouge à partir du 13 du mois.» «Il y a un ras-le-bol, concède Nathalie Pierre, la maire de La Ferté. Les gens travaillent, ils font des horaires pas possibles mais ils n'y arrivent pas. Nous aussi, on subit la crise en direct. Le chômage augmente, notamment chez les plus de 50 ans. Il y a une paupérisation, plus de demandes au centre d'action sociale et plus de coupures d'électricité.» Une pause. «La Ferté a changé de visage en vingt ans. Nous sommes mieux desservis par les transports désormais, à 45 minutes de la gare de l'Est. C'est bien, mais ça crée plus de trafic, plus de petite délinquance. Il y a aussi un apport de nouvelles populations, parce qu'on essaie de construire des logements et que ça coûte moins cher qu'en banlieue. Il faut que le mélange se fasse.»
«Il y a un sentiment d'insécurité confus: les incivilités, la crise économique, l'euro... les gens confondent un peu tout», se désole Lionel le bijoutier, électeur de droite qui votera à nouveau UMP en avril prochain. Dans les conversations, revient sans cesse une obsession, celle d'une montée de la délinquance depuis que Jean-François Copé, le maire de Meaux, la grande ville toute proche, a commencé à détruire les tours de Beauval, un quartier populaire. «Copé a détruit des barres pour virer les cas sociaux et les disperser dans les cantons alentour, à commencer par La Ferté, grogne un agent immobilier. C'est sa stratégie avec le maire de Coulommiers [Franck Riester, un autre pilier de l'UMP, ndlr] pour récupérer la mairie à gauche. Ça marche à fond mais du coup, les habitants votent FN.»
Le commerçant se dit à deux doigts de fermer boutique, préfère garder l'anonymat pour éviter les «représailles»: récemment, la vitre de son agence a été brisée. «Les affaires ne marchent pas du tout en ce moment. Les classes moyennes sont au bord du dépôt de bilan. Elles nous demandent l'impossible: un pavillon avec trois chambres et jardin entre 110.000 et 200.000 euros. Il y a dix ou vingt ans, leur budget était beaucoup plus important.»
Depuis des années, le développement économique se fait dans le sud du département, ou ailleurs en Ile-de-France, à Roissy ou en Seine-Saint-Denis. A Lizy-sur-Ourcq, l'imprimerie Didier Mary, un des plus gros employeurs privés, vient encore de licencier 197 salariés. «C'est le cinquième plan social en huit ans», se désole Laurent Couzic, délégué syndical CGT qui fait lui aussi partie de la charrette. Dans la région, l'annonce récente a fait l'effet d'un coup de tonnerre. A côté de l'imprimerie, on s'attendrait à trouver des tracts de syndicats, de partis politiques de gauche. Mais au rond-point, il n'y a que quelques affiches Mélenchon, recouvertes de placards à la gloire de Marine Le Pen.