Thomas Coutrot, co-président d'Attac | LEMONDE.FR | 09.01.12 | 17h35 • Mis à jour le 09.01.12 | 17h43
Momo : Que pensez-vous du projet de taxe sur la transaction financière (TTF) telle que Nicolas Sarkozy semble vouloir la proposer ?
Thomas Coutrot : Ce projet semble se résumer au rétablissement de l'impôt de Bourse que le même Nicolas Sarkozy a supprimé au début de l'année 2008, quelques mois après son élection. Cette taxe frappait les transactions sur les actions à la Bourse de Paris à hauteur de 0,3 %. Elle a été supprimée soi-disant pour renforcer l'attractivité de la place de Paris.
C'est un peu comme le bouclier fiscal : c'était une bonne chose de le supprimer, ce serait une bonne chose de rétablir l'impôt de Bourse, mais ça n'a rien à voir avec une taxe Tobin.
La taxe Tobin, elle, s'appliquerait à l'ensemble des transactions financières, et pas seulement aux transactions sur les actions. Elle toucherait en particulier les transactions sur les devises, sur les marchés des changes, et sur les produits dérivés.
C'est à cette condition qu'elle pourrait avoir un impact régulateur et diminuer vraiment le volume de la spéculation.
Yannick : Quelle redistribution de la taxe proposez-vous ?
Plaçons-nous dans l'hypothèse d'une vraie taxe Tobin, qui pourrait rapporter des sommes importantes, par exemple environ 200 à 300 milliards d'euros au niveau européen. Cet argent pourrait servir à financer le fonds pour la lutte contre le changement climatique, que le sommet de Copenhague, puis celui de Durban, n'ont pas réussi à financer.
L'argent pourrait aussi servir à alimenter des fonds de lutte contre le sida ou les objectifs de l'ONU du Millénaire pour le développement.
Antoine D. : Quels sont les risques si la France instaure seul cette taxe de voir, comme à chaque nouvelle taxation, les concernés se tourner vers les pays étrangers ?
Si la taxe, comme c'est probablement le cas, ne concerne que les actions, on reviendrait alors simplement à la situation de 2007, qui n'a pas entraîné de délocalisations particulières. Aujourd'hui, à la City de Londres, toutes les transactions sur les actions et les obligations subissent une taxe de 0,5 %, qui n'empêche pas la City d'être le principal centre financier européen.
Il en irait différemment si la taxe concernait les produits dérivés et les transactions de change. Là, il y aurait vraiment délocalisation des transactions vers d'autres places financières. C'est pourquoi la taxe Tobin n'est véritablement concevable qu'au plan européen pour prendre toute son efficacité.
Marie Yared : Quelles sont les chances que la TTF soit adoptée au niveau européen ?
Les chances sont élevées. Par contre, les délais sont incertains. Il existe un projet de directive élaboré par la Commission qui prévoit la mise en place d'une taxe sur l'ensemble des transactions financières sauf les transactions de change. La Commission prévoit son implantation en 2014, mais le processus politique qui mènerait à son adoption est encore très incertain.
La Grande-Bretagne y est farouchement opposée, et il n'est pas certain que les pays de la zone euro se mettent d'accord rapidement pour le faire sans la Grande-Bretagne.
Donc c'est essentiellement la pression politique et citoyenne en Europe qui décidera du rythme de l'adoption de cette taxe.
Guest : Que pensez vous de la récupération de ce "coup" de la part de notre président et celle du chef actuel de l'UMP, M. Copé ?
C'est une opération de communication destinée probablement à contrebalancer l'impact négatif dans l'opinion de l'annonce de la TVA sociale. Il s'agit de montrer que M. Sarkozy s'attaque aussi bien aux consommateurs qu'aux financiers, qu'il n'a pour seul souci que l'intérêt général.
Mais cette décision apparaît totalement incohérente avec la politique fiscale menée depuis 2007 par Nicolas Sarkozy, qui a consisté à alléger les impôts, les taxes et les cotisations qui pesaient sur les grandes entreprises et les catégories aisées de la population.
Je pense donc que personne n'est véritablement dupe de ce qui n'est qu'un coup médiatique.
Vincent : La taxation pour limiter la spéculation est une solution proposée depuis longtemps par Attac. Ne pensez-vous pas qu'il serait au moins aussi important de "reréglémenter" les marchés, pour inverser la tendance des trente dernières années ?
Tout à fait. La taxe n'est qu'un outil parmi bien d'autres. C'est l'outil qui a le pouvoir de frapper les esprits, mais l'interdiction du trading à haute fréquence ou la limitation draconienne des transactions sur les produits dérivés seraient des mesures au moins aussi importantes. Et aujourd'hui, la question de la gouvernance du système bancaire et de ce que nous appelons la socialisation des banques est en train de devenir la question majeure si l'on veut remettre le système financier au service de la société.
BléDur : Est-il vrai que les transactions financières sur les produits dérivés ne sont pas traçables, et donc pas non plus taxables ?
Non, c'est inexact. Il est vrai qu'une grande partie des transactions sur les produits dérivés se font sur des marchés inorganisés, ce qu'on appelle de gré à gré, ce qui les rend plus difficilement traçables. Néanmoins, au moment du règlement de ces transactions, elles passent en général par une chambre de compensation, et donc sont traçables à ce moment-là.
En outre, aux Etats-Unis, et même dans l'Union européenne, des réformes ont été adoptées visant à contraindre les acteurs financiers à enregistrer leurs transactions sur des marchés organisés. Malheureusement, ces réformes ne sont pas encore mises en application faute de véritable volonté politique, et suite au lobbying et à la résistance du secteur financier.
Anne : Pourquoi y aurait-il un risque de fuite de capitaux dans le cas d'une taxe sur les produits dérivés, mais pas dans le cas d'une taxe sur les actions ?
C'est parce que si l'on veut acheter des actions d'entreprises cotées à la Bourse de Paris, il est normal d'opérer des transactions à la Bourse de Paris elle-même. En outre, l'intérêt de délocaliser une opération simplement pour éviter une taxe de 0,1 % est minime quand cette transaction n'est pas principalement spéculative.
La taxe Tobin gêne les opérateurs qui multiplient les transactions au cours de la même journée, voire de la même heure, voire parfois de la même minute pour maximiser leurs gains en profitant de très petites différences des valeurs des actifs entre places boursières ou au cours du temps.
En particulier, ce qu'on appelle le trading à haute fréquence, qui représente aujourd'hui plus de la moitié des transactions financières, repose sur l'usage de mégaordinateurs dédiés qui organisent ces transactions dans des délais de l'ordre de la milliseconde. C'est ce type d'opérations que la taxe vise à faire disparaître.
Marie Yared : Pensez-vous qu'il y a un risque que Nicolas Sarkozy détourne l'allocation de la taxe du développement (ce qui était initialement prévu) ?
Les altermondialistes, et Attac en particulier, depuis plus de dix ans demandent que cette taxe soit affectée au financement des biens publics mondiaux (lutte contre la pauvreté et le réchauffement climatique). Le risque est en effet très fort au vu de la crise budgétaire des Etats européens que ceux-ci en profitent pour utiliser cet argent pour réduire leur déficit au lieu de financer des urgences sociales et écologiques.
Guest : Et que faites vous des "dark pools", non sujets aux réglementations ?
Ce qu'on appelle les trous noirs de la finance, si tant est qu'ils en ont jamais eu, n'ont plus de légitimité, de raison d'être. Il est impératif d'instaurer l'obligation de transparence sur les transactions de façon à stabiliser les marchés financiers et à permettre leur régulation et leur taxation.
On peut remarquer d'ailleurs que l'OCDE et le G20 n'ont quasiment pas avancé sur la question des paradis fiscaux malgré les déclarations tonitruantes, notamment de Nicolas Sarkozy lui-même, selon lequel "les paradis fiscaux, c'est fini".
DarlingSnake : Peut-on "obliger" à plus de transparence les entreprises et les banques, surtout si elles agissent à l'international ?
Oui, les mouvements citoyens demandent depuis plusieurs années l'instauration de ce que l'on appelle le "reporting par pays", c'est-à-dire l'obligation pour les multinationales de déclarer aux différents fiscs des pays où elles interviennent la réalité de leurs opérations de production et de services dans chaque pays, ainsi que le montant des bénéfices qu'elles en tirent. Cela de façon à éviter les manipulations comptables qui aujourd'hui leur permettent de localiser leurs profits dans les paradis fiscaux.
Sur le plan technique, ce type de réglementation est très simple à formaliser, mais elle demande une implantation coordonnée au niveau international. Le G20, pour l'instant, ne s'en est aucunement emparé.
Vincent : Beaucoup de personnes dans mon entourage se tournent vers des banques annonçant ne pas participer à ce grand jeu de la finance. Est-ce un vrai moyen de désarmer les financiers, la contribution est-elle réelle ?
Oui, il est certain que si des millions, ou même des centaines de milliers, de clients désertaient la BNP, la Société générale ou le groupe Banque populaire-Caisse d'épargne qui, malgré son statut mutualiste, a créé la banque Natixis, qui est fortement engagée dans la spéculation internationale, ces établissements seraient obligés de commencer à réfléchir à leur politique et à leurs prises de risques.
Il est intéressant de noter que la Banque postale, par exemple, axe une partie de sa communication aujourd'hui sur le fait qu'elle n'est pas présente sur les marchés financiers internationaux.
Marianne : Quelle est la différence entre la Taxe Robin des Bois, défendue par certaines associations comme Oxfam, et la Taxe Tobin ?
Il n'y a pas de différence. Attac, d'ailleurs, fait partie de la coalition Robin des Bois. Le principal message de la coalition Robin des Bois porte sur le financement des urgences sociales et de solidarité Nord-Sud. Mais la dimension de lutte contre la spéculation, que porte particulièrement Attac, est également tout à fait présente dans la campagne Robin des Bois, campagne qui a une réelle dynamique, notamment dans les pays anglo-saxons.
Alex : Dans le cas où les transactions de grands groupes commercialisant des produits vont être taxées, qu'est-ce qui empêche ces même grands groupes de reporter le déficit dû à la taxe vers ma boîte de Chocapic par exemple ?
Si j'étais un économiste libéral, je répondrais : la concurrence. Chocapic ne voudra pas être durablement plus cher que ses concurrents. Dans la mesure où Nestlé ou General Foods ne sont pas vraiment soumis à la concurrence, en pratique, ils pourraient effectivement augmenter de quelques centimes le prix de la boîte en question.
Mais ce sont surtout les banques et les fonds spéculatifs qui seraient touchés par la taxe. En ce qui concerne les banques, il est probable qu'elles essaieraient de reporter le manque à gagner sur leurs clients, particuliers ou PME.
C'est une des raisons pour lesquelles il est essentiel de poser aujourd'hui la question de la gouvernance des banques : il faut que les banques soient dirigées non pas en fonction de l'intérêt de leurs seuls actionnaires, mais par des conseils d'administration où seraient représentés les pouvoirs publics et l'ensemble des parties prenantes à la vie des banques – clients, salariés, associations de défense de l'environnement, etc.
Guest : Laurence Parisot se dit favorable à une interdiction du "flash trading". Si les industriels et le gouvernement sont d'accord pour limiter l'action des financiers d'une manière effective, pour quelle raison cela ne se fait-il pas ?
Le pouvoir économique et politique de l'industrie financière est paradoxalement plus grand que jamais, alors même que c'est elle qui est manifestement responsable de la grave crise dans laquelle nous nous trouvons.
Anne : Y a-t-il déjà un pays dans le monde qui taxe les produits dérivés de manière unilatérale ? Si oui quels sont les effets ? Y a-t-il fuite de capitaux ?
Non, je ne connais pas de pays qui taxent de façon unilatérale les transactions sur les produits dérivés.
Sim : Le projet de taxe ne sonne-t-il pas comme un aveu d'échec du mouvement altermondialiste qui non seulement se fait récupérer mais sert éventuellement de caution humaniste à la financiarisation de l'économie et des sociétés européennes?
Si voir ses propositions mises en œuvre, c'est se faire récupérer, nous serions ravis d'être récupérés. Malheureusement, ce n'est pas le cas aujourd'hui, puisque la proposition de Nicolas Sarkozy n'a rien à voir avec une taxe Tobin.
Si l'Union européenne, ou même la zone euro, mettait en place une taxe sur l'ensemble des transactions financières, y compris les transactions de change, qui corresponde effectivement à nos propositions, nous applaudirions des deux mains, tout en insistant, comme nous l'avons toujours fait, sur le caractère insuffisant à lui seul d'une telle taxe.
Sim : L'enjeu aujourd'hui n'est-il pas de réfléchir aux moyens de "fermer la Bourse" (cf. l'économiste Frédéric Lordon) ?
Il est vrai qu'on doit s'interroger sur l'utilité d'une cotation en continu des valeurs financières, et même, plus généralement, sur l'utilité sociale des marchés financiers pour financer l'activité productive.
Frédéric Lordon propose, par exemple, que les Bourses ouvrent une fois par mois pour constater l'état de l'offre et de la demande et réaliser les transactions. Cela n'aurait que très peu de conséquences négatives sur le financement de l'activité économique et permettrait d'éliminer largement les possibilités de spéculation à court terme.
Plus fondamentalement encore, on peut se demander si le financement bancaire par des banques socialement responsables ne serait pas une alternative préférable au financement par les marchés.
Minus : Existe-t-il une formation politique dont les mesures contre la finance conviendraient à Attac ?
Nous avons envoyé un questionnaire à tous les candidats à l'élection présidentielle et reçu bon nombre de réponses, qui figurent sur notre site accompagnées de nos commentaires. J'invite les internautes à s'y reporter.
Mais Attac ne soutient aucun candidat en particulier. Notre rôle est d'éclairer la décision des citoyens et, plus fondamentalement, de fournir des arguments et des outils pour faciliter la mise en mouvement de la société.
Chat modéré par Jean-Baptiste Chastand et Sylvia Zappi